Retrato alheio
Lysippe est un homme dont tout le
monde admire les sentimens desintéressés. Il a une
générosité rare & brillante, par laquelle il prévient
les priéres de ses amis, & leur épargne la honte de
demander. Ses bienfaits obligent encore moins que la maniére
dont il les dispense. Souvent même il hasarde son bien pour
rendre service à des Inconnus. Il n’y a au monde que ses
Créanciers qui se plaignent de lui, il ne paye pas ses
dettes.
Il n’est pas difficile de trouver la raison
de sa conduite. Il y a de la grandeur à être généreux, & il
n’y a que de la justice à satisfaire ses Créanciers. La
Générosité n’est pas d’une ame commune, c’est une vertu héroïque
ignorée du Vulgaire ; au-lieu que la Justice est une vertu
Bourgeoise, dont le moindre roturier est censé être capable. On
fait simplement son devoir en payant ses dettes, c’est une
action qui n’est-suivie d’aucune gloire. Si Lysippe
satisfait ses Créanciers, qui prendra la peine de dire dans le
monde ? Lysippe a satisfait ses Créanciers. La Générosité est
une vertu de tout un autre ordre, elle s’élève au dessus du
devoir, & son élévation l’expose à la vue & à
l’admiration de tous ceux qui ont du goût pour les sentimens.
Voilà comme raisonnent la plupart des hommes sur la Justice
& sur la Générosité. On méprise la prémiére, qui est une
vertu essentielle à la Société ; & l’on a une haute estime
pour autre, qui bien souvent n’est que l’impétuosité d’une ame
guidée plutôt par la Vanité que par la Raison. A peine
connoit-on la Justice ; on s’imagine d’ordinaire qu’elle ne
consiste que dans ses devoirs auxquels les Loix Civiles nous
peuvent obliger. Il est vrai que le terme de Justice se prend
quelquefois dans ce sens, & qu’alors on la distingue de
l’Equité. Mais il y a une Justice beaucoup plus étendue, &
je crois pouvoir démontrer qu’elle embrasse toutes les autres
Vertus. Qu’est-ce que la Justice ? C’est une Vertu éclairée, qui
nous porte à nous acquiter envers chacun de ce que nous lui
devons. Etre juste dans cette signification étendue, c’est
pratiquer tous les devoirs que la Raison nous prescrit à l’égard
de tous les Etres avec qui nous sommes liés par quelque droit.
Ces Etres sont Dieu, nous-mêmes, & les autres hommes ; &
l’on est parfaitement juste, quand, à ces trois égards, on
satisfait à une Raison instruite de ses
devoirs. La Justice n’est donc pas seulement une Vertu
générale ; c’est en quelque sorte l’unique Vertu ; les autres en
découlent, & en reçoivent le sceau de la Vertu véritable.
Les qualités qu’on apelle Candeur, Constance, Charité,
Générosité, ne sont pas des Vertus par elles-mêmes ; & quand
elles sont dignes de ce titre, elles en sont redevables à la
Justice qui les guide. Sans elle la Candeur peut être une
franchise indiscrette & brutale ; la Constance une ridicule
obstination ; la Charité un zéle imprudent ; & la Générosité
une profusion déraisonnable. Une action desintéressée, si elle
n’est pas conduite par la Justice, est indifférente, &
souvent même vicieuse. Régaler quelquefois des Amis, donner un
divertissement, faire quelque présent, voilà des actions
purement indifférentes, quand elles ne prejudicient point à un
meilleur usage qu’on peut faire de son superflu : elles
deviennent vicieuses, quand elles épuisent un bien qu’on
pourroit employer à des usages réellement vertueux. La véritable
Générosité est un devoir aussi indispensable, que ceux qui nous
sont imposés par les Loix Civiles : c’est une justice à laquelle
nous oblige la Raison, Loi souveraine de l’Etre raisonnable.
Quoi ! aller au devant des besoins de nôtre prochain, lui
épargner la honte de mendier notre assistance, est-ce un devoir
où la Justice nous oblige ? Sans doute : c’est un
droit que l’humanité exige de nous, & nous ne saurions nous
en dimenser sans choquer cette régle générale, Qu’il faut faire
aux autres ce que nous souhaitons qu’ils nous fassent. Mais,
dira-t-on, les Vertus n’ont-elles pas quelque étendue ? Une
action qui va jusqu’à un certain degré de bonté, ne peut-elle
pas être appellée un acte de Justice ? Et un <sic> autre
action qui va à un degré de bonté plus éminent, ne mérite-t-elle
pas d’être nommée un acte de Générosité ? Cette difficulté est
délicate ; mais j’ose avancer que dans la Vertu il y a un point
de bonté parfaite, au-delà duquel elle ne sauroit aller
raisonnablement. Si notre raison nous découvre ce point de
bonté, il me semble qu’elle nous oblige indispensablement à
aller jusques-là, & à nous y arrêter. Un Ami a précisément
besoin d’une certaine somme, pour se tirer de quelqu’embarras.
Je fais bien de lui donner cette somme ; mais ne ferois-je pas
mieux encore de lui donner une somme plus forte ? Je répons
qu’il y a des cas où l’on feroit mal. En outrant de cette
maniére la générosité, je cours risque de me mettre hors d’état
de rendre un service pareil à un autre qui pourroit avoir besoin
de mon secours. Il est vrai qu’en bien des occasions notre
raison n’a pas assez de lumiéres, pour découvrir dans la Vertu
ce point fixe de perfection. Mais alors on satisfait à la
Justice, en suivant le dictamen de sa conscience, après avoir fait tous ses efforts pour l’éclairer. On répond
souvent à ceux qui nous témoignent de la reconnoissance, qu’on
n’a fait que son devoir, & l’on prétend par-là donner une
marque de modestie. Mais à mon avis on se trompe grossiérement,
en croyant qu’on puisse aller plus loin que le devoir, &
augmenter par-là la bonté d’une action. Tout ce que la Raison
ordonne est un devoir, tout ce qu’elle n’ordonne pas n’est point
un devoir. Ce qui n’atteint pas à un point de perfection qui
nous est connu, n’est pas encore juste : ce qui va au-delà de ce
point, cesse d’être juste ; & par conséquent on ne sauroit
concevoir une action réellement bonne, qui ne soit point
renfermée dans notre devoir. L’idée que je viens de donner de la
véritable Justice, léve une difficulté qui paroit embarassante.
On oppose à la certitude de la Morale, que dans certaines
occasions on trouve un conflict de deux Vertus différentes, dont
l’une défend évidemment ce que l’autre ordonne. Mais après avoir
prouvé que la Justice embrasse toutes les autres Vertus, &
que rien n’est réellement vertueux sans la Justice, il est clair
qu’un pareil conflict de Vertus est impossible. Quoique le
sens-commun suffise d’ordinaire pour sentir ce qui est juste, je
conviens qu’il y a des cas où la Justice paroit être opposée à
elle-même, & il paroit presqu’impossible de
démêler l’équité d’avec l’injuste. Mais ce défaut d’évidence
prouve que notre raison est foible, & non pas que la Morale
est incertaine. Il est vrai encore que la justice ordonne
quelquefois ce qui paroit défendu par la Charité. Mais alors la
Charité s’éloignant de la Justice, perd le caractére essentiel
de la Vertu, & très certainement elle cesse d’être comprise
sous le devoir. Prenons un exemple. On sait que Brutus, le
Libérateur de sa Patrie, fit couper la tête à ses fils
convaincus d’avoir voulu remettre Tarquin sur le Trône. Je
suppose que le principe de sa rigueur n’ait pas été une férocité
brutale, ni une vaine ostentation de Vertu, mais un sincére
amour pour la Justice. N’y a-t-il pas un véritable conflict de
Vertus dans cette action ? & en obéissant à la Justice,
n’a-t-il pas choqué l’amour qu’un Pére doit à ses Enfans ? En
aucune maniére : la tendresse paternelle doit tribut à la
Justice, comme les autres Vertus, elle est restrainte par le
bien de la Société générale. Mais la Justice va toujours
directement à ce bien, qui est le centre de tous les devoirs des
hommes les uns envers les autres, & par conséquent elle ne
souffre point de pareille restriction. L’amour qu’un Pére doit à
ses Enfans n’est une Vertu, que parce qu’elle porte ce Pére à
les conserver, à veiller à leur éducation, & à les rendre
membres utiles de la Société. Si au contraire cet amour portoit
un Pére à rendre ses Enfans pernicieux à la Société par de
mauvais préceptes, ou par une lâche indulgence, cet
amour deviendront sans doute un Vice. Il en est de la tendresse
paternelle comme de toutes les passions, qui deviennent bonnes
ou mauvaises selon qu’elles s’attachent à la Raison, ou qu’elles
s’en éloignent. Or il est certain que le bien de la Société
générale, & particuliérement celui de Rome, ne souffroit pas
que Brutus laissât impunis de mauvais Citoyens, qui vouloient
livrer leur Patrie à la cruauté d’un Roi tirannique. Le devoir
ordinaire qui oblige un Pére à protéger ses Enfans, cessoit en
cette occasion d’être un devoir, puisqu’il étoit opposé à la
Justice. Ainsi Brutus, en qualité de Juge naturel de ses Fils,
aussi-bien qu’en qualité de Consul, devoit rendre leur mort
utile au Genre-humain, puisque leur vie ne pouvoit être que
nuisible à la Société. Il n’y avoit donc dans son action aucun
conflict de Vertus, & la Justice s’y étoit point combattue
par une charité raisonnable & vertueuse. Un Juge, en
condamnant un Criminel, ne pèche pas plus contre l’amour du
Prochain, que Brutus par sa rigueur ne choqua la tendresse
paternelle. Il y avoit pourtant quelque chose de bien rude dans
cet acte de Justice. Un Pére peut-il se résoudre à immoler son
propre sang au bien de la Patrie ? Mais plus un devoir est rude,
& plus il est beau de s’en acquiter. Le véritable Héroïsme
consiste à forcer toutes les difficultés dont la Vertu est
hérissée, & à résister aux sophismes les plus séduisans du cœur, pour n’écouter que la Raison & la
Justice.