Citation/Devise
« Il y a des gens qui ont une fade
attention à ce qu’ils disent, & avec qui on souffre dans
la conversation, de tout le travail de leur esprit. Ils sont
comme paîtris de phrases, & de petits tours
d’expression, concertés dans leur geste & dans tout leur
maintien. Ils sont Puristes, & ne hasarderoient pas le
moindre mot, quand il devroit faire le plus bel effet du
monde. Rien d’heureux ne leur échape, rien ne coule de
source & avec liberté ; ils parlent proprement, mais
ennuyeusement. »
Cette réflexion est de Mr. de la
Bruyére, dont le nom seul emporte toutes les épithétes qu’on
pourroit lui donner. Quoique j’aye fait quelquefois la même
remarque, je n’ai pas balancé à lui emprunter sa maniére de
l’exprimer. Il vaut mieux s’exprimer comme un autre, que de
s’exprimer plus mal. Ces Puristes qu’il dépeint si
bien, sont de certains Esprits subalternes, qui n’ayant pas la
force de penser bien & de raisonner juste, se bornent à
parler exactement. Connoître à fond les régles les moins
importantes de la Grammaire, c’est leur mérite ; & s’y
asujettir servilement, leur tient lieu de gloire Vaugelas, T.
Corneille, Ménage, & Bouhours, épuisent toute l’aplication
de leur soible génie. Ils seraient, en cas de besoin, Historiens
de tous les mots François. Ils en savent la naissance, les
progrès, l’établissement, & la ruïne. Je leur passerois leur
petitesse d’esprit, s’ils ne sortoient pas de la sphére de leur
habileté, pour censurer avec une hauteur pédantesque, ceux dont
l’ame a plus d’élevation, & qui s’efforcent plus à asservir
leur génie à une exacte Raison, qu’à l’empire des Grammairiens.
S’ils examinent un Ouvrage, ne pensez pas que la beauté de votre
imagination, la justesse de vos pensées, & la netteté de
votre méthode, puissent leur donner quelque satisfaction ; c’est
bien à ces minuties-la qu’ils songent. Voici un mot qui commence
à vieillir, vous diront-ils : il a beau exprimer mieux que tout
autre ce que vous pensez, point de quartier, il faut le
remplacer par un terme qui soit plus à la mode, & qui
signifie moins. Cette période est trop longue, il en faut faire
trois ; qu’importe qu’elle contienne une pensée qu’on ne sauroit
démembrer sans l’affoiblir ; il en faut faire trois, & les
droits de l’oreille doivent l’emporter sur ceux de
l’esprit. Voici une autre période trop courte, & si vous
voulez suivre leur avis, vous y ajouterez cinq ou six mots
superflus, pour lui donner plus de rondeur & d’harmonie. On
sort d’un Sermon dont tout le monde est satisfait ; le peuple le
trouve admirable, merveilleux, divin ; il paroit au Philosophe,
clair, raisonné, méthodique ; ceux qui fréquentent les Eglises
comme ils vont voir les Spectacles, s’y sont bien divertis ;
plusieurs en reviennent convaincus, d’autres touchés &
quelques-uns meilleurs. Pour le Grammairien, il rentre chez lui
sans nouvelles lumiéres dans l’esprit, sans mouvemens dans le
cœur, & sans satisfaction dans l’ame. Eh ! le moyen qu’il
puisse goûter un pareil Prédicateur ! Il a dit Crucifixion
au-lieu de crucifiement. Je n’aprouve pas d’un autre côté la
liberté licentieuse de certains Esprits bisarres, qui sans avoir
égard au génie de la Langue, se livrent à une imagination
échauffée, n’emploient pas un mot dans son usage ordinaire,
& se font ainsi un jargon particulier. On les écoute
longtems sans les entendre, & trouvant enfin la clé de leurs
phrases, on comprend qu’ils viennent de la promenade, &
qu’ils vont jouer une partie d’Hombre. Ils ne sauroient se
résoudre à parler comme les autres hommes, & ils emploient
la métaphore pour vous demander des nouvelles de votre santé. Je
veux, dans la maniére de s’exprimer, une liberté qui n’aille pas
jusqu’au libertinage. Je veux qu’un Ecrivain
connoisse le génie de sa Langue, & qu’il s’y conforme dans
les phrases même qu’il hasarde. Mais d’un autre côté, il faut
oser se servir le prémier d’une expression, qui, inusitée dans
le sens où on l’emploie, le développe pourtant avec plus de
précision & de force que le terme ordinaire. C’est à cette
sage hardiesse que les grands Hommes doivent les beautés les
plus neuves de leurs Ouvrages, & que sur-tout Boileau s’est
attiré les aplaudissemens de tous les gens de bon goût. Voici un
exemple de sa maniére de hasarder une expression.
Citation/Devise
Ce n’étoit pas jadis sur ce ton
ridicule Qu’amour dicta les Vers que soupiroit Tibule.
Soupirer quelque chose ne se dit pas en bonne Grammaire ;
soupirer des Vers, cependant, exprime dans la derniére
perfection, le caractére de tendresse naïve qui est particulier
aux Vers de Tibule. Il semble que ses Elégies échapent à son
cœur comme un soupir, elles en ont le naturel & la facilité.
En un mot, soupirer des Vers dit autant qu’une période entiére.
On ne l’avoit point employé de cette maniére avant Despréaux ;
mais cette heureuse nouveauté étoit réservée à son génie, qui,
maître des régies, fait s’en écarter plus glorieusement que les
autres ne les suivent. Ceux qui savent gré à
Boileau d’une pareille licence, auroient bien de la peine à la
pardonner à quelque Auteur novice, qui ne pourroit pas le mettre
sous sa réputation à couvert de la critique. Mais cette maniére
d’agir est injuste ; on n’est pas Boileau tout d’un coup, &
on ne le devient jamais quand on rampe sous l’exactitude stérile
de la Grammaire. Cependant le grand nom de Boileau ne lui a pas
été toujours un sûr asile contre Messieurs les Puristes ; mais
il croit qu’indiquer leurs censures, c’est y répondre ; &
voici comme il en parle, en apostrophant ses derniers Ouvrages.
Citation/Devise
« Et bientôt vous verrez mille
Auteurs pointilleux, Piéce à piéce épluchant vos sens &
vos paroles,
Interdire chez vous l’entrée aux
hyperboles,
Traiter tout noble mot de terme
hasardeux ;
Et dans tous vos discours, comme monstres
hideux,
Huer la métaphore & la métonymie,
Grands
mots que Pradon croit des termes de Chimie :
Vous
soutenir qu’on lit ne peut être effronté,
Que nommer la
luxure est une impureté. »
De Puriste à l’Académie
Françoise la transition me paroit assez naturelle. Bien des gens s’imaginent que cet illustre Corps a fixé
l’usage de la Langue, qui auroit pâti sans doute de
l’inconstance de la Nation, si on ne l’avoit pas mis en dépôt
chez cette ilustre Assemblé de quarante Beaux Esprits. Mais qui
me répondra des dépositaires mêmes ? Ne sont-ils pas sujets à la
légéreté Françoise comme les autres ? & ce dépôt ne
pourroit-il pas s’altérer entre leurs mains ? On croit encore
que la Langue ne sauroit changer qu’à son désavantage, &
qu’elle est dans un point de perfection où il faut la laisser
absolument. On étoit persuadé de la même chose du tems de
Ronsard ; & à considérer cette affaire en Philosophe, on
peut douter si l’on se trompoit alors, ou si l’on se trompe à
présent. Il est vrai qu’on a fort rafiné sur la Langue, &
qu’on lui a donné une délicatesse exquise. Mais cette
délicatesse fait-elle la véritable perfection du Langage ? &
ne seroit-elle pas incompatible avec la grandeur & la force
que demande un sujet sérieux & grave ? Quelque porté qu’on
soit pour les Modernes, on ne sauroit lire les Historiens
Romains ; sans convenir qu’ils sont infiniment supérieurs aux
plus habiles Historiens François. On en donne une raison dont la
solidité est très sensible, mais qui regarde tous les Historiens
modernes, & non pas les François en particulier. Il faut une
capacité très étendue pour bien écrire l’Histoire. Il faut
connoître les Loix des Peuples dont on décrit les actions Il
faut savoir démêler les principe de ces actions, par une exacte connoissance des finesses de la Politique. Il
faut encore avoir des idées justes de l’Art Militaire ; &
rarement ces différentes lumiéres se trouvent-elles réunies
parmi nous dans une même personne. Chez nous l’Homme de Robe a
étudié les Loix, le Ministre d’Etat entend la Politique ; le
Général sait gagner des batailles, ou trouver des ressources
dans une retraite ; & rarement notre capacité passe-t-elle
les bornes de notre profession. Il n’en étoit pas ainsi des
Romains, sur-tout quand ils étoient d’une famille illustre. Ils
partageoient leur premiére jeunesse entre les Etudes & les
Exercices ; & ayant formé de cette maniére leur Corps &
leur esprit, ils étoient obligés de faire un certain nombre de
Campagnes, & de passer par toutes les Charges militaires
avant que de parvenir aux prémiéres Dignités de la République.
Ces Dignités, ou leur naissance, leur donnoient entrée au Sénat,
& leur procuroient l’occasion de pénétrer dans tous les
secrets du Gouvernement, & de connoître parfaitement les
Loix fondamentales de l’Etat. Souvent encore, reçus dans un
Collège de Pontifes, ils ajoutoient à toutes ces connoissances,
celle d’une Religion purement politique, par laquelle mettant à
profit la crédulité du Peuple, on lui faisoit un frein de sa
propre sottise. Mais une raison plus particuliére pourquoi les
Romains l’emportent sur les François dans ce genre d’écrire,
c’est la force de leur Langue, & la maniére concise dont
elle s’exprime. Elle n’étoit point sujette à
une Académie qui l’efféminât par une délicatesse excessive,
& qui la gênât par une exactitude ingrate. On voit dans
Saluste, dans Tite-Live, dans Tacite, un stile nerveux, concis,
majestueux. Ils font penser plus qu’ils ne disent. Pour nous,
les régles étroites du Langage nous forcent à dire dans toute
son étendue ce que nous voulons faire penser, & ne nous
permettent pas de laisser quelque chose à deviner. Rien sur-tout
ne gêne davantage un Ecrivain François, que la ridicule
nécessité qu’on lui impose d’éviter l’équivoque de sens qu’il
faut fuir sans doute, pour faire naître dans l’esprit du Lecteur
précisément la même idée qui est excitée dans le nôtre. Je parle
d’une équivoque qui n’est que dans les paroles, & dont le
plus stupide des hommes ne sauroit être embarassé. Cependant il
faut s’en garder soigneusement, & se servir de détours &
de circonlocutions, qui ne servent qu’à cette netteté inutile,
& font pâtir l’esprit de leur disette de sens. Il seroit bon
que quelque grand Génie voulût donner l’exemple de le mettre au
dessus de cette exacte stérilité des Puristes, & voulût dire
naturellement ce que La Mothe met dans la bouche de Pindare.
Citation/Devise
« Je ne veux pas que mes
Ouvrages Ressemblent, trop fleuris, trop sages,
A ces
Jardins plantés par art ;
On y vante
en-vain l’industrie,
Leur ennuyeuse symétrie
Me
plaît moins qu’un heureux hasard. »