Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXIII. Discours", dans: Le Misantrope, Vol.2\022 (1711-1712), pp. 180-187, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1721 [consulté le: ].


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LXIII. Discours

Niveau 2► Hétéroportrait► Lysippe est un homme dont tout le monde admire les sentimens desintéressés. Il a une générosité rare & brillante, par laquelle il prévient les priéres de ses amis, & leur épargne la honte de demander. Ses bienfaits obligent encore moins que la maniére dont il les dispense. Souvent même il hasarde son bien pour rendre service à des Inconnus. Il n’y a au monde que ses Créanciers qui se plaignent de lui, il ne paye pas ses dettes. ◀Hétéroportrait

Il n’est pas difficile de trouver la raison de sa conduite. Il y a de la grandeur à être généreux, & il n’y a que de la justice à satisfaire ses Créanciers. La Générosité n’est pas d’une ame commune, c’est une vertu héroïque ignorée du Vulgaire ; au-lieu que la Justice est une vertu Bourgeoise, dont le moindre roturier est censé être capable.

On fait simplement son devoir en payant ses dettes, c’est une action qui n’est-suivie [181] d’aucune gloire. Si Lysippe satisfait ses Créanciers, qui prendra la peine de dire dans le monde ? Lysippe a satisfait ses Créanciers. La Générosité est une vertu de tout un autre ordre, elle s’élève au dessus du devoir, & son élévation l’expose à la vue & à l’admiration de tous ceux qui ont du goût pour les sentimens.

Voilà comme raisonnent la plupart des hommes sur la Justice & sur la Générosité. On méprise la prémiére, qui est une vertu essentielle à la Société ; & l’on a une haute estime pour autre, qui bien souvent n’est que l’impétuosité d’une ame guidée plutôt par la Vanité que par la Raison.

A peine connoit-on la Justice ; on s’imagine d’ordinaire qu’elle ne consiste que dans ses devoirs auxquels les Loix Civiles nous peuvent obliger. Il est vrai que le terme de Justice se prend quelquefois dans ce sens, & qu’alors on la distingue de l’Equité. Mais il y a une Justice beaucoup plus étendue, & je crois pouvoir démontrer qu’elle embrasse toutes les autres Vertus.

Qu’est-ce que la Justice ? C’est une Vertu éclairée, qui nous porte à nous acquiter envers chacun de ce que nous lui devons. Etre juste dans cette signification étendue, c’est pratiquer tous les devoirs que la Raison nous prescrit à l’égard de tous les Etres avec qui nous sommes liés par quelque droit.

Ces Etres sont Dieu, nous-mêmes, & les autres hommes ; & l’on est parfaitement juste, quand, à ces trois égards, on satis-[182]fait à une Raison instruite de ses devoirs. La Justice n’est donc pas seulement une Vertu générale ; c’est en quelque sorte l’unique Vertu ; les autres en découlent, & en reçoivent le sceau de la Vertu véritable.

Les qualités qu’on apelle Candeur, Constance, Charité, Générosité, ne sont pas des Vertus par elles-mêmes ; & quand elles sont dignes de ce titre, elles en sont redevables à la Justice qui les guide.

Sans elle la Candeur peut être une franchise indiscrette & brutale ; la Constance une ridicule obstination ; la Charité un zéle imprudent ; & la Générosité une profusion déraisonnable.

Une action desintéressée, si elle n’est pas conduite par la Justice, est indifférente, & souvent même vicieuse. Régaler quelquefois des Amis, donner un divertissement, faire quelque présent, voilà des actions purement indifférentes, quand elles ne prejudicient point à un meilleur usage qu’on peut faire de son superflu : elles deviennent vicieuses, quand elles épuisent un bien qu’on pourroit employer à des usages réellement vertueux.

La véritable Générosité est un devoir aussi indispensable, que ceux qui nous sont imposés par les Loix Civiles : c’est une justice à laquelle nous oblige la Raison, Loi souveraine de l’Etre raisonnable. Quoi ! aller au devant des besoins de nôtre prochain, lui épargner la honte de mendier notre assistance, est-ce un devoir où la Justice nous [183] oblige ? Sans doute : c’est un droit que l’humanité exige de nous, & nous ne saurions nous en dimenser sans choquer cette régle générale, Qu’il faut faire aux autres ce que nous souhaitons qu’ils nous fassent.

Mais, dira-t-on, les Vertus n’ont-elles pas quelque étendue ? Une action qui va jusqu’à un certain degré de bonté, ne peut-elle pas être appellée un acte de Justice ? Et un <sic> autre action qui va à un degré de bonté plus éminent, ne mérite-t-elle pas d’être nommée un acte de Générosité ? Cette difficulté est délicate ; mais j’ose avancer que dans la Vertu il y a un point de bonté parfaite, au-delà duquel elle ne sauroit aller raisonnablement. Si notre raison nous découvre ce point de bonté, il me semble qu’elle nous oblige indispensablement à aller jusques-là, & à nous y arrêter.

Un Ami a précisément besoin d’une certaine somme, pour se tirer de quelqu’embarras. Je fais bien de lui donner cette somme ; mais ne ferois-je pas mieux encore de lui donner une somme plus forte ?

Je répons qu’il y a des cas où l’on feroit mal. En outrant de cette maniére la générosité, je cours risque de me mettre hors d’état de rendre un service pareil à un autre qui pourroit avoir besoin de mon secours.

Il est vrai qu’en bien des occasions notre raison n’a pas assez de lumiéres, pour découvrir dans la Vertu ce point fixe de perfection. Mais alors on satisfait à la Justice, en suivant le dictamen de sa conscience, [184] après avoir fait tous ses efforts pour l’éclairer.

On répond souvent à ceux qui nous témoignent de la reconnoissance, qu’on n’a fait que son devoir, & l’on prétend par-là donner une marque de modestie.

Mais à mon avis on se trompe grossiérement, en croyant qu’on puisse aller plus loin que le devoir, & augmenter par-là la bonté d’une action. Tout ce que la Raison ordonne est un devoir, tout ce qu’elle n’ordonne pas n’est point un devoir. Ce qui n’atteint pas à un point de perfection qui nous est connu, n’est pas encore juste : ce qui va au-delà de ce point, cesse d’être juste ; & par conséquent on ne sauroit concevoir une action réellement bonne, qui ne soit point renfermée dans notre devoir.

L’idée que je viens de donner de la véritable Justice, léve une difficulté qui paroit embarassante. On oppose à la certitude de la Morale, que dans certaines occasions on trouve un conflict de deux Vertus différentes, dont l’une défend évidemment ce que l’autre ordonne. Mais après avoir prouvé que la Justice embrasse toutes les autres Vertus, & que rien n’est réellement vertueux sans la Justice, il est clair qu’un pareil conflict de Vertus est impossible.

Quoique le sens-commun suffise d’ordinaire pour sentir ce qui est juste, je conviens qu’il y a des cas où la Justice paroit être opposée à elle-même, & il paroit [185] presqu’impossible de démêler l’équité d’avec l’injuste. Mais ce défaut d’évidence prouve que notre raison est foible, & non pas que la Morale est incertaine. Il est vrai encore que la justice ordonne quelquefois ce qui paroit défendu par la Charité. Mais alors la Charité s’éloignant de la Justice, perd le caractére essentiel de la Vertu, & très certainement elle cesse d’être comprise sous le devoir. Prenons un exemple. On sait que Brutus, le Libérateur de sa Patrie, fit couper la tête à ses fils convaincus d’avoir voulu remettre Tarquin sur le Trône. Je suppose que le principe de sa rigueur n’ait pas été une férocité brutale, ni une vaine ostentation de Vertu, mais un sincére amour pour la Justice. N’y a-t-il pas un véritable conflict de Vertus dans cette action ? & en obéissant à la Justice, n’a-t-il pas choqué l’amour qu’un Pére doit à ses Enfans ? En aucune maniére : la tendresse paternelle doit tribut à la Justice, comme les autres Vertus, elle est restrainte par le bien de la Société générale. Mais la Justice va toujours directement à ce bien, qui est le centre de tous les devoirs des hommes les uns envers les autres, & par conséquent elle ne souffre point de pareille restriction.

L’amour qu’un Pére doit à ses Enfans n’est une Vertu, que parce qu’elle porte ce Pére à les conserver, à veiller à leur éducation, & à les rendre membres utiles de la Société. Si au contraire cet amour portoit un Pére à rendre ses Enfans pernicieux à la Société par de mauvais préceptes, ou par une lâche [186] indulgence, cet amour deviendront sans doute un Vice. Il en est de la tendresse paternelle comme de toutes les passions, qui deviennent bonnes ou mauvaises selon qu’elles s’attachent à la Raison, ou qu’elles s’en éloignent.

Or il est certain que le bien de la Société générale, & particuliérement celui de Rome, ne souffroit pas que Brutus laissât impunis de mauvais Citoyens, qui vouloient livrer leur Patrie à la cruauté d’un Roi tirannique. Le devoir ordinaire qui oblige un Pére à protéger ses Enfans, cessoit en cette occasion d’être un devoir, puisqu’il étoit opposé à la Justice. Ainsi Brutus, en qualité de Juge naturel de ses Fils, aussi-bien qu’en qualité de Consul, devoit rendre leur mort utile au Genre-humain, puisque leur vie ne pouvoit être que nuisible à la Société. Il n’y avoit donc dans son action aucun conflict de Vertus, & la Justice s’y étoit point combattue par une charité raisonnable & vertueuse. Un Juge, en condamnant un Criminel, ne pèche pas plus contre l’amour du Prochain, que Brutus par sa rigueur ne choqua la tendresse paternelle.

Il y avoit pourtant quelque chose de bien rude dans cet acte de Justice. Un Pére peut-il se résoudre à immoler son propre sang au bien de la Patrie ? Mais plus un devoir est rude, & plus il est beau de s’en acquiter. Le véritable Héroïsme consiste à forcer toutes les difficultés dont la Vertu est hérissée, & à résister aux sophismes les plus sé-[187]duisans du cœur, pour n’écouter que la Raison & la Justice. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1