Citation: Justus Van Effen (Ed.): "LXV. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\024 (1711-1712), pp. 195-202, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1723 [last accessed: ].


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LXV. Discours

Level 2► Les Peuples Chrétiens de l’Europe sont très persuadés qu’ils sont les plus civilisés des hommes ; & que pour la grandeur des sentimens, la force de l’esprit, & l’agrément des maniéres, les autres habitans du Monde leur sont très inférieurs.

On pourroit dire que cette opinion est plutôt fondée sur notre amour-propre que sur la Raison ; & d’abord cette objection auroit quelque aparence ; mais je me fais fort de faire voir par plusieurs exemples, que [196] rien n’est plus frivole que cette objection.

i. Une loi bisarre défend aux Turcs l’usage du vin ; & comme ils sentent que la nature humaine a besoin de secours pour s’égayer, ils se sont accoutumés à prendre de l’opium. Cette drogue, pendant quelques heures, répand la joie dans leur cœur, & les rend actifs & propres à vaquer à leurs affaires ; mais quelque tems après elle les jette dans une langueur suivie d’un profond sommeil. L’usage continuel qu’ils font de l’opium, les affoiblit peu à peu ; en épuisant leurs esprits, il hâte leur vieillesse, & les fait mourir comme par une espéce d’extinction. Quelle coutume barbare ! & combien les Chrétiens ne sont-ils pas plus dignes de la Raison, qui n’est donnée aux hommes que pour diriger leur conduite !

Le Vin est un présent de la Nature ; ils n’ont pas l’extravagance de le rejetter ; ils en prennent avec plaisir, & montrent le cas qu’ils en font, en se faisant un honneur d’en boire une quantité prodigieuse. Il est vrai qu’il leur ôte avec la raison, la capacité d’agir ; mais aussi ne s’en sert-on pas dans cette vue. On ne cherche que le plaisir dans cette liqueur agréable, & constamment la raison est un meuble fort inutile à qui se propose uniquement de se divertir. Il faut avouer encore que l’usage excessif de cette boisson cause des maladies, dont les douleurs sont aigues & insuportables : mais on a la constance de mépriser les malheurs futurs, pour n’être pas arrêté dans les plai-[197]sirs présens. Ces malheurs sont-ils arrivés, on les souffre d’un courage héroïque ; & quand les douleurs sont rallenties, on les provoque de nouveau par les mêmes moyens qui les ont déja causées par le passé. On prend le tems comme il vient, & l’on se résoud noblement à partager ses jours entre la souffrance & la volupté qui en est l’origine. D’ailleurs on est consolé de ce qu’on souffre, par l’estime & l’appui qu’on s’acquiert parmi les honnêtes gens, en triomphant dans les Combats Bachiques, où les plus grands faquins se mesurent souvent avec les personnes les plus qualifiées. Le vin hâte la mort comme l’opium, on n’en sauroit douter : mais quel bonheur de mourir en Buveur Héroïque, & de survivre à soi-même par une réputation aussi brillante que celle des plus fameux Conquérans !

ii. J’ai lu dans le Journal de l’Abbé de Choisi, la bisarre maniére dont les Siamois se conduisent dans les guerres qu’ils ont avec leurs Voisins. Ces pitoyables Guerriers ne se servent que d’arcs & de fléches, & encore les emploient-ils moins à nuire qu’à faire peur : ils tirent d’ordinaire contre terre, & évitent, autant qu’il est possible, de répandre du sang.

C’est un vrai jeu d’enfant que cette maniére de faire la guerre, & il vaudroit presqu’autant vivre en paix que de se battre de la sorte. Ne voilà-t-il pas de sottes gens, en comparaison de nous autres Chrétiens ? Nous sommes de vrais hommes, & nos cœurs ne sont pas susceptibles de la foibles-[198]se de vouloir épargner notre Prochain. La moindre offense, & même un simple desir de régner, étouffe dans l’ame de nos Princes une pitié efféminée, qui pourroit les arrêter dans la route de la Gloire. Ils ravagent des Provinces entiéres, & font une infinité de misérables, sans exciter en nous que des sentimens de respect & d’admiration pour l’Héroïsme qui cause tous ces glorieux malheurs. Que peut-on imaginer de plus riant, qu’une campagne couverte de trente mille cadavres immolés à la gloire d’un Conquérant ?

Notre esprit seconde admirablement bien notre valeur, & nous avons donné la perfection à l’art de faire périr les hommes. il faut une longue étude pour en connoître bien les régles, une grande expérience pour les savoir mettre en usage ; & ceux qui unissent comme il faut la théorie à la pratique, nous paroissent les plus estimables d’entre les mortels. Nous conserverons à jamais une vénération reconnoissante pour ces Génies supérieurs, qui ont inventé les Armes à feu, & sur-tout le Canon, qui en moins de rien éclaircit les rangs, & rompt des Bataillons entiers.

iii. Il y a des Peuples barbares, ennemis du travail & de la peine, qui bien loin de s’adonner aux Arts & aux Sciences, n’ont pas seulement le soin de cultiver leurs terres. Ils prétendent que la viande & le lait de leur Bétail suffit pour leur nourriture ; & fondés sur leur paresse, ils disent qu’ils sont [199] les Maîtres de la Terre, & que nous n’en sommes que les Esclaves.

Quelle grossiéreté, de manger, de boire, & de se vétir pour la nécessité seulement ; & de s’imaginer qu’on est assez riche, quand on a tout ce qu’il faut pour vivre ! Rien n’est plus visible que la supériorité que nous avons sur ces Barbares, qui ne vivent que pour vivre, & qui s’accommodent de la Nature toute unie sans aucun secours de l’Art. Pour nous, ennemis d’une lâche paresse, & d’une inaction indigne de l’excellence de notre nature, nous avons l’industrie de nous rendre mille choses nécessaires, dont les gens grossiers peuvent facilement se passer.

Graces à la délicatesse de notre esprit, le prémier but que nous nous proposons en nous habillant, c’est le luxe ; & nous nous soucions fort peu de conformer nos vêtemens à la pudeur & à la commodité. Il suffit qu’ils relévent les graces de nos corps & qu’ils en cachent les défauts, que ces prétendus Maîtres de la Terre étalent sans honte aux yeux de tout le monde. Nous triomphons sur-tout pour la délicatesse de la Table. Nous avons fait un Art de manger, qui, aussi-bien que celui de combattre, a ses axiômes, ses préceptes, ses Docteurs, & ses Hommes illustres. Nous savons assujettir notre goût à nos lumiéres acquises, & peu à peu nous aprenons à manger doctement & spirituellement. Un Barbare, esclave de la Nature, seroit bien honteux de son ignorance, si par hasard il entroit dans [200] nos cuisines, & si quelques heures après il nous voyoit à table. Il ne connoîtroit plus rien à tous les aprêts qu’il auroit vu entre les mains des Cuisiniers. Il s’abuseroit sur tous les mets, qui en moins de rien, comme par enchantement, changent de goût, de figure & de nom ; & il verroit avec étonnement trente plats distingués par trente titres pompeux, qui contribuent beaucoup à leur délicatesse exquise. Peut-être seroit-il assez sot pour ne pas changer pour cela sa maniére de vivre : mais tant pis pour lui ; il feroit comme ces ignorans, qui trouvant l’étude trop embarassante, préférent le simple sens-commun à l’érudition la plus sublime.

iv. Les Voyageurs, qu’on ne doit croire que quand ils s’accordent, disent unanimement que chez certains Peuples des Indes, les Nobles ont le droit d’entrer chez les Femmes d’autrui, pourvu qu’ils laissent leur bouclier & leur épée à la porte. Dès-que le Mari voit ces armes devant sa maison, il passe outre, & laisse le Gentilhomme jouir tranquilement de ses priviléges.

Il ne se peut rien de plus extravagant que de restraindre de la sorte à la Noblesse seule une si agréable prérogative. Quelle contrainte ne seroit-ce pas en Europe, s’il faloit produire ses quartiers pour être en droit d’en conter à la Femme de son Voisin ? La Qualité en renchériroit de la moitié, & nombre de Bourgeois donneroient jusqu’à leur dernier sou pour se dépouiller de leur [201] roture. Les Princes seuls gagneroient à cette affaire ; & selon toutes les aparences, ce seroit une source intarissable pour leurs trésors publics.

Nous avons une coutume qui aproche assez de celle dont je viens de parler, mais qui est bien autrement sensée. Tout le monde sait que d’ordinaire un Mari, qui voit devant sa porte le carosse d’un Financier, passe son chemin, & qu’il ne rentre chez lui que lorsque ce brillant équipage est disparu. Mais la richesse d’un Homme d’affaires a de grandes influences sur le bonheur de l’Epoux de sa Maîtresse ; au-lieu qu’un pauvre Mari ne s’engraisse pas de la qualité des Galans de sa Femme.

v. A propos de Qualité, les Chinois qui se croient de fort habiles gens, ont des idées bien ridicules de la Noblesse. Elle est personnelle chez eux ; le mérite ne l’obtient que pour ceux qui possédent ce mérite, & qui se signalent dans les Sciences ou dans les Armes. Quand le fils d’un Mandarin veut hériter de la noblesse de son Pére, il faut qu’il se donne la peine d’être vertueux comme lui : & dans ce Pays-là on traite les hommes comme nous traitons les chevaux, dont Boileau dit,

Citation/Motto► Que la postérité d’Alfane, ou de Bayard,

Quand ce n’est qu’une rosse, est vendue au hazard. ◀Citation/Motto

Parmi nous la Vertu est récompensée [202] bien plus glorieusement. Dès-qu’un Prince accorde le titre de Noble à quelqu’un, son sang devient plus pur & plus beau : & ce sang transmis à toute sa postérité, la rend de toute une autre nature que les autres hommes. Un Roi ne sauroit fixer la Vertu dans une famille qu’il veut honorer ; mais il y fixe les récompenses de la Vertu, & force le Vulgaire à rendre aux vices des Fils, le même respect que s’étoit attiré la vertu du Pére. Au reste, cette Noblesse devient toujours plus belle en vieillissant. Il en est comme des Fleuves, qui petits à leur source s’élargissent à mesure qu’ils s’en éloignent. Il est vrai qu’en chemin-faisant il s’y mêle force eaux étrangéres, & qu’il arrive souvent quelque chose de pareil à la Noblesse, à mesure qu’elle s’éloigne de son origine,

Citation/Motto► A moins que le sang pur avecque la Noblesse,

Ne soit toujours transmis de Lucréce en Lucréce. ◀Citation/Motto ◀Level 2 ◀Level 1