LVII. Discours
Mon Libraire m’a communiqué la
Lettre d’un Inconnu touchant mon SongeCette Lettre est signée D. B. &
parle fort avantageusement de Mr Caze. Le Lecteur tirera de-là
les conjectures qu’il trouvera à propos.. Je la
trouve si bien tournée, qu’elle pourroit me paroître telle, quand même
elle seroit aussi pleine de critiques, qu’elle est remplie d’éloges. On
m’y reproche obligeamment d’avoir fini mon Songe trop tôt, & l’on
auroit souhaité que j’eusse joint les Poëte Grecs
aux Poètes Latins pour les opposer aux Modernes.
Selon cet Inconnu, j’aurois trouvé facilement
parmi eux des Les Modernes qu’on
nomme dans la Lettre.Compagnons dignes de tous les
Anciens de réputation. En effet, P. Corneille, Segrais, Sarasin, Voiture, Benserade, Bussi-Rabutin,
& surtout Fontenelle, ne cédent point en mérite aux
Ecrivains de la Gréce. Mais plusieurs considérations m’empêchent de les
mettre en paralléle les uns avec les autres. Sans parler des difficultés
d’un pareil Ouvrage, il est sûr qu’il ne seroit goûté que d’un petit
nombre de personnes qui peuvent juger de la justesse de ces sortes de
comparaisons. Mais j’écris pour le Public, & si j’allois lui
alléguer des Auteurs Grecs, qu’il connoit aussi
peu que les habitans des Terres Australes,
que sai-je si l’on ne me prendroit pas pour un homme qui voudroit
conjurer les Démons. Mais supposé que de tems en tems il me soit permis
de m’élever au dessus de la portée du Vulgaire, je doute fort qu’il me
fût possible de trouver pour ces illustres Modernes, des Anciens qui
ayent écrit dans le même goût. Ecrire dans le même genre, & écrire
dans le même goût, sont des choses très différentes.
Sans distinguer les Grecs des Latins, parcourons un peu ceux qui semblent avoir du raport
avec les François que j’ai nommés,
Sophocle & Euripide ont été les Poëtes Tragiques que l’Antiquité a
le plus estimés, & pour qui nos Savans ont le plus de vénération :
leur stile est élevé, leurs vers sont soutenus, leurs pensées nobles :
si leurs Héros paroissent souvent choquer la bienséance, il faut s’en
prendre moins à ces Poëtes qu’aux mœurs de leur Siécle, dont la
simplicite étoit fort opposée au luxe du nôtre. Par conséquent, pour
exercer sur eux une critique raisonnable, il faut ne s’atta-cher qu’aux choses qui relévent de la Raison seule, & qui n’ont
rien à démêler avec le Goût.
Les sujets qu’ils ont mis sur le Théâtre, ne sont propres qu’à effrayer
le Spectateur, & à exciter en son ame des mouvemens, que
naturellement l’homme cherche à éviter. On voit, dans leurs Ouvrages,
des Incestueux punis cruellement par les Dieux d’un crime commis par
hazard, & notre cœur révolté contre cette injustice, n’a pas le
loisir de s’intéresser pour des malheureux d’une espéce si singuliére.
On y voit des Fréres animés d’une rage ambitieuse, s’égorger
mutuellement, & se consoler de leur mort par le plaisir d’entraîner
leur ennemi dans le tombeau. Tantôt ces Poëtes exposoient aux yeux un
Atrée, apaisant la faim de son Frére Thyeste de la chair de ses propres enfans ; & ils
prétendoient s’attirer l’attention du Spectateur par l’image d’un crime,
qui, selon la Fable, força le Soleil à reculer. Tantôt ils
représentoient une meurtiére de son Epoux demandant en-vain la vie à son
fils, oui, excité par une sœur au parricide, immole sa Mére criminelle,
plutôt à sa cruauté, qu’aux manes de son Pére. Enfin, leurs Héros sont
pour la plupart des scélérats odieux, dont le crime fait horreur, &
dont le malheur ne touche point.
Après avoir fait cet examen, ne puis-je pas, sans faire tort à ces
illustres Auteurs, les accuser d’avoir mal connu le cœur humain ? La
Tragédie y doit exciter des passions, il est vrai ; mais ce doivent être
ces passions où notre panchant nous porte, & non
celles qui nous sont étrangéres, & auxquelles nous ne nous laissons
entraîner qu’avec répugnance. Du nombre de ces mouvemens trop violens,
est sans-doute une terreur excessive,qui n’est pas ménagée avec art,
& dont le but n’est pas de nous rendre plus sensibles au plaisir
qu’inspire un heureux dénouement. Cependant, c’est cette terreur, qui
dans les Piéces de ces fameux Anciens, fait sur le cœur les impressions
les plus fortes & les plus ordinaires.
P. Corneille a écrit dans tout un autre goût : s’il nous
fait craindre, haïr, avoir de la compassion, c’est le Vice qu’il nous
fait haïr : il nous fait craindre pour une Vertu menacée, il intéresse
notre pitié dans une Vertu malheureuse : nous sentons une complaisance
secrette pour les mouvemens qu’il nous inspire, & nous les aimons
comme les effets de notre panchant pour la Vertu.
La Tragédie des Anciens se borne à exciter la terreur & la pitié.
Corneille a franchi ces limites. Il se
contente de nous tracer la vive image d’une action grande & noble,
qui nous intéresse fortement, & qui fait naître dans nos cœurs des
passions dont notre amour-propre s’aplaudit.
On voit dans le Cid un Combat entre l’Amour & la Gloire ; on se sent
agréablement suspendu entre les mouvemens opposés qui agitent Rodrigue & Chiméne, & l’on se félicite de préférer avec eux le
parti de l’Honneur à celui de la Tendresse.
La Vertu Romaine s’étale dans les
Horaces avec toute sa grandeur farouche,
& elle y pousse l’amour de la Patrie à un excès qu’on trouve
blâmable, & qu’on ne sauroit cependant s’empêcher d’admirer
Une clémence héroïque fait le sujet de Cinna. Auguste y accable
de bienfaits des Criminels qui joignent l’ingratitude à la trahison ;
& par cette rare générosité, il excite dans nos ames les mouvemens
les plus vifs d’estime, de tendresse, & d’admiration.
Dans la mort de Pompée on admire la fierté Romaine de Cornélie, qui, fidelle aux
manes du grand Pompée, déclare une guerre éternelle à
Cesar, quoiqu’elle en respecte le mérite. On
y est charmé de l‘autre côté, de la grandeur d’ame d’un Vainqueur, qui
ne veut vaincre que pour pardonner, qui pleure & qui venge la mort
de son ennemi.
Le moyen après cela de mettre P. Corneille en
paralléle avec Sophocle, ou avec Euripide ! Pour
moi je m’en trouve incapable, & j’en abandonne avec plaisir
l’entreprise à un plus habile que moi.
Théocrite, Virgile, & d’autres Grecs
& Latins dont on estime les Pastorales, me
paroissent avoir peu de chose de commun avec Segrais. Ces Anciens trop fidelles Copistes de la
Nature, ont introduit dans leurs Eclogues de véritables Villageois, dont
il n’y a pas grand mérite à savoir attraper le langage & les
sentimens. Si leurs Vers n’avoient pas de beauté, on pourroit leur
apliquer ce que dit Boileau de
certains Auteurs mo-dernes, qui peeut-être en les imitant
trop, se sont attiré cette censure.
« Au contraire cet
autre, abjet en son langage,
Fait parler ses Bergers comme on parle au village ;
Ses
Vers plats & grossiers, dépouillés d’agrément,
Toujours
baisent la terre, & rampent tristement.
On diroit que
Ronsard sur ses pipeaux rustiques,
Vient encor fredonner ses
Idylles Gothiques,
Et changer, sans respect de l’oreille &
du son,
Lycidas en Pierrot, & Philis en Thoinon. »
Segrais s’y prend de toute une autre
maniére : ses hameaux ne nous font pas songer seulement aux villages,
& ses Bergers n’ont pas le moindre air de paysans. Ce sont des gens
éloignés du tumulte des villes, à qui l’amour inspire toute la
délicatesse que le cœur peut fournir sans le secours d’un esprit
rafiné.
En un mot, Segrais écrit
à peu près dans le même goût que Fontenelle, & je ne sai qui des deux remporte sur
l’autre
« Entr’eux j’aime à me
partager ;
Et Pan l’Inventeur de la Flûte,
Arbitre de cette
dispute,
N’ose lui même les juger. »
Sarasin écrivoit très bien en Vers, & mieux encore
en Prose, si je ne me trompe. Dans son Histoire de Walstein
il imite merveilleusement bien le stile concis & nerveux de
Saluste, aussi-bien que son adresse à démêler les
caractéres des grands Hommes. Tous ses Ouvrages sont d’excellentes
Copies, & il ne me paroit original en rien, si ce n’est dans la
Pompe Funèbre de Voiture, Piéce parfaite dans son genre. Je ne vois pas
quel Auteur ancien on peut lui comparer, & je suis dans le même
embarras à l’égard de Benserade.
Il avoit de l’esprit infiniment, mais médiocrement de bon-sens ; je m’en
rapporte à son entreprise de mettre en Rondeaux les Métamorphoses d’Ovide. Si la Langue Françoise pouvoit encore changer de tour, je ne
sai si la réputation de Benserade seroit
plus durable que l’a été celle de Ronsard & de
Des-Portes. Il la doit moins, à mon avis, à son génie,
qu’à l’adresse qu’il a eu de se rendre utile aux divertissements de la
Cour.
Il me semble que Voiture écrit mieux en
Prose qu’en Vers, quoiqu’il ait bien réussi dans les Rondeaux & dans
les Balades. On pourroit lui comparer Pline le
jeune pour le stile épistolaire. L’un & l’autre font
voir beaucoup d’esprit & de tour, & peu-être trop. Ils ont
possédé tous deux à fond l’art difficile de donner des éloges. Mais
Pline est toujours sérieux, & Voiture a su envelopper les louanges les plus fines dans
un ingénieux badinage. J’ôse dire que c’est l’homme du
monde qui loue le mieux ; mais qu’il doit céder à Bussi-Rabutin le mérite d‘écrire une Lettre
comme il fut. Dans le stile épistolaire de ce dernier, tout est aisé,
naturel, proportionné au sujet. Il n’écrit point, il parle ; mais il
parle en homme de qualité & d’esprit, qui pense juste, & à qui
les belles expressions sont familiéres. J’ai fort balancé si c’étoit
St. Evremont, ou lui, qu’il falloit mettre en
paralléle avec Pétrone, qu’ils ont admiré l’un &
l’autre. Mais Pétrone, content de montrer aux hommes leur
ridicule dans des Portraits généraux, désigne rarement les personnes,
bien moins les nomme-t-il. Bussi au
contraire s’est rendu odieux par une malice criminelle, qui tendoit plus
à diffamer les hommes qu’à les corriger. D’ailleurs, quoique ses vers
soient remplis d’esprit, il me semble qu’il rime plutôt par effort que
par génie ; au-lieu que Pétrone étoit Poëte
naturellement, & qu’il n’a tenu qu’à lui de nous laisser des vers
admirables en toutes sortes de genres.
J’avois fort souhaité de joindre le Portrait de Fontenelle à ceux des autres grands Hommes, dont je me
suis hasardé à dépeindre le caractére : mais je m’étois restraint mal à
propos dans mon songe aux Poëtes Latins, parmi
lesquels il ne m’étoit pas possible de trouver un compagnon digne de
lui. Je veux pourtant essayer de rendre justice à son mérite, & me
transporter sur le Parnasse pour examiner son génie à fond.
Sur ce mont cherchons Fontenelle,
Ma Muse, tu connois ces lieux.
Quel autre, quel vallon
le céle
A l’avidité de mes yeux ?
Aux Bergers peut-être il répére
L’ArtIl a fait une
Dissertation sur l’Ecologue. d’entonner sur la
Musette,
Des Chansons pleines d’agrément ;
Des Chansons dont
la politesse
Sais s’éloigner de la rudesse,
Sans aller au
rafinement.
Mais je l’entens ; lui-même il chante
Ces douceurs qui régnent aux champs,
Ce calme d’une ame
contente,
Source des plaisirs innocens.
Sages Pasteur, j’en
crois ta Muse :
Je quite un orgueil qui m’abuse,
Je deviens un
Lysis nouveau.
L’unique soin qui m’intéresse,
Est de
partager ma tendresse
Entre Philis & mon
Troupeau.
Quel Mortel trouble sa cadence ?
C’est l’ingénieux Lucien,
Vers
lui je le vois qui s’avance,
Pour jouir de son entretien.
Goûte
en ce Maître de l’Ecologue,
Cet heureux tour du
Dialogue,
Lucien, qui te fût
celé :
Je te connois, si Fontenelle
Eût pu te servir de modelle,
Tu
l’eusses peut-être égalé.
Quelles merveilles éclatantes !
Il me transporte jusqu’aux Cieux,
Que je vois de Les Mondes de
FontenelleTerres
errantes,
Rouler dans ces champs spacieux !
Dans le
climat de chaque Monde,
Du peuple qu’il soutient, je
fonde
Le flegme, ou la vivacité ;
Ne suis-je pas dupe d’un
songe ?
Qu’importe, ingénieux mensonge,
Tu plais plus que la
verité.
Non plutôt, vérité solide,
Sur ses pas je te veux chercher.
A l’aide du Compas
fidelle,
Bientôt sa raison nous decelle,
L’obscur séjour
qu’elle choisit.
Ou dans des routes moins vulgaires,
Par ses
L‘Algébremagiques caractéres,
Il la suit,
l’atteint, la saisit.
Lui seul par sa vive lumiére,
Par son art, son esprit, son goût,
Vaut une Académie entiére :
Il
fait tout, il excelle en tout.
Il faudroit être
Fontenelle,
Pour tracer l’image fidelle
D’un
mérite comme le sien.
Aucun Mortel de l’Ebre au Gange,
N’est
aussi digne de louange,
Ni ne la dispense si bien.