Citation: Justus Van Effen (Ed.): "LIII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\012 (1711-1712), pp. 94-102, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1711 [last accessed: ].


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LIII. Discours

Level 2► Metatextuality► Je ne suis pas d’avis de donner encore la suite de mon Songe, je veux être prémiérement instruit si le Public en a goûté le commencement. Si je vois que les peines que m’a couté cet Ouvrage, n’ont pas [95] donné quelque satisfaction au Lecteur, je ne l’achéverai pas. S’il faut déplaîre, il n’est pas besoin de donner pour cela la torture à son esprit, on y peut réussir à fort peu de fraix. En attendant qu’on m’écrive le succès de cette piéce, je continuerai à donner quelques réflexions, telles qu’il plaîra à mon imagination de les fournir à mon raisonnement. ◀Metatextuality

Selfportrait► Je ne suis pas Nouvelliste, & je m’en applaudis fort : je ne saurois me faire une occupation sérieuse de courir la Ville depuis le matin jusqu ‘au soir, pour faire un commerce de nouvelles, souvent fausses, & toujours altérées. Je n’entens pas l’art de joindre mes réflexions sur un événement à l’événement même, & de débiter ce mélange de vérité & de fiction, pour m’être communiqué mistérieusement avec une des prémiéres Têtes de l’Etat. Je ne saurois gagner sur ma raison de prêter une sotte crédulité à tout ce qui est avantageux à la Patrie, & de rejetter comme impossible tout ce qui lui est contraire. Bien moins encore puis-je me résoudre à ne me plaîre au récit d’une victoire, que lorsqu’elle a coûté beaucoup de sang ; & je ne suis pas de ces gens ridicules, qui craignent la Paix comme une conjoncture stérile pour les nouvelles. ◀Selfportrait

D’un autre côté, je ne voudrois pas donner dans la gravité extravagante de certains Esprits-Forts, qui regardent d’un œil tranquile ce qui arrive dans le Monde de plus intéressant. Cela s’apelle être déraisonnable par un excès de raison, & cesser d’être hom-[96]me à force de vouloir être parfaitement honnête-homme, sans être bon citoyen, sans aimer une Société dont on fait partie, & sans avoir de la chaleur pour ses intérêts. Cette chaleur n’est pas l’effet d’un esprit déréglé, qui cherche à s’inquiéter mal-à-propos. Elle est absolument nécessaire pour la conservation d’un Etat, & par conséquent c’est une qualité réellement estimable. Il faut seulement que la Raison guide ce zéle, & l’empêche de s’égarer dans des routes obscures qui ne ménent à aucune utilité. Qu’on se plaîse à se réjouir d’un événement avantageux à la République ; qu’on se fasse un devoir de s’affliger modérément d’un coup de la fortune qui ébranle l’Etat ; qu’on soit inquiet d’un orage prochain qui paroit menacer la Patrie ; rien de plus naturel, rien de plus humain. Mais gardons-nous bien de nous affliger, par une prévoyance outrée, d’un malheur éloigné, dont la probabilité dépend d’une longue enchaînure de considérations Politiques, que le moindre hasard peut déranger.

Le moyen de regarder de sang froid l’impertinence des Poёtes, & des Auteurs d’Epîtres Dédicatoires, qui par leurs éloges mendient la protection de quelque Grand ? Ils ne savent presque jamais employer que des louanges générales & outrées, qui pour m’exprimer proverbialement, sont des selles à tous chevaux, & souvent même des bâts à tous ânes. A les entendre, tout Magistrat est un Atlas infatigable, dont les épaules seules peuvent porter le fardeau de [97] l’Etat ; tout Homme de guerre est un héros du premier ordre, un modéle de prudence, un prodige d’intrépidité

Citation/Motto► Si du Bon-sens ainsi vous secouez le joug

En élevant au Ciel le moindre Capitaine ;
Que direz-vous du grand Eugéne,
Que vous restera-t-il pour chanter Marlborough ? ◀Citation/Motto

Non seulement il faut proportionner ses louanges au mérite de ceux qu’on loue, il faut encore entrer dans le caractére particulier de leur mérite. Tout habile Homme d’Etat n’a pas la même forte d’habileté que Richelieu, ou que Heinsius. Tout grand Général ne l’est pas de la même maniére ; & il faudroit démêler avec dextérité ce que leur génie pour la Guerre, quoiqu’excellent chacun dans son genre, a pourtant de singulier & de différent

Comparer par exemple le Prince Eugene avec Alexandre, c’est plutôt le moyen de révolter la raison que de captiver sa bienveillance.

Qu’on trouve du raport entre Alexandre & le Roi de Suéde, j’y consens. Ils n’ont pas eu les mêmes succès, mais ils se ressemblent parfaitement dans la hardiesse, & dans la vaste étendue de leurs projets, Mais on peut dire que le Vainqueur de Darius n’a eu rien de commun avec Eugene, que son intrépidité

Si l’Antiquité nous offre quelque cho-[98]se de comparable à notre Héros moderne, ce ne sauroit être qu’Annibal, dont le seul nom emporte l’idée d’un Capitaine achevé.

L’un & l’autre se sont frayé un chemin dans l’Italie par les Alpes ; l’un & l’autre dégageant leur conduite de l’empire de la Fortune, n’ont dû leurs succès qu’à leur courage, & à leur habileté consommée dans l’Art Militaire ; ils se sont également apliqués à connoître le naturel des Généraux qu’on leur opposoit, & à mettre à profit leurs bonnes & leurs mauvaises qualités. Annibal n’a pas pénétré plus avant dans le caractére des Scipions, des Flaminius, des Varrons & des Fabius, qu’Eugene dans le génie de Catinat de Villeroi, de Vendôme, & de Villars. Tous deux ont triomphé, par la seule supériorité de leurs lumiéres, d’un Ennemi plus fort qu’eux, mieux fourni de toutes les choses nécessaires pour ses entreprises, & plus à portée de se servir de l’avantage des lieux. Tous deux ont su devenir l’ame de leurs Armées, composées de différens Peuples, & qui souvent destituées de tout, n’avoient d’autres ressources que dans les lumières de leur Général,

Enfin, ils ont su tromper l’un & l’autre, par une vigilance incroyable, les soins de leurs Ennemis les plus expérimentés ; & en ont lassé la vigilance, par une fermeté victorieuse de tous les obstacles. Voici la seule chose qui distingue le caractére de ces deux Héros.

[99] Citation/Motto► Dans la carrière de la Gloire,

Eugène court toujours de travaux en travaux.
Et dans le sein de la Victoire
Annibal endormi goûte un lâche repos. ◀Citation/Motto

Un Ecrivain fort habile à démêler par ses réflexions le caractére des grands Hommes, trouve le principe de l’indolence d’Annibal à domter entiérement les Romains, dans la dangereuse nouveauté des plaisirs, qu’il goûta alors pour la premiére fois. Dès la prémiére jeunesse il avoit toujours été dans les fatigues de la Guerre, occupé uniquement de son amour pour la Gloire : les projets de ses conquêtes ne lui laissoient pas le loisir de songer à la volupté, à peine en avoit-il une idée

Mais après la bataille de Cannes, son avidité pour la Gloire satisfaite en quelque sorte, lui donna du relâche. Il y eut alors du vuide dans son cœur, & les plaisirs vinrent bientôt l’occuper en foule

Capoue étoit une de ces Villes, où la douceur du climat, la fertilité du terroir, & l’oisiveté d’une longue paix portent les habitans à rafiner sur la volupté. Annibal en opposa bientôt le charme séducteur à l’austére rudesse de sa vie passée.

Plus cette volupté se presentoit à lui avec tout ce qu’elle a de riant, plus sa tempérance lui paroissoit odieuse & fatigante. En un mot, il se livra aux plaisirs, qui lui avoient été inconnus, & s’y livra avec fu-[100]reur, par cela même qu’ils lui avoient été inconnus.

Cette réflexion me donne lieu d’en faire une autre. Il n’y a rien de si dangereux, que de ne s’être point familiarisé avec le plaisir dès sa jeunesse : j’entens ce plaisir qui ne devient criminel que par l’abus qu’on en peut faire.

Un esprit bien fait, qui s’est formé une habitude de se partager entre l’austérité des occupations sérieuses, & l’agrément des plaisirs licites, se fait un charme de cette vicissitude. Le plaisir n’a pas pour lui cette nouveauté fatale, qui surprend l’imagination & qui étourdit le jugement ; il sort de l’agréable pour entrer dans l’utile, avec la même facilité dont il abandonne pour quelque tems l’utile pour s’attacher à l’agréable.

Il n’en est pas ainsi de ceux qui, par humeur ou par un faux raisonnement, se sont toujours arrachés aux divertissemens que la vertu autorise. Si une fois le plaisir peut surprendre leur sagesse hors de garde, il fait fur leur ame des impressions violentes, il en triomphe entiérement ; leur raison qui leur en dérobe la jouissance, leur devient odieuse ; ils comptent pour perdu tout le tems qu’ils ont passé en des occupations destituées d’agrément ; leur cœur entiérement rempli de leur nouveau panchant, n’est plus accessible au devoir.

Non seulement ils abuseront, des plaisirs innocens par un attachement excessif ; la douceur de ceux qui les ont agréablement [101] flatés, leur donnera une haute opinion de ceux dont ils n’ont pas encore fait l’essai. En un mot ils seront semblables à un fleuve, dont une digue a longtems retenu l’impétuosité. Dès-qu’une fois il a forcé cet obstacle, il se répand dans les campagnes voisines, il renverse tout, & rien n’en sauroit arrêter la violence pernicieuse.

J’avoue que j’entens avec indignation de gens graves & pleins d’un solide mérite, déclamer contre les divertissemens innocens, & les attaquer comme des crimes énormes. Qu’y a-t-il, par exemple, de si criminel dans un Bal, pour tant crier contre les Bals ? Les danses qu’on y fait, ressemblent-elles à cette Danse Ionienne, qui par des mouvemens impudiques tendoient des piéges à la vertu ? Point du tout. Notre Danse n’est qu’un agréable mêlange de mouvemens aussi modestes que beaux, qui par un modique exercice augmentent la disposition & la légéreté du corps, en répandant la gayeté dans le cœur & dans l’esprit. Je suis vieux & d’une humeur sérieuse, je n’aime point la Danse. Un autre est jeune & enjoué, la Danse lui plaît. Mais l’humeur sombre & l’humeur gaye n’entrent point dans l’essence de la Vertu ; & si je trouve un délassement de l’esprit dans la bagatelle sérieuse, je ne saurois tirer de-là un droit de condamner la bagatelle enjouée.

Je m’amuse dans mon cabinet à composer le Misantrope, du même fond dont un jeune homme va montrer sa légéreté dans un Bal : l’amour du plaisir, la nécessité d’en [102] goûter quelquefois, & une vanité permise, font que je compose, & qu’il danse : il est aussi autorisé par sa jeunesse à se divertir à sa maniére, que je le suis par mon âge à me plaîre dans mes amusemens.

S’il se faisoit ime occupation de courir les Bals, au-lieu de s’en faire un divertissement passager, je le trouverois fort blâmable ; & je ne le serois pas moins, si je donnois tout mon tems à un Ouvrage auquel je ne travaille que par un pur motif de plaisir. Mais si pendant un hiver il va sept ou huit fois au Bal, & si je m’occupe quelques heures par semaine à faire le Misantrope, je crois qu’on peut facilement nous le pardonner à l’un & à l’autre. ◀Level 2 ◀Level 1