LVII. Discours Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Katharina Tez Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 25.11.2014 o:mws.3021 Justus Van Effen: Le Misantrope. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 122-131, Le Misantrope 2 016 1711-1712 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Greece 22.0,39.0 France 2.0,46.0 French Southern Territories 67.0,-43.0

LVII. Discours

Mon Libraire m’a communiqué la Lettre d’un Inconnu touchant mon SongeCette Lettre est signée D. B. & parle fort avantageusement de Mr Caze. Le Lecteur tirera de-là les conjectures qu’il trouvera à propos.. Je la trouve si bien tournée, qu’elle pourroit me paroître telle, quand même elle seroit aussi pleine de critiques, qu’elle est remplie d’éloges. On m’y reproche obligeamment d’avoir fini mon Songe trop tôt, & l’on auroit souhaité que j’eusse joint les Poëte Grecs aux Poètes Latins pour les opposer aux Modernes. Selon cet Inconnu, j’aurois trouvé facilement parmi eux des Les Modernes qu’on nomme dans la Lettre.Compagnons dignes de tous les Anciens de réputation. En effet, P. Corneille, Segrais, Sarasin, Voiture, Benserade, Bussi-Rabutin, & surtout Fontenelle, ne cédent point en mérite aux Ecrivains de la Gréce. Mais plusieurs considérations m’empêchent de les mettre en paralléle les uns avec les autres. Sans parler des difficultés d’un pareil Ouvrage, il est sûr qu’il ne seroit goûté que d’un petit nombre de personnes qui peuvent juger de la justesse de ces sortes de comparaisons. Mais j’écris pour le Public, & si j’allois lui alléguer des Auteurs Grecs, qu’il connoit aussi peu que les habitans des Terres Australes, que sai-je si l’on ne me prendroit pas pour un homme qui voudroit conjurer les Démons. Mais supposé que de tems en tems il me soit permis de m’élever au dessus de la portée du Vulgaire, je doute fort qu’il me fût possible de trouver pour ces illustres Modernes, des Anciens qui ayent écrit dans le même goût. Ecrire dans le même genre, & écrire dans le même goût, sont des choses très différentes.

Sans distinguer les Grecs des Latins, parcourons un peu ceux qui semblent avoir du raport avec les François que j’ai nommés,

Sophocle & Euripide ont été les Poëtes Tragiques que l’Antiquité a le plus estimés, & pour qui nos Savans ont le plus de vénération : leur stile est élevé, leurs vers sont soutenus, leurs pensées nobles : si leurs Héros paroissent souvent choquer la bienséance, il faut s’en prendre moins à ces Poëtes qu’aux mœurs de leur Siécle, dont la simplicite étoit fort opposée au luxe du nôtre. Par conséquent, pour exercer sur eux une critique raisonnable, il faut ne s’atta-cher qu’aux choses qui relévent de la Raison seule, & qui n’ont rien à démêler avec le Goût.

Les sujets qu’ils ont mis sur le Théâtre, ne sont propres qu’à effrayer le Spectateur, & à exciter en son ame des mouvemens, que naturellement l’homme cherche à éviter. On voit, dans leurs Ouvrages, des Incestueux punis cruellement par les Dieux d’un crime commis par hazard, & notre cœur révolté contre cette injustice, n’a pas le loisir de s’intéresser pour des malheureux d’une espéce si singuliére. On y voit des Fréres animés d’une rage ambitieuse, s’égorger mutuellement, & se consoler de leur mort par le plaisir d’entraîner leur ennemi dans le tombeau. Tantôt ces Poëtes exposoient aux yeux un Atrée, apaisant la faim de son Frére Thyeste de la chair de ses propres enfans ; & ils prétendoient s’attirer l’attention du Spectateur par l’image d’un crime, qui, selon la Fable, força le Soleil à reculer. Tantôt ils représentoient une meurtiére de son Epoux demandant en-vain la vie à son fils, oui, excité par une sœur au parricide, immole sa Mére criminelle, plutôt à sa cruauté, qu’aux manes de son Pére. Enfin, leurs Héros sont pour la plupart des scélérats odieux, dont le crime fait horreur, & dont le malheur ne touche point.

Après avoir fait cet examen, ne puis-je pas, sans faire tort à ces illustres Auteurs, les accuser d’avoir mal connu le cœur humain ? La Tragédie y doit exciter des passions, il est vrai ; mais ce doivent être ces passions où notre panchant nous porte, & non celles qui nous sont étrangéres, & auxquelles nous ne nous laissons entraîner qu’avec répugnance. Du nombre de ces mouvemens trop violens, est sans-doute une terreur excessive,qui n’est pas ménagée avec art, & dont le but n’est pas de nous rendre plus sensibles au plaisir qu’inspire un heureux dénouement. Cependant, c’est cette terreur, qui dans les Piéces de ces fameux Anciens, fait sur le cœur les impressions les plus fortes & les plus ordinaires.

P. Corneille a écrit dans tout un autre goût : s’il nous fait craindre, haïr, avoir de la compassion, c’est le Vice qu’il nous fait haïr : il nous fait craindre pour une Vertu menacée, il intéresse notre pitié dans une Vertu malheureuse : nous sentons une complaisance secrette pour les mouvemens qu’il nous inspire, & nous les aimons comme les effets de notre panchant pour la Vertu.

La Tragédie des Anciens se borne à exciter la terreur & la pitié. Corneille a franchi ces limites. Il se contente de nous tracer la vive image d’une action grande & noble, qui nous intéresse fortement, & qui fait naître dans nos cœurs des passions dont notre amour-propre s’aplaudit.

On voit dans le Cid un Combat entre l’Amour & la Gloire ; on se sent agréablement suspendu entre les mouvemens opposés qui agitent Rodrigue & Chiméne, & l’on se félicite de préférer avec eux le parti de l’Honneur à celui de la Tendresse.

La Vertu Romaine s’étale dans les Horaces avec toute sa grandeur farouche, & elle y pousse l’amour de la Patrie à un excès qu’on trouve blâmable, & qu’on ne sauroit cependant s’empêcher d’admirer

Une clémence héroïque fait le sujet de Cinna. Auguste y accable de bienfaits des Criminels qui joignent l’ingratitude à la trahison ; & par cette rare générosité, il excite dans nos ames les mouvemens les plus vifs d’estime, de tendresse, & d’admiration.

Dans la mort de Pompée on admire la fierté Romaine de Cornélie, qui, fidelle aux manes du grand Pompée, déclare une guerre éternelle à Cesar, quoiqu’elle en respecte le mérite. On y est charmé de l‘autre côté, de la grandeur d’ame d’un Vainqueur, qui ne veut vaincre que pour pardonner, qui pleure & qui venge la mort de son ennemi.

Le moyen après cela de mettre P. Corneille en paralléle avec Sophocle, ou avec Euripide ! Pour moi je m’en trouve incapable, & j’en abandonne avec plaisir l’entreprise à un plus habile que moi.

Théocrite, Virgile, & d’autres Grecs & Latins dont on estime les Pastorales, me paroissent avoir peu de chose de commun avec Segrais. Ces Anciens trop fidelles Copistes de la Nature, ont introduit dans leurs Eclogues de véritables Villageois, dont il n’y a pas grand mérite à savoir attraper le langage & les sentimens. Si leurs Vers n’avoient pas de beauté, on pourroit leur apliquer ce que dit Boileau de certains Auteurs mo-dernes, qui peeut-être en les imitant trop, se sont attiré cette censure.

« Au contraire cet autre, abjet en son langage, Fait parler ses Bergers comme on parle au village ;Ses Vers plats & grossiers, dépouillés d’agrément,Toujours baisent la terre, & rampent tristement.On diroit que Ronsard sur ses pipeaux rustiques,Vient encor fredonner ses Idylles Gothiques,Et changer, sans respect de l’oreille & du son,Lycidas en Pierrot, & Philis en Thoinon. »

Segrais s’y prend de toute une autre maniére : ses hameaux ne nous font pas songer seulement aux villages, & ses Bergers n’ont pas le moindre air de paysans. Ce sont des gens éloignés du tumulte des villes, à qui l’amour inspire toute la délicatesse que le cœur peut fournir sans le secours d’un esprit rafiné.

En un mot, Segrais écrit à peu près dans le même goût que Fontenelle, & je ne sai qui des deux remporte sur l’autre

« Entr’eux j’aime à me partager ; Et Pan l’Inventeur de la Flûte,Arbitre de cette dispute,N’ose lui même les juger. »

Sarasin écrivoit très bien en Vers, & mieux encore en Prose, si je ne me trompe. Dans son Histoire de Walstein il imite merveilleusement bien le stile concis & nerveux de Saluste, aussi-bien que son adresse à démêler les caractéres des grands Hommes. Tous ses Ouvrages sont d’excellentes Copies, & il ne me paroit original en rien, si ce n’est dans la Pompe Funèbre de Voiture, Piéce parfaite dans son genre. Je ne vois pas quel Auteur ancien on peut lui comparer, & je suis dans le même embarras à l’égard de Benserade.

Il avoit de l’esprit infiniment, mais médiocrement de bon-sens ; je m’en rapporte à son entreprise de mettre en Rondeaux les Métamorphoses d’Ovide. Si la Langue Françoise pouvoit encore changer de tour, je ne sai si la réputation de Benserade seroit plus durable que l’a été celle de Ronsard & de Des-Portes. Il la doit moins, à mon avis, à son génie, qu’à l’adresse qu’il a eu de se rendre utile aux divertissements de la Cour.

Il me semble que Voiture écrit mieux en Prose qu’en Vers, quoiqu’il ait bien réussi dans les Rondeaux & dans les Balades. On pourroit lui comparer Pline le jeune pour le stile épistolaire. L’un & l’autre font voir beaucoup d’esprit & de tour, & peu-être trop. Ils ont possédé tous deux à fond l’art difficile de donner des éloges. Mais Pline est toujours sérieux, & Voiture a su envelopper les louanges les plus fines dans un ingénieux badinage. J’ôse dire que c’est l’homme du monde qui loue le mieux ; mais qu’il doit céder à Bussi-Rabutin le mérite d‘écrire une Lettre comme il fut. Dans le stile épistolaire de ce dernier, tout est aisé, naturel, proportionné au sujet. Il n’écrit point, il parle ; mais il parle en homme de qualité & d’esprit, qui pense juste, & à qui les belles expressions sont familiéres. J’ai fort balancé si c’étoit St. Evremont, ou lui, qu’il falloit mettre en paralléle avec Pétrone, qu’ils ont admiré l’un & l’autre. Mais Pétrone, content de montrer aux hommes leur ridicule dans des Portraits généraux, désigne rarement les personnes, bien moins les nomme-t-il. Bussi au contraire s’est rendu odieux par une malice criminelle, qui tendoit plus à diffamer les hommes qu’à les corriger. D’ailleurs, quoique ses vers soient remplis d’esprit, il me semble qu’il rime plutôt par effort que par génie ; au-lieu que Pétrone étoit Poëte naturellement, & qu’il n’a tenu qu’à lui de nous laisser des vers admirables en toutes sortes de genres.

J’avois fort souhaité de joindre le Portrait de Fontenelle à ceux des autres grands Hommes, dont je me suis hasardé à dépeindre le caractére : mais je m’étois restraint mal à propos dans mon songe aux Poëtes Latins, parmi lesquels il ne m’étoit pas possible de trouver un compagnon digne de lui. Je veux pourtant essayer de rendre justice à son mérite, & me transporter sur le Parnasse pour examiner son génie à fond.

Sur ce mont cherchons Fontenelle,

Ma Muse, tu connois ces lieux.Quel autre, quel vallon le céleA l’avidité de mes yeux ? Aux Bergers peut-être il répére L’ArtIl a fait une Dissertation sur l’Ecologue. d’entonner sur la Musette,Des Chansons pleines d’agrément ;Des Chansons dont la politesseSais s’éloigner de la rudesse,Sans aller au rafinement. Mais je l’entens ; lui-même il chante

Ces douceurs qui régnent aux champs,Ce calme d’une ame contente,Source des plaisirs innocens.Sages Pasteur, j’en crois ta Muse :Je quite un orgueil qui m’abuse,Je deviens un Lysis nouveau.L’unique soin qui m’intéresse,Est de partager ma tendresseEntre Philis & mon Troupeau.

Quel Mortel trouble sa cadence ?

C’est l’ingénieux Lucien,Vers lui je le vois qui s’avance,Pour jouir de son entretien.Goûte en ce Maître de l’Ecologue,Cet heureux tour du Dialogue,Lucien, qui te fût celé : Je te connois, si FontenelleEût pu te servir de modelle,Tu l’eusses peut-être égalé.

Quelles merveilles éclatantes ! Il me transporte jusqu’aux Cieux,Que je vois de Les Mondes de FontenelleTerres errantes,Rouler dans ces champs spacieux !Dans le climat de chaque Monde,Du peuple qu’il soutient, je fondeLe flegme, ou la vivacité ;Ne suis-je pas dupe d’un songe ?Qu’importe, ingénieux mensonge,Tu plais plus que la verité. Non plutôt, vérité solide, Sur ses pas je te veux chercher.A l’aide du Compas fidelle,Bientôt sa raison nous decelle,L’obscur séjour qu’elle choisit.Ou dans des routes moins vulgaires,Par ses L‘Algébremagiques caractéres,Il la suit, l’atteint, la saisit. Lui seul par sa vive lumiére,

Par son art, son esprit, son goût,Vaut une Académie entiére :Il fait tout, il excelle en tout. Il faudroit être Fontenelle,Pour tracer l’image fidelleD’un mérite comme le sien.Aucun Mortel de l’Ebre au Gange,N’est aussi digne de louange,Ni ne la dispense si bien.

LVII. Discours Mon Libraire m’a communiqué la Lettre d’un Inconnu touchant mon SongeCette Lettre est signée D. B. & parle fort avantageusement de Mr Caze. Le Lecteur tirera de-là les conjectures qu’il trouvera à propos.. Je la trouve si bien tournée, qu’elle pourroit me paroître telle, quand même elle seroit aussi pleine de critiques, qu’elle est remplie d’éloges. On m’y reproche obligeamment d’avoir fini mon Songe trop tôt, & l’on auroit souhaité que j’eusse joint les Poëte Grecs aux Poètes Latins pour les opposer aux Modernes. Selon cet Inconnu, j’aurois trouvé facilement parmi eux des Les Modernes qu’on nomme dans la Lettre.Compagnons dignes de tous les Anciens de réputation. En effet, P. Corneille, Segrais, Sarasin, Voiture, Benserade, Bussi-Rabutin, & surtout Fontenelle, ne cédent point en mérite aux Ecrivains de la Gréce. Mais plusieurs considérations m’empêchent de les mettre en paralléle les uns avec les autres. Sans parler des difficultés d’un pareil Ouvrage, il est sûr qu’il ne seroit goûté que d’un petit nombre de personnes qui peuvent juger de la justesse de ces sortes de comparaisons. Mais j’écris pour le Public, & si j’allois lui alléguer des Auteurs Grecs, qu’il connoit aussi peu que les habitans des Terres Australes, que sai-je si l’on ne me prendroit pas pour un homme qui voudroit conjurer les Démons. Mais supposé que de tems en tems il me soit permis de m’élever au dessus de la portée du Vulgaire, je doute fort qu’il me fût possible de trouver pour ces illustres Modernes, des Anciens qui ayent écrit dans le même goût. Ecrire dans le même genre, & écrire dans le même goût, sont des choses très différentes. Sans distinguer les Grecs des Latins, parcourons un peu ceux qui semblent avoir du raport avec les François que j’ai nommés, Sophocle & Euripide ont été les Poëtes Tragiques que l’Antiquité a le plus estimés, & pour qui nos Savans ont le plus de vénération : leur stile est élevé, leurs vers sont soutenus, leurs pensées nobles : si leurs Héros paroissent souvent choquer la bienséance, il faut s’en prendre moins à ces Poëtes qu’aux mœurs de leur Siécle, dont la simplicite étoit fort opposée au luxe du nôtre. Par conséquent, pour exercer sur eux une critique raisonnable, il faut ne s’atta-cher qu’aux choses qui relévent de la Raison seule, & qui n’ont rien à démêler avec le Goût. Les sujets qu’ils ont mis sur le Théâtre, ne sont propres qu’à effrayer le Spectateur, & à exciter en son ame des mouvemens, que naturellement l’homme cherche à éviter. On voit, dans leurs Ouvrages, des Incestueux punis cruellement par les Dieux d’un crime commis par hazard, & notre cœur révolté contre cette injustice, n’a pas le loisir de s’intéresser pour des malheureux d’une espéce si singuliére. On y voit des Fréres animés d’une rage ambitieuse, s’égorger mutuellement, & se consoler de leur mort par le plaisir d’entraîner leur ennemi dans le tombeau. Tantôt ces Poëtes exposoient aux yeux un Atrée, apaisant la faim de son Frére Thyeste de la chair de ses propres enfans ; & ils prétendoient s’attirer l’attention du Spectateur par l’image d’un crime, qui, selon la Fable, força le Soleil à reculer. Tantôt ils représentoient une meurtiére de son Epoux demandant en-vain la vie à son fils, oui, excité par une sœur au parricide, immole sa Mére criminelle, plutôt à sa cruauté, qu’aux manes de son Pére. Enfin, leurs Héros sont pour la plupart des scélérats odieux, dont le crime fait horreur, & dont le malheur ne touche point. Après avoir fait cet examen, ne puis-je pas, sans faire tort à ces illustres Auteurs, les accuser d’avoir mal connu le cœur humain ? La Tragédie y doit exciter des passions, il est vrai ; mais ce doivent être ces passions où notre panchant nous porte, & non celles qui nous sont étrangéres, & auxquelles nous ne nous laissons entraîner qu’avec répugnance. Du nombre de ces mouvemens trop violens, est sans-doute une terreur excessive,qui n’est pas ménagée avec art, & dont le but n’est pas de nous rendre plus sensibles au plaisir qu’inspire un heureux dénouement. Cependant, c’est cette terreur, qui dans les Piéces de ces fameux Anciens, fait sur le cœur les impressions les plus fortes & les plus ordinaires. P. Corneille a écrit dans tout un autre goût : s’il nous fait craindre, haïr, avoir de la compassion, c’est le Vice qu’il nous fait haïr : il nous fait craindre pour une Vertu menacée, il intéresse notre pitié dans une Vertu malheureuse : nous sentons une complaisance secrette pour les mouvemens qu’il nous inspire, & nous les aimons comme les effets de notre panchant pour la Vertu. La Tragédie des Anciens se borne à exciter la terreur & la pitié. Corneille a franchi ces limites. Il se contente de nous tracer la vive image d’une action grande & noble, qui nous intéresse fortement, & qui fait naître dans nos cœurs des passions dont notre amour-propre s’aplaudit. On voit dans le Cid un Combat entre l’Amour & la Gloire ; on se sent agréablement suspendu entre les mouvemens opposés qui agitent Rodrigue & Chiméne, & l’on se félicite de préférer avec eux le parti de l’Honneur à celui de la Tendresse. La Vertu Romaine s’étale dans les Horaces avec toute sa grandeur farouche, & elle y pousse l’amour de la Patrie à un excès qu’on trouve blâmable, & qu’on ne sauroit cependant s’empêcher d’admirer Une clémence héroïque fait le sujet de Cinna. Auguste y accable de bienfaits des Criminels qui joignent l’ingratitude à la trahison ; & par cette rare générosité, il excite dans nos ames les mouvemens les plus vifs d’estime, de tendresse, & d’admiration. Dans la mort de Pompée on admire la fierté Romaine de Cornélie, qui, fidelle aux manes du grand Pompée, déclare une guerre éternelle à Cesar, quoiqu’elle en respecte le mérite. On y est charmé de l‘autre côté, de la grandeur d’ame d’un Vainqueur, qui ne veut vaincre que pour pardonner, qui pleure & qui venge la mort de son ennemi. Le moyen après cela de mettre P. Corneille en paralléle avec Sophocle, ou avec Euripide ! Pour moi je m’en trouve incapable, & j’en abandonne avec plaisir l’entreprise à un plus habile que moi. Théocrite, Virgile, & d’autres Grecs & Latins dont on estime les Pastorales, me paroissent avoir peu de chose de commun avec Segrais. Ces Anciens trop fidelles Copistes de la Nature, ont introduit dans leurs Eclogues de véritables Villageois, dont il n’y a pas grand mérite à savoir attraper le langage & les sentimens. Si leurs Vers n’avoient pas de beauté, on pourroit leur apliquer ce que dit Boileau de certains Auteurs mo-dernes, qui peeut-être en les imitant trop, se sont attiré cette censure. « Au contraire cet autre, abjet en son langage, Fait parler ses Bergers comme on parle au village ;Ses Vers plats & grossiers, dépouillés d’agrément,Toujours baisent la terre, & rampent tristement.On diroit que Ronsard sur ses pipeaux rustiques,Vient encor fredonner ses Idylles Gothiques,Et changer, sans respect de l’oreille & du son,Lycidas en Pierrot, & Philis en Thoinon. » Segrais s’y prend de toute une autre maniére : ses hameaux ne nous font pas songer seulement aux villages, & ses Bergers n’ont pas le moindre air de paysans. Ce sont des gens éloignés du tumulte des villes, à qui l’amour inspire toute la délicatesse que le cœur peut fournir sans le secours d’un esprit rafiné. En un mot, Segrais écrit à peu près dans le même goût que Fontenelle, & je ne sai qui des deux remporte sur l’autre « Entr’eux j’aime à me partager ; Et Pan l’Inventeur de la Flûte,Arbitre de cette dispute,N’ose lui même les juger. » Sarasin écrivoit très bien en Vers, & mieux encore en Prose, si je ne me trompe. Dans son Histoire de Walstein il imite merveilleusement bien le stile concis & nerveux de Saluste, aussi-bien que son adresse à démêler les caractéres des grands Hommes. Tous ses Ouvrages sont d’excellentes Copies, & il ne me paroit original en rien, si ce n’est dans la Pompe Funèbre de Voiture, Piéce parfaite dans son genre. Je ne vois pas quel Auteur ancien on peut lui comparer, & je suis dans le même embarras à l’égard de Benserade. Il avoit de l’esprit infiniment, mais médiocrement de bon-sens ; je m’en rapporte à son entreprise de mettre en Rondeaux les Métamorphoses d’Ovide. Si la Langue Françoise pouvoit encore changer de tour, je ne sai si la réputation de Benserade seroit plus durable que l’a été celle de Ronsard & de Des-Portes. Il la doit moins, à mon avis, à son génie, qu’à l’adresse qu’il a eu de se rendre utile aux divertissements de la Cour. Il me semble que Voiture écrit mieux en Prose qu’en Vers, quoiqu’il ait bien réussi dans les Rondeaux & dans les Balades. On pourroit lui comparer Pline le jeune pour le stile épistolaire. L’un & l’autre font voir beaucoup d’esprit & de tour, & peu-être trop. Ils ont possédé tous deux à fond l’art difficile de donner des éloges. Mais Pline est toujours sérieux, & Voiture a su envelopper les louanges les plus fines dans un ingénieux badinage. J’ôse dire que c’est l’homme du monde qui loue le mieux ; mais qu’il doit céder à Bussi-Rabutin le mérite d‘écrire une Lettre comme il fut. Dans le stile épistolaire de ce dernier, tout est aisé, naturel, proportionné au sujet. Il n’écrit point, il parle ; mais il parle en homme de qualité & d’esprit, qui pense juste, & à qui les belles expressions sont familiéres. J’ai fort balancé si c’étoit St. Evremont, ou lui, qu’il falloit mettre en paralléle avec Pétrone, qu’ils ont admiré l’un & l’autre. Mais Pétrone, content de montrer aux hommes leur ridicule dans des Portraits généraux, désigne rarement les personnes, bien moins les nomme-t-il. Bussi au contraire s’est rendu odieux par une malice criminelle, qui tendoit plus à diffamer les hommes qu’à les corriger. D’ailleurs, quoique ses vers soient remplis d’esprit, il me semble qu’il rime plutôt par effort que par génie ; au-lieu que Pétrone étoit Poëte naturellement, & qu’il n’a tenu qu’à lui de nous laisser des vers admirables en toutes sortes de genres. J’avois fort souhaité de joindre le Portrait de Fontenelle à ceux des autres grands Hommes, dont je me suis hasardé à dépeindre le caractére : mais je m’étois restraint mal à propos dans mon songe aux Poëtes Latins, parmi lesquels il ne m’étoit pas possible de trouver un compagnon digne de lui. Je veux pourtant essayer de rendre justice à son mérite, & me transporter sur le Parnasse pour examiner son génie à fond. Sur ce mont cherchons Fontenelle, Ma Muse, tu connois ces lieux.Quel autre, quel vallon le céleA l’avidité de mes yeux ? Aux Bergers peut-être il répére L’ArtIl a fait une Dissertation sur l’Ecologue.d’entonner sur la Musette,Des Chansons pleines d’agrément ;Des Chansons dont la politesseSais s’éloigner de la rudesse,Sans aller au rafinement. Mais je l’entens ; lui-même il chante Ces douceurs qui régnent aux champs,Ce calme d’une ame contente,Source des plaisirs innocens.Sages Pasteur, j’en crois ta Muse :Je quite un orgueil qui m’abuse,Je deviens un Lysis nouveau.L’unique soin qui m’intéresse,Est de partager ma tendresseEntre Philis & mon Troupeau. Quel Mortel trouble sa cadence ? C’est l’ingénieux Lucien,Vers lui je le vois qui s’avance,Pour jouir de son entretien.Goûte en ce Maître de l’Ecologue,Cet heureux tour du Dialogue,Lucien, qui te fût celé :Je te connois, si FontenelleEût pu te servir de modelle,Tu l’eusses peut-être égalé. Quelles merveilles éclatantes ! Il me transporte jusqu’aux Cieux,Que je vois de Les Mondes de FontenelleTerres errantes,Rouler dans ces champs spacieux !Dans le climat de chaque Monde,Du peuple qu’il soutient, je fondeLe flegme, ou la vivacité ;Ne suis-je pas dupe d’un songe ?Qu’importe, ingénieux mensonge,Tu plais plus que la verité. Non plutôt, vérité solide, Sur ses pas je te veux chercher.A l’aide du Compas fidelle,Bientôt sa raison nous decelle,L’obscur séjour qu’elle choisit.Ou dans des routes moins vulgaires,Par ses L‘Algébremagiques caractéres,Il la suit, l’atteint, la saisit. Lui seul par sa vive lumiére, Par son art, son esprit, son goût,Vaut une Académie entiére :Il fait tout, il excelle en tout.Il faudroit être Fontenelle,Pour tracer l’image fidelleD’un mérite comme le sien.Aucun Mortel de l’Ebre au Gange,N’est aussi digne de louange,Ni ne la dispense si bien.