Cita bibliográfica: Justus Van Effen (Ed.): "LXIV. Discours", en: Le Misantrope, Vol.2\023 (1711-1712), pp. 187-195, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1722 [consultado el: ].


Nivel 1►

LXIV. Discours

Nivel 2► Il seroit à souhaiter que la Mode n’exerçât son empire que sur l’extérieur des hommes : il faut bien que la foiblesse humaine paroisse en quelque chose. Quel bonheur si elle se ramassoit toute dans la maniére de s’ajuster, qui dans le fond ne préjudicie point au raisonnement, ni aux sentimens du cœur. Mais la jurisdiction de la Mode est bien plus étendue, & l’esprit & le cœur même ne sauroient se sauver de sa tirannie.

S’il en faut croire La Bruyére, c’est la Mode qui rend le Courtisan dévot : cette Mode passe, le voilà qui quite ce caractére étranger, pour reprendre celui de Libertin, qui lui est plus naturel.

Il n’est pas difficile de comprendre cette affreuse bisarrerie dans les gens de Cour. Le Prince est leur unique Divinité, & toute leur Religion consiste à se conformer à sa volonté : mais comme on n’a pas toujours le même Prince, & que ce Prince n’a pas toujours les mêmes sentimens, la Religion est aussi étrangére aux Courtisans que l’habit ; il leur est facile de faire prendre toutes sortes de formes à l’une & à l’autre. Leur [188] conduite me surprend moins que celle des Philosophes & des Théologiens, qui ne rendent que trop souvent leurs sentimens & leurs Systêmes tributaires de la Mode.

Aristote a été longtems en vogue, c’était un crime de révoquer ses décisions en doute : la Raison même étoit descendue en terre sous le nom d’Aristote, pour dévoiler les mistéres de la Nature, & pour débrouiller les difficultés de la Morale & de la Politique.

Descartes a chassé cet illustre Grec du Trône de la Philosophie, pour l’occuper lui-même. Sa méthode de raisonner, inconnue jusqu’alors, plut à tout le monde ; & avec sa méthode on adopta bientôt ses sentimens. Les plus habiles gens se mirent de son parti, & les autres les suivirent comme si se mettre de son parti & être habile n’étoit qu’une même chose. On n’osa plus défendre Aristote, pour peu qu’on eût soin de sa réputation. C’eût été alors, comme si à présent on s’obstinoit à porter de grands chapeaux & de grandes perruques.

Descartes pourroit bien tomber à son tour, & l’on commence à être ridicule avec quelques-uns de ses sentimens, qui furent autrefois les plus suivis. Les Philosophes Anglois se mettent sur les rangs ; & quoique la Mode de les suivre ne soit pas encore entiérement établie, il y a apparence que la nouveauté de leurs raisonnemens, jointe à leur véritable mérite, leur donnera de l’accès [189] dans l’esprit de tous ceux qui veulent se tirer du commun.

N’est-ce pas à la Mode qu’on est redevable du grand empire du Coccéïanisme dans ces Provinces ? Il commence à s’affoiblir un peu ; mais il y a quelque tems, qu’il étoit impossible de passer pour habile sans être Coccéïen. Quelque force qu’un Prédicateur eût dans ses raisonnemens, quelque pure que fût sa Morale, le Peuple le méprisoit s’il ne s’embarassoit pas dans les Types : il auroit mieux valu monter en chaire avec un plumet & un habit galonné, que d’y prêcher la Morale détachée des Dogmes. Quelques-uns outroient cette Mode, comme on outre les autres, & ceux-là n’étoient pas les moins aplaudis.

Que le Lecteur ne se méprenne pas ici, s’il lui plaît. Je ne blâme pas les sentimens qui de tems en tems ont la vogue ; je censure ceux qui les suivent comme des Modes, & non pas comme des Vérités clairement conçues.

Le Bel-Esprit sur-tout est entiérement assujetti à la Mode : il y a toujours certaines espéces d’Ouvrages que tout le monde se pique de faire, & c’est-là une source féconde de mauvaises productions dans tous les genres d’écrire.

On n’examine pas son génie pour se déterminer à un certain genre d’écrire, on examine simplement le goût de la Cour. On y admire les Odes ; j’ai l’esprit propre aux Epigrammes & aux Madrigaux, il faut pourtant que je fasse des Odes. L’admiration [190] qu’on a pour La Motte, devroit m’empécher de l’imiter avec un génie médiocre, & cependant elle me porte à marcher sur ses traces, en dépit de Minerve.

Le régne des Sonnets a duré considérablement.

Cita/Lema► « On dit qu’un jour Phébus par un dessein bisarre,

Voulant pousser à bout tous les Rimeurs François,
Inventa du Sonnet les rigoureuses Loix ;
Voulut qu’en deux Quatrains, de mesure pareille,
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille,
Et qu’ensuite six Vers, artistement rangés,
Fussent en deux tercets par le sens partagés ;
Sur-tout de ce Poёme il bannit la licence ;
Lui-même en mesura le nombre & la cadence,
Défendit qu’un vers foible y pût jamais entrer,
Ni qu’un mot déja mis osât s’y remontrer. » ◀Cita/Lema

Quelque difficiles que soient ces sortes de Piéces, tout le monde a voulu en composer. Ceux qui aiment à donner la torture à leur esprit, ne s’y occupoient pas de plus grand cœur, que ceux dont le génie n’aime pas à ramper sous des régles embarassantes.

[191] Il n’y avoit point alors de salut pour un Poëte, hors les Sonnets. On s’intéressoit avec chaleur dans ces sortes d’Ouvrages ; & le Sonnet de Voiture sur Uranie, & celui de Benserade sur Job, partagérent toute la Cour. Les Uranistes & les Jobelins ne faisoient pas moins de fracas dans le Bel-Esprit, que les Frondeurs &les Royalistes en faisoient dans l’Etat.

La Mode des Lettres Galantes n’a pas eu moins de cours pendant un certain tems. Il faut un génie particulier pour y réussir. Ce genre d’écrire demande un tour aisé, une galanterie neuve qui s’éloigne du compliment trivial, un ordre caché par une délicatesse de l’Art des expressions familiéres sans bassesse, & de l’esprit sans affectation. En un mot, pour bien faire une Lettre Galante, on a moins besoin d’un grand fond d’esprit, que d’une politesse aisée, qu’on n’acquiert que dans le commerce du Grand Monde. Les Pédans cependant se mêlérent de composer de ces sortes d’Ouvrages, comme les Esprits déliés de la Cour. Et ces Poëtes de profession, qui n’avoient jamais eu commerce qu’avec les Muses, s’élevant au dessus du stile de Balsac, faisoient gémir le bon-sens dans leurs Epîtres empoulées, sous un amas monstrueux de figures de Rhétorique. Les sujets sur lesques roulent les Lettres ordinaires, n’étoient pas assez riches pour ces sortes de génies. Ils avoient, dans le pays de la fiction, des correspondances qui donnoient matiére à des réponses brillantes, où tout sentoit [192] plus le Roman, que les Cléopatres & les Clélies mêmes.

Prendrai-je la peine de dire quelque chose de la Mode des Romans. On en a fait qui étoient pleins de délicatesse & d’esprit, mais je n’en ai point vu où il y eût assez de vraisemblance pour attacher un homme de bon goût. Je ne parle pas de ce tissu d’avantures incroyables, & souvent mal liées que l’on y voit d’ordinaire. L’esprit naturellement charmé du nouveau, s’occupe si fort quelquefois à ce que les événemens ont de merveilleux, qu’à peine a-t-il le loisir de songer à ce qu’ils ont de peu vraisemblable. Mais on ne sauroit que se révolter contre les caractéres des Héros qui paroissent dans les Romans, si différens de ce qu’ils sont dans l’Histoire.

Les Femmes sur-tout qui se sont piquées de briller sur les Avantures des Conquérans anciens, ne leur ont pas seulement donné toute la politesse Françoise la plus rafinée ; elles ont fait encore des imbécilles qui font pitié, de ceux qui étoient les objets de notre admiration. Chez elles Caton & Socrate sont des Damoiseaux ; les Scythes & les Messagétes sont des Madrigaux & des Billets-doux les plus jolis du monde ; pour résoudre un Probléme galant & pour connoître la Carte de Tendre, Annibal & Amilcar ne connoissent point leur pareil ; & grâces à Mle. de Scudéry, les Provinciaux se moulent sur les complimens de Cyrus, comme sur des modéles achevés : témoin Boileau.

[193] « Deux nobles Campagnards, grands Liseurs de Romans,
Me disoient tout Cyrus dans leurs longs complimens. »

Les Nouvelles & les Historiettes ont succédé aux Romans. L’impatience Françoise s’accommodoit fort de ces petits Ouvrages, & elle s’en accommoderoit encore, si l’imagination des Auteurs épuisée ne répétoit pas toujours les mêmes intrigues, & si ce n’étoit pas une même chose de lire cent Historiettes, ou d’en lire une seule.

Les Ballades & les Rondeaux de Sarrasin & de Voiture, déterminérent tout le monde, pendant un tems, à faire des Rondeaux & des Ballades : il sembloit que le Gaulois étoit un azile sûr pour les sottises, & que le nom de Marot donnoit un sauf-conduit à toutes les impertinences qu’on habilloit de son stile.

On a vu un autre tems où, grâces à la Mode, on se faisoit gloire de mettre les discours des Harangéres dans la bouche des Héros Grecs & Romains. Le génie de Scarron triompha dans ce genre d’écrire, & son tour d’esprit particulier savoit rendre le langage des Hales agréable aux goûts les plus délicats. On voyoit toujours l’esprit de Scarron au travers de ses expressions burlesques, & son stile grossier exprimoit souvent des choses finement pensées. Non contens de parler comme la Populace, il pensoient en-[194]core comme elle ; on ne sauroit les lire sans dégoût.

Les Bouts-rimés n’ont pas fait moins de dégât dans la Poësie, que le Burlesque. On crut d’abord difficile de donner un sens à des Vers gênés par la bisarrerie de ces rimes, & par cette raison-là même tout le monde voulut l’entreprendre. Les moindres Grimauds s’en mêlérent, & s’en tiroient mieux bien souvent que les bons Esprits : les rimes où ils étoient assujettis, leur fournissoient des pensées auxquelles ils n’auroient jamais songé, si leur imagination avoit été dans une liberté entiére. Bientôt la France fut inondée de Bouts-rimés. On n’entroit plus impunément dans les ruelles, il falloit absolument y réciter ou entendre ces extravagantes piéces, & Sarrasin a été obligé de les attaquer en forme, pour en délivrer les honnêtes gens. Après leur défaite ils se sont retirés avec les Enigmes dans le Mercure, où ils attendent l’occasion de faire de nouvelles courses sur le sens-commun.

Qui peut ignorer à quel point les Portraits en vers & en Prose ont été en vogue à la Cour ? On traça d’abord quelques images flateuses du Roi & de quelques Princesses du Sang. Les Duchesses & les Marquises suivirent bientôt, & entraînérent toute la Cour de France. Peu content d’être peint par quelqu’autre, chacun se piqua de faire son propre portrait, & ne voulut d’autre Peintre que son amour-propre. On étoit un peu modeste sur l’extérieur, mais on s’en dédommageoit sur l’esprit & sur les senti-[195]mens : on ne laissoit pas d’avoir quelques petits défauts, on étoit trop vif, un peu fier, un peu malicieux ; quelquefois on alloit même jusqu’à convenir d’un peu d’indévotion : mais au reste on étoit bon ami, généreux, sincére, discret ; & personne ne desespéroit que son cœur meuri par l’âge, ne se portât entiérement à la Vertu.

Cita/Lema► L’esprit aux Modes tributaire

Doit nécessairement, pour plaîre,
Laisser régner, en divers tems,
Lettre, Sonnet, Rondeau, Balade, Satyre, Ode.
A son tour tout est à la mode,
Excepté l’aimable Bon-sens. ◀Cita/Lema ◀Nivel 2 ◀Nivel 1