Cita bibliográfica: Justus Van Effen (Ed.): "LVIII. Discours", en: Le Misantrope, Vol.2\017 (1711-1712), pp. 141-149, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1716 [consultado el: ].


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LVIII. Discours

Nivel 2► Cita/Lema► « Il y a des gens qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, & avec qui on souffre dans la conversation, de tout le travail de leur esprit. Ils sont comme paîtris de phrases, & de petits tours d’expression, concertés dans leur geste & dans tout leur maintien. Ils sont Puristes, & ne hasarderoient pas le moindre mot, quand il devroit faire le plus bel effet du monde. Rien d’heureux ne leur échape, rien ne coule de source & avec liberté ; ils parlent proprement, mais ennuyeusement. » ◀Cita/Lema

Cette réflexion est de Mr. de la Bruyére, dont le nom seul emporte toutes les épithétes qu’on pourroit lui donner. Quoique j’aye fait quelquefois la même remarque, je n’ai pas balancé à lui emprunter sa maniére de l’exprimer. Il vaut mieux s’exprimer comme un autre, que de s’exprimer plus mal.

[142] Ces Puristes qu’il dépeint si bien, sont de certains Esprits subalternes, qui n’ayant pas la force de penser bien & de raisonner juste, se bornent à parler exactement. Connoître à fond les régles les moins importantes de la Grammaire, c’est leur mérite ; & s’y asujettir servilement, leur tient lieu de gloire Vaugelas, T. Corneille, Ménage, & Bouhours, épuisent toute l’aplication de leur soible génie. Ils seraient, en cas de besoin, Historiens de tous les mots François. Ils en savent la naissance, les progrès, l’établissement, & la ruïne.

Je leur passerois leur petitesse d’esprit, s’ils ne sortoient pas de la sphére de leur habileté, pour censurer avec une hauteur pédantesque, ceux dont l’ame a plus d’élevation, & qui s’efforcent plus à asservir leur génie à une exacte Raison, qu’à l’empire des Grammairiens.

S’ils examinent un Ouvrage, ne pensez pas que la beauté de votre imagination, la justesse de vos pensées, & la netteté de votre méthode, puissent leur donner quelque satisfaction ; c’est bien à ces minuties-la qu’ils songent. Voici un mot qui commence à vieillir, vous diront-ils : il a beau exprimer mieux que tout autre ce que vous pensez, point de quartier, il faut le remplacer par un terme qui soit plus à la mode, & qui signifie moins. Cette période est trop longue, il en faut faire trois ; qu’importe qu’elle contienne une pensée qu’on ne sauroit démembrer sans l’affoiblir ; il en faut faire trois, & les droits de l’oreille doivent l’emporter sur [143] ceux de l’esprit. Voici une autre période trop courte, & si vous voulez suivre leur avis, vous y ajouterez cinq ou six mots superflus, pour lui donner plus de rondeur & d’harmonie.

On sort d’un Sermon dont tout le monde est satisfait ; le peuple le trouve admirable, merveilleux, divin ; il paroit au Philosophe, clair, raisonné, méthodique ; ceux qui fréquentent les Eglises comme ils vont voir les Spectacles, s’y sont bien divertis ; plusieurs en reviennent convaincus, d’autres touchés & quelques-uns meilleurs. Pour le Grammairien, il rentre chez lui sans nouvelles lumiéres dans l’esprit, sans mouvemens dans le cœur, & sans satisfaction dans l’ame. Eh ! le moyen qu’il puisse goûter un pareil Prédicateur ! Il a dit Crucifixion au-lieu de crucifiement.

Je n’aprouve pas d’un autre côté la liberté licentieuse de certains Esprits bisarres, qui sans avoir égard au génie de la Langue, se livrent à une imagination échauffée, n’emploient pas un mot dans son usage ordinaire, & se font ainsi un jargon particulier. On les écoute longtems sans les entendre, & trouvant enfin la clé de leurs phrases, on comprend qu’ils viennent de la promenade, & qu’ils vont jouer une partie d’Hombre. Ils ne sauroient se résoudre à parler comme les autres hommes, & ils emploient la métaphore pour vous demander des nouvelles de votre santé.

Je veux, dans la maniére de s’exprimer, une liberté qui n’aille pas jusqu’au liberti-[144]nage. Je veux qu’un Ecrivain connoisse le génie de sa Langue, & qu’il s’y conforme dans les phrases même qu’il hasarde. Mais d’un autre côté, il faut oser se servir le prémier d’une expression, qui, inusitée dans le sens où on l’emploie, le développe pourtant avec plus de précision & de force que le terme ordinaire.

C’est à cette sage hardiesse que les grands Hommes doivent les beautés les plus neuves de leurs Ouvrages, & que sur-tout Boileau s’est attiré les aplaudissemens de tous les gens de bon goût. Voici un exemple de sa maniére de hasarder une expression.

Cita/Lema► Ce n’étoit pas jadis sur ce ton ridicule

Qu’amour dicta les Vers que soupiroit Tibule. ◀Cita/Lema

Soupirer quelque chose ne se dit pas en bonne Grammaire ; soupirer des Vers, cependant, exprime dans la derniére perfection, le caractére de tendresse naïve qui est particulier aux Vers de Tibule. Il semble que ses Elégies échapent à son cœur comme un soupir, elles en ont le naturel & la facilité. En un mot, soupirer des Vers dit autant qu’une période entiére. On ne l’avoit point employé de cette maniére avant Despréaux ; mais cette heureuse nouveauté étoit réservée à son génie, qui, maître des régies, fait s’en écarter plus glorieusement que les autres ne les suivent.

[145] Ceux qui savent gré à Boileau d’une pareille licence, auroient bien de la peine à la pardonner à quelque Auteur novice, qui ne pourroit pas le mettre sous sa réputation à couvert de la critique. Mais cette maniére d’agir est injuste ; on n’est pas Boileau tout d’un coup, & on ne le devient jamais quand on rampe sous l’exactitude stérile de la Grammaire.

Cependant le grand nom de Boileau ne lui a pas été toujours un sûr asile contre Messieurs les Puristes ; mais il croit qu’indiquer leurs censures, c’est y répondre ; & voici comme il en parle, en apostrophant ses derniers Ouvrages.

Cita/Lema► « Et bientôt vous verrez mille Auteurs pointilleux,

Piéce à piéce épluchant vos sens & vos paroles,
Interdire chez vous l’entrée aux hyperboles,
Traiter tout noble mot de terme hasardeux ;
Et dans tous vos discours, comme monstres hideux,
Huer la métaphore & la métonymie,
Grands mots que Pradon croit des termes de Chimie :
Vous soutenir qu’on lit ne peut être effronté,
Que nommer la luxure est une impureté. » ◀Cita/Lema

De Puriste à l’Académie Françoise la transition me paroit assez naturelle. Bien des [146] gens s’imaginent que cet illustre Corps a fixé l’usage de la Langue, qui auroit pâti sans doute de l’inconstance de la Nation, si on ne l’avoit pas mis en dépôt chez cette ilustre Assemblé de quarante Beaux Esprits. Mais qui me répondra des dépositaires mêmes ? Ne sont-ils pas sujets à la légéreté Françoise comme les autres ? & ce dépôt ne pourroit-il pas s’altérer entre leurs mains ?

On croit encore que la Langue ne sauroit changer qu’à son désavantage, & qu’elle est dans un point de perfection où il faut la laisser absolument. On étoit persuadé de la même chose du tems de Ronsard ; & à considérer cette affaire en Philosophe, on peut douter si l’on se trompoit alors, ou si l’on se trompe à présent. Il est vrai qu’on a fort rafiné sur la Langue, & qu’on lui a donné une délicatesse exquise. Mais cette délicatesse fait-elle la véritable perfection du Langage ? & ne seroit-elle pas incompatible avec la grandeur & la force que demande un sujet sérieux & grave ? Quelque porté qu’on soit pour les Modernes, on ne sauroit lire les Historiens Romains ; sans convenir qu’ils sont infiniment supérieurs aux plus habiles Historiens François.

On en donne une raison dont la solidité est très sensible, mais qui regarde tous les Historiens modernes, & non pas les François en particulier.

Il faut une capacité très étendue pour bien écrire l’Histoire. Il faut connoître les Loix des Peuples dont on décrit les actions Il faut savoir démêler les principe de ces actions, [147] par une exacte connoissance des finesses de la Politique. Il faut encore avoir des idées justes de l’Art Militaire ; & rarement ces différentes lumiéres se trouvent-elles réunies parmi nous dans une même personne.

Chez nous l’Homme de Robe a étudié les Loix, le Ministre d’Etat entend la Politique ; le Général sait gagner des batailles, ou trouver des ressources dans une retraite ; & rarement notre capacité passe-t-elle les bornes de notre profession. Il n’en étoit pas ainsi des Romains, sur-tout quand ils étoient d’une famille illustre. Ils partageoient leur premiére jeunesse entre les Etudes & les Exercices ; & ayant formé de cette maniére leur Corps & leur esprit, ils étoient obligés de faire un certain nombre de Campagnes, & de passer par toutes les Charges militaires avant que de parvenir aux prémiéres Dignités de la République. Ces Dignités, ou leur naissance, leur donnoient entrée au Sénat, & leur procuroient l’occasion de pénétrer dans tous les secrets du Gouvernement, & de connoître parfaitement les Loix fondamentales de l’Etat. Souvent encore, reçus dans un Collège de Pontifes, ils ajoutoient à toutes ces connoissances, celle d’une Religion purement politique, par laquelle mettant à profit la crédulité du Peuple, on lui faisoit un frein de sa propre sottise.

Mais une raison plus particuliére pourquoi les Romains l’emportent sur les François dans ce genre d’écrire, c’est la force de leur Langue, & la maniére concise dont el-[148]le s’exprime. Elle n’étoit point sujette à une Académie qui l’efféminât par une délicatesse excessive, & qui la gênât par une exactitude ingrate.

On voit dans Saluste, dans Tite-Live, dans Tacite, un stile nerveux, concis, majestueux. Ils font penser plus qu’ils ne disent. Pour nous, les régles étroites du Langage nous forcent à dire dans toute son étendue ce que nous voulons faire penser, & ne nous permettent pas de laisser quelque chose à deviner. Rien sur-tout ne gêne davantage un Ecrivain François, que la ridicule nécessité qu’on lui impose d’éviter l’équivoque de sens qu’il faut fuir sans doute, pour faire naître dans l’esprit du Lecteur précisément la même idée qui est excitée dans le nôtre. Je parle d’une équivoque qui n’est que dans les paroles, & dont le plus stupide des hommes ne sauroit être embarassé. Cependant il faut s’en garder soigneusement, & se servir de détours & de circonlocutions, qui ne servent qu’à cette netteté inutile, & font pâtir l’esprit de leur disette de sens.

Il seroit bon que quelque grand Génie voulût donner l’exemple de le mettre au dessus de cette exacte stérilité des Puristes, & voulût dire naturellement ce que La Mothe met dans la bouche de Pindare.

Cita/Lema► « Je ne veux pas que mes Ouvrages

Ressemblent, trop fleuris, trop sages,
A ces Jardins plantés par art ;
[149] On y vante en-vain l’industrie,
Leur ennuyeuse symétrie
Me plaît moins qu’un heureux hasard. »◀Cita/Lema ◀Nivel 2 ◀Nivel 1