Le Misantrope: LVI. Discours

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LVI. Discours

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Il y a bien du tems qu’on dispute sur le mérite des Auteurs anciens & modernes, sans qu’il soit encore décidé à qui il est juste d’accorder la préférence. Que dis-je décidé ! il en est de ce procès comme de bien d’autres ; à peine sait-on, après tant de procédures, devant quel tribunal il faut plaider, si c’est devant celui de l’Autorité, ou devant celui de la Raison. Excepté un petit nombre de bons Esprits qui prennent un juste milieu dans cette affaire, tout le monde donne dans les extrémités. Les uns ne trouvent rien de beau dans les Anciens, parce qu’ils sont anciens ; & les autres trouvent en eux tout excellent, parce qu’ils ne sont pas modernes. On voit facilement que les premiers sont des ignorans, entêtés des maniéres de leur Siécle ; ils raportent tout à leur goût, & ne le trouvant pas dans ce qu’on leur allégue des Anciens, ils les condamnent sur l’étiquette du sac, par la seule raison qu’ils ont été d’un autre tems & d’une autre nation. Mais à quel principe attribuera-t-on l’estime excessive que d’autres ont pour ces mêmes Anciens ? On ne sera pas fort embarassé là-dessus, quand on aura examiné quels sont les Admirateurs outrés des Platons & des Homéres. Je crois qu’on peut les réduire à deux classes. Ou ce sont des personnes d’un profond savoir, ou bien ce sont des demi-Savans, dont on en voit beaucoup dans ce Siécle. Pour les Ignorans, qui admirent les Anciens sans les avoir jamais lus, quand même ils ne seroient pas en petit nombre, ils ne valent pas la peine de les mettre dans une classe à part. Il ne faut pas s’étonner qu’un Savant du prémier ordre admire les Anciens de bonne foi. Il a pâli toute sa vie sur leurs Ouvrages, il s’est familiarisé avec leur stile & avec leurs pensées. Ne s’étant jamais donné le loisir de former son raisonnement, il est habitué à trouver beau, non ce qui est conforme à la Raison, mais ce qui se raporte au goût de l’Antiquité. Si l’on veut remarquer encore qu’on ne croit rien si facilement que ce qu’on est intéressé à croire, on comprendra aisément qu’un tel Savant ne sauroit revenir de son opinion. S’il étoit vrai que les Ouvrages dont il a fait son unique étude fussent remplis d’extravagances, il seroit obligé de renoncer au titre de Savant, qu’on ne sauroit accorder à un homme qui ne sait qu’un grand nombre de fadaises. Son intérêt l’oblige donc à soutenir, qu’on ne fait pas un pas dans la lecture des Anciens sans rencontrer quelque merveille ; & ce même intérêt l’engage à le croire, pour n’être pas forcé à décompter sur l’idée de son propre mérite. Il se peut bien que parmi les demi-Savans il y en ait qui défendent les Anciens sincérement, sur la foi des Savans du prémier ordre, pour qui ils ont souvent une déférence aveugle. Mais je m’imagine que d’ordinaire il y a dans les éloges outrés qu’ils font des Anciens, plus de vanité que de bonne foi. Etre savant, ou passer pour l’être, c’est à peu près la même chose pour certaines gens ; & souvent même ils aiment moins être savans réellement, que d’en avoir la réputation. Or il est sûr qu’il n’y a point de chemin plus abrégé pour parvenir à cette réputation, que de soutenir qu’on découvre dans les Anciens des trésors de beautés qui se cachent à des yeux vulgaires. Ceux qui vous l’entendent débiter avec confiance, en concluent d’abord que vous avez une connoissance exacte des mœurs des prémiers Siécles, & que vous avez la connoissance de toutes les délicatesses des Langues Savantes, en un mot, que vous vous êtes acquis une profonde érudition. Parmi ces demi-Savans il se trouve des Auteurs qui écrivent en François, & que leur vanité engage encore d’une autre maniére à donner une haute opinion des Anciens, dont ils se piquent d’avoir étudié le goût à fond. Ils soutiennent que ce goût est le seul qui puisse rendre les Ouvrages parfaits, & prétendant l’avoir attrapé, ils croient par-là sanctifier leurs Ecrits, & les faire regarder du même point de vue dont on regarde leurs modéles mêmes. Du nombre de ces Ecrivains il y en a d’excellens, qui par une délicate vanité soutiennent que les Anciens sont incomparables, dans le tems qu’ils font voir par leurs productions qu’on peut les surpasser. Et c’est par ce combat apparent entre leurs sentimens & leurs Ouvrages, qu’ils donnent un nouveau lustre à leur réputation. On me permettra bien de faire ici une digression, pour examiner si Boileau, & d’autres Auteurs comme lui, doivent l’aprobation du Public à ce goût d’Antiquité qu’on prétend trouver dans leurs Ouvrages. Je sai bien qu’ils ont souvent profité des pensées des Anciens (en quoi ils croient être moins plagiaires que ceux qui pillent les Modernes) : mais j’ose avancer qu’ils se contentent de louer le goût des Anciens, & qu’ils s’en éloignent autant qu’ils peuvent. Une simplicité élégante & majestueuse fait le mérite des Ouvrages des Anciens, selon leurs Admirateurs. Le jeu d’esprit, le stile figuré, les tours recherchés, tout cela étoit exclu des Ecrits de ces hommes divins. Mais en est-il ainsi de leurs Admirateurs ? Je ne connois point de Poëte dont le stile soit plus figuré & plus rempli de tours hardis & brillans, que celui de Despreaux. Veut-il exprimer le droit que tout le monde a de censurer les meilleurs Vers,

Metatextuality

voici comme il s’y prend.

Citation/Motto

« Un Clerc pour quinze sols, sans craindre le hola, Peut aller au parterre attaquer Attila ;
Et si ce Roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de Visigots tous les Vers de Corneille. »
S’agit-il d’une maison que les Voleurs vont piller au travers des flammes ? il s’exprime ainsi.

Citation/Motto

« Car le feu dont la flamme en ondes se déploie, Fait de notre quartier une seconde Troie ;
Où maint Grec affamé, maint avide Argien,
Au travers des charbons va piller le Troyen. »
Je ne blâme pas ces figures fortes, quand elles ont de la justesse ; mais je doute fort qu’on en puisse trouver beaucoup d’exemples dans les Anciens qu’on se pique le plus d’imiter. Je reviens à mon sujet. Je crois avoir montré suffisamment que l’Amour de la réputation est la principale source de l’entêtement excessif qu’on fait paroître pour les Ouvrages consacrés par le tems. Voyons à présent l’argument ordinaire par lequel on prétend fermer la bouche aux Antagonistes des Anciens. Il y a deux ou trois mille ans que tous les Hommes de Lettres, excepté un petit nombre de gens bisarres & d’un goût dépravé, ont reconnu des beautés extraordinaires dans Platon &c. Ainsi donc, soutenir que ces beautés n’y sont pas, c’est avancer que toutes les personnes de réputation pendant tout ce tems-là n’ont pas eu le sens-commun ; c’est heurter grossiérement la Raison, & se rendre coupable d’un orgueil odieux. Ceux à qui ces merveilles ne sautent pas aux yeux, doivent s’en prendre à eux-mêmes, & se croire aveugles. On suppose d’abord dans ce raisonnement, que ceux qui n’ont pas été Admirateurs de ces Hommes illustres, ont été des gens bisarres & d’un goût dépravé, & cela s’apelle supposer ce qui est en question. En second lieu, on nous accuse à tort de traiter d’insensés tous ceux qui pendant plus de trente Siécles ont été prévenus pour Homére. Si on avoit droit de disputer le sens-commun à tous ceux qui entrent sans examen dans un préjugé universellement reçu, il n’y auroit pas un homme au monde qui méritât le titre de Sage. Mais pour mieux développer le ridicule d’un sophisme qu’on débite avec tant de hauteur, posons quelques principes. Le Beau dans les Ouvrages de l’Esprit, peut se déduire de certains principes surs de la Raison ; ou bien il est purement arbitraire, & il emprunte tout son mérite d’un goût passager, qui lui communique son inconstance. Si la derniére de ces propositions est vraie, il ne faut point disputer de l’excellence d’un Ouvrage ; son mérite ne dépend que du caprice de ses Aprobateurs. Il faut donc que la prémiére de ces propositions soit reçue, & qu’on convienne que la dispute touchant les Anciens & les Modernes est une question de Droit. Je vai plus loin. Toutes les vérités n’admettent pas la même sorte de preuves, & une question de Fait se résoud autrement qu’une question de Droit. Pour prouver la vérité d’un Fait, il suffit du témoignage unanime d’un grand nombre de personnes, qu’il n’a pas été possible de tromper, & qui n’ont point eu d’intérêt à tromper les autres Un tel témoignage parvenu à nous par une tradition constante & uniforme, est en son espéce une démonstration de la vérité d’un événement passé. Mais une question de Droit n’a rien à démêler avec le témoignage & avec l’autorité, la Raison seule a le privilége de lui fournir des preuves, & c’est une prérogative qu’elle ne doit jamais céder à une longue suite d’années. Il s‘ensuit que le raisonnement que je combats ici, n’est propre qu’à éblouir ceux qui ayant de fausses idées de la modestie, la confondent avec une raison lâche ; & qui trouvent plus commode d’adopter une opinion reçue, que de consulter leurs propres lumiéres. On pourroit encore exiger avec Horace, que les Admirateurs outrés des Anciens nous fixassent au juste le nombre de Siécles qu’il faut pour mettre le mérite d’un Auteur hors de conteste, afin que l’on sût exactement quand il faut commencer à imposer silence a la Raison. Peut-être ce raisonnement n’est pas le plus fort du monde, mais il est d’Horace, & subsiste depuis plus de dix-sept Siécles. Ainsi voici Antiquité contre Antiquité, Autel contre Autel. Mais, me dira-t-on, si cette approbation universelle & durable n’est pas une démonstration en faveur des Anciens, c’est du moins un préjugé bien fort. Un si grand nombre de personnes éclairées auroit-il raisonné de travers sur le mérite d’Homére ? cela est inconcevable. Pas si inconcevable que l’on pourroit penser, & ce n’est pas la prémiére erreur invétérée dont on est enfin revenu. Quoi ! parce qu’on a cru pendant plusieurs Siécles que le Ciel étoile étoit d’une matiére solide, faudra-t-il absolument démentir la Raison & l’Expérience pour souscrire à cette bizarre opinion ? Si l’on à reçu comme une vérité certaine, pendant un tems infini, que le Soleil tourne autour de la Terre, ne sera-t-il pas pour cela permis à la Terre de tourner autour du Soleil ? Mais voici une raison particuliére de la haute estime qu’on a eue pour Homère, sans qu’on ait été desabusé sur son chapitre pendant tant de Siécles. Lorsque Zoïle parut dans le monde, le divin Homére jouissoit déjà depuis longtems d’une aprobation générale. Il ne faut pas s’en étonner. Il avoit indubitablement du génie ; ses vers sont aisés & coulans ; & son stile a été toujours admiré des Grecs, qui doivent avoir connu la force & la délicatesse de leur propre langue. D’ailleurs les Fables devoient divertir naturellement des peuples amoureux de toutes sortes de fictions. Enfin jusques-là personne n’avoit mieux réussi que lui dans le Poëme Epique, & naturellement nous sommes portés à croire qu’un Ouvrage est un modèle de perfection, quand il est dans son genre, le plus beau que nous ayons vu. On ne se révolte jamais sans danger contre le goût général, & il est très naturel Zoïle, voulant avec hauteur desabuser son Siécle d’une erreur chérie, se soit fait un grand nombre d’ennemis : leur emportement même alla si loin que Ptolomee le fit crucifier, pour avoir osé attaquer Homére. Boileau apelle la mort de ce pauvre Critique infame : mais certes elle l’est moins pour lui, que pour ce Roi extravagant, qui ne se faisoit pas une affaire d’immoler aux manes d’un Poëte, un homme coupable seulement de l’avoir osé censurer. On peut bien croire que ce suplice imposa silence à ceux que Zoïle avoit pu détromper sur le mérite d’Homére : il faudroit se laisser entraîner à un zéle bien impertinent, pour vouloir être le martir d’une opinion aussi peu importante que celle de Zoïle. Son nom devint même si odieux, que dès l’enfance on s’accoutuma à le pronomer avec horreur, & qu’on mit entre les Axiômes indubitables, qu’on ne pouvoit critiquer Homére sans sacrilége. C’est ainsi que des Siécles se sont écoulés dans l’admiration de ce Poëte & que peu à peu l’argument que je viens de réfuter, s’est acquis toute la force qu’il pouvoit emprunter du tems. Il me semble que je ne saurois mieux finir, qu’en citant la manière burlesque, & pourtant sérieuse dont Regnier débite, dans une Satyre adressée à Mr. Rapin, le raisonnement dont j’ai tâché de découvrir le foible.

Citation/Motto

« Pour moi les Huguenots pourroient faire miracles, Résusciter des Morts, rendre de vrais Oracles,
Que je ne pourrois pas croire leur vérité,
En toute opinion je suis la nouveauté.
Aussi doit-on plutôt imiter nos vieux Péres
Que suivre des nouveaux les nouvelles chimères :
De-même en l’Art Divin de la Muse doit-on
Moins croire à leur esprit qu’à l’esprit de Platon ?
Mais Rapin, à leur goût si les vieux sont profanes,
Si Virgile, le Tasse, & Ronsard sont des ânes,
Sans perdre en ce discours le tems que nous perdons,
Allons comme eux aux champs, & mangeons des chardons. »