Le Misantrope: LIX. Discours

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Niveau 1

LIX. Discours

Metatextualité

Réflexions & Caractéres.

Niveau 2

Le rude métier que celui de ne rien faire !

Hétéroportrait

Voyez ce Jeune-homme si bien mis, si doré, qui se trouve par-tout, qui connoit tout le monde, qui tout le monde connoit. C’est Eraste : il est riche, beau, bien fait ; il ne lui manque pour être heureux ; que de savoir mettre son bonheur à profit. Elevé dans une molle indolence, il n’a jamais exigé le moindre effort de son esprit ; peu à peu les ressorts de son ame se sont enrouillés, elle est devenue incapable d’agir. A peine Eraste vit-il, il ne pense pas. A-t-il une ame ? N’est-il pas plutôt poussé par un certain instinct, qui lui fait sentir qu’il est une compagnie desagréable à lui-même, & qu’il doit chercher des amis avec qui il puisse être sot en liberté ? Il a compté sur une société de cette nature ; il s’est résolu d’y aller au sortir du dîner pour n’en revenir que le soir ; mais par un desastre imprévu cette partie se dérange, voilà Eraste au desespoir. Comment viendra-t-il à bout de passer cette journée entiére, composée de tant d’heures, qui font ensemble un si terrible nombre de minutes ? Las enfin de se promener seul, & dans la pluye encore, il se réfugie dans un Caffé, rendez-vous ordinaire de tous les Faineans de la Ville : mais pour comble de malheur, il n’y a personne, il sort, il rentre vingt fois. De-là il court chez Benacqui. Autre malheur, il n’y voit que d’honnêtes gens, avec qui il faudroit être poli, & le Billard est occupé, il n’y sauroit durer : il n’y a point de ressource pour le pauvre Eraste, aujourd’hui même il n’y a ni Opéra, ni Comédie. Inutile à soi-même, à tout le monde, que dis-je inutile ! fâchéux, importun, il n’est pas entier quand il est seul, il lui manque des parties essentielles, le jeu, la débauche, un cheval, une chaise ; ces choses-là le rendent complet, il fait un seul tout avec elles. La fin de la journée s’approche. Après avoir été souhaitée ardemment, il rentre chez lui fatigué de n’avoir eu rien à faire ; il se-jette dans un fauteuil, il respire ; le jour est fini, quelle bénédiction ! Après avoir été une heure à table, il se couche, tout consolé d’aller passer dix heures sans être à charge à soi-meme, & d’avoir lu dans une affiche que demain on représentera les Fêtes Vénitiennes.

Hétéroportrait

Quel sujet important peut avoir brouillé Baldus & Polyhistor ? Ils vomissent l’un contre l’autre des torrens d’injures ; ils chargent de gros volumes de leur colére & de leur haine ; ils paroissent s’efforcer à immortaliser leur infamie mutuelle. Apparemment ces hommes savans & graves ne sont pas si animés pour une cause légére. Non sans doute ; Polyhistor a donné un sens nouveau à un passage d’Horace & Baldus a eu l’insolence de ne vouloir pas tolérer cette innovation.
Ceux qui se haïssent avec le plus de fureur, ce sont les Gens de Lettres ; & parmi eux se signalent les Poёtes, les Litérateurs, & les Théologiens. Il est vrai que les Philosophes, quelquefois, ne sont guéres plus sages, & que les préceptes de modération restent souvent dans leur esprit sans passer jusqu’à leur cœur : il faut pourtant avouer, que l’emportement n’est parmi eux, ni si général, ni si outré que parmi les autres Savans. Critiquez un Poёte avec toute la modération imaginable, il ne laissera pas de vous regarder de mauvais œil : mais ajoutez la raillerie à la critique, & tournez en ridicule une pensée dont il s’est applaudi, le voilà qui vous hais à la fureur ; sa haine le rend de mauvaise foi ; & convaincu que vous êtes bon Poëte & habile homme, il en conviendra parmi ses bons amis, & ne laissera pas de vous prodiguer dans ses Epigrammes les titres de Poёtereau & d’Ignorant.

Hétéroportrait

Cependant les Poëtes ne sont pas implacables, il suffit qu’un ami intervienne, & les assure de l’estime secrette qu’ils ont l’un pour l’autre, les voilà bientôt réconciliés ; ils se retracteront des injures qu’ils se sont dites, le Rimailleur deviendra Poëte, & l’Ignorant se changera en habile-homme Ils paroîtront persuadés qu’on ne sauroit bien écrire à moins que d’être de leurs amis, & au fond il y a dans leurs différends plus de folie que de méchanceté.

Hétéroportrait

Pour les Litérateurs, il faut dire à leur gloire, qu’ils ne sont pas sujets à la foiblesse de se racommoder. La différence de leurs sentimens est la cause de leur discorde, & cette cause subsiste toujours. Un Litérateur ne dit jamais vous avez raison, après avoir dit vous avez tort ; il défend ce qu’il a avancé une fois, jusqu’à la derniére goûte de son encre ; il mourra demain, & aujourd’hui il cite des Auteurs, & dit des injures.

Hétéroportrait

Les Théologiens n’en restent pas aux paroles dans leurs disputes, ils vont bien plus loin s’ils en sont les maîtres, & deviennent tour à tour persécutés & persécuteurs. Quand ils ne sont pas les plus forts, ils se défendent par la Raison, & ils savent dépeindre avec énergie tout ce qu’il y a d’extravagant & d’inhumain dans la Persécution. Mais aussi-tôt qu’ils ont le dessus, ils ne reconnoissent plus la Raison pour juge compétent ; & la Morale, dont leurs miséres les firent souvenir, s’est échappée de leur mémoire. Si les Souverains, les laissoient faire, chaque Secte auroit une Inquisition, & l’on dépeupleroit l’Univers par un principe de zéle pour le Créateur de l’Univers. J’outre peut-être, mais du moins est-il sur que même les Théologiens modérés ne sauroient réfuter leurs Adversaires, sans leur donner les titres d’Hérétiques, de Schismatiques, & d’Hérésiarques ; titres dont ils relévent encore souvent la force par les épithétes d’odieux & d’abominables. Mais le moyen, dira-t-on, de songer de sang froid à des gens qui sappent les fondemens de la Religion Orthodoxe ? Ils n’en conviennent pas ; mais enfin, je suis de votre opinion ; leurs erreurs sont dangereuses, & il faut empêcher que ce venin ne gagne les membres encore sains de l’Eglise. Mais faut-il pour cet effet les accabler de noms auxquels on attache des idées si effroyables, & les faire regarder du Peuple comme des monstres affreux ? S’il faut absolument qu’un grave Théologien se serve de termes injurieux, qu’il les emploie contre les Libertins de profession. De propos délibéré, & sans connoissance de cause, ils attaquent la Religion, parce qu’ils la haïssent, & qu’elle choque leurs intérêts. Mais ceux qu’on apelle Hérétiques sont la plupart d’aussi bonne foi dans l’erreur, que nous sommes dans l’Orthodoxie. Si l’intention seule fait l’essence du crime, on ne sauroit mettre du nombre des criminels, ceux qui péchent faute de lumiéres, ou par une prévention dont ils ont de la peine à se dégager. Ils sont plutôt dignes de pitié, que de colére ou de haine. Mais la chose est si claire, dites-vous, ils nont qu’à ouvrir les yeux. Fort bien : allez donc lier commerce avec ces gens, que peut-être vous ne trouverez pas aussi monstrueux que vous pensez. Commencez par vous insinuer dans leur cœur pas la douceur Evangélique ; tâchez ensuite de développer dans leur esprit, le principe indubitable sur lequel est fondée une opinion aussi claire que la vôtre ; & de conséquence en conséquence, amenez-les tout doucement à la saine Doctrine. Si vous vous servez de cette conduite sans succès, vous aurez, du moins la satisfaction d’avoir employé pour convertir votre prochain, le seul moyen par lequel il est possible d’y réussir, quand on ne peut pas confirmer ses décisions par des miracles. Ce qu’il y a de plus pitoyable dans ces emportemens Théologiques, c’est qu’ils n’ont pas toujours leurs sources dans ces disputes qui roulent sur des sujets clairs & développés, sur lesquels on ne sauroit se tromper sans un entêtement visible, & sans une prévention grossiére. Ce sont souvent des sujets embarassés, hérissés de difficultés, où l’on trouve par-tout des abîmes & des précipices, & où la vérité même ne paroit pas toujours vraisemblable. Sur des matiéres de cette nature on peut se tromper sans préjugé, sans entêtement, avec de la pénétration & des lumiéres ; les plus grands Génies s’y trouvent les plus embarassés, parce que les difficultés se présentent à leur esprit dans toute leur force.
La Sobriété peut enrichir, on peut se soutenir dans l’opulence avec une libéralité bien dirigée ; mais après la prodigalité, il n’y a pas de moyen plus sur de se ruiner qu’une sordide avarice.

Hétéroportrait

Le jeune Lylis s’est vit tout d’un coup proffesseur d’immenses trésors. Quatre générations paroissent avoir été créées exprès pour les entasser, & il trouvera moyen de les dissiper lui seul en très peu de tems. L’amour, la bonne chére & le luxe, semblent être ligués pour partager ses dépouilles. Toute sa vie n’est qu’une enchaînure de différens plaisirs, ils ne lui laissent pas le loisir de songer qu’il se ruïne. Aussi se ruïne-t-il d’une manière noble & brillante, & il court à se perte par une route semée de fleurs.

Hétéroportrait

Le vieux Argyrophile a aporté au monde l’attachement d’un vieillard pour les riches, toutes les passions de son cœur se concentrent dans le plaisir de voir & de manier son argent. Son avarice le rend quelquefois défiant & circonspect d’une maniére outrée, & quelquefois elle le jette dans une crédulité étonnante. Aujourd’hui, faute de hasarder une partie de ses trésors, il manque le plus beau coup du monde pour les augmenter. Demain, peu content de placer surement son argent à un intérêt médiocre, il se place au denier trois chez le Partisan Fourbin, qui n’attend que de l’avoir dupé pour faire banqueroute. Si la Justice ne s’en mêle, il ne paye jamais ses dettes. Il se fait suivre de ses créanciers par toutes les routes écartées de la chicane ; & enfin, condamné aux dépens, il donne cent francs à sa Partie, & quatre mille aux Avocats. Il n’a pourtant pas le cœur de tirer cette chére somme de son coffre-fort, il la prend plutôt à gros intêrets, qui faute d’être payés, font bientôt un second capital, dont les rentes s’accumulent encore, auront sans doute la même destinée. Argyrophile posséde des maisons magnifiques, mais elles ressemblent aux Palais d’Italie, qu’on bâtit, & qu’on laisse-là : plutôt que d’y faire quelque réparation, il les laisse tomber en ruïne, elles ne sont plus habitables ; peu s’en faut que celles où il demeure lui-même, ne croule sur sa tête. Il meurt enfin, après avoir été condamné par sa lésine à toutes les miséres de la pauvreté, & il meurt insolvable ; il s’est traîné vers sa ruïne par un chemin hérissé d’épines.
D’où vient que le mot de Bon est devenu un terme de mépris ? La Bonté, si elle a son principe dans la Raison, est la plus aimable de toutes les Vertus ; & si elle est un effet du Tempérament, c’est l’humeur la plus commode & la plus utile à la Société. Mais, dit-on, la Bonté est compagne de la Sottise, & la Malice marque d’ordinaire de l’Esprit. Quelque fausse que soit cette supposition j’y souscris, je veux même accorder que cette régle ne souffre point d’exception : mais j’en conclus, qu’il faut mépriser l’Esprit, parce qu’il suppose la Malice, & pardonner à la Sottise, parce qu’elle est inséparable de la Bonté.