Citation: Justus Van Effen (Ed.): "LII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\011 (1711-1712), pp. 85-94, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1710 [last accessed: ].


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LII. Discours

Level 2► Metatextuality► Je prétens aujourd’hui ne m’attacher point à un seul sujet, obéir simplement à mon génie, & m’abandonner à mes réflexions. Je commencerai mon Ouvrage à tout hazard, & je le finirai comme je pourrai. ◀Metatextuality

On parle dans cette République, en des termes pleins d’admiration, de la Sobriété des anciens Hollondois, & de leur indifférence pour les Richesses. On considére avec un profond respect la conduite de ces Péres de la Patrie, qui avant que de s’assembler pour le bien de l’Etat, prènoient un repas frugal à l’ombre de quelque arbre

Cependant, à examiner la chose de près, il est probable qu’il y avoit dans cette tempérance, plus d’habitude que de raisonnement, plus de naturel que de vertu. Supposé même qu‘ils eussent connu l’usage des Richesses, il ne faut pas une grande force d’esprit pour leur préférer la Pauvreté quand on considére ces deux états en eux-mêmes & débarassés des accessoires qui les accompa-[86]gnent ordinairement. Une honnête Pauvreté, qui n’exlut pas le nécessaire, laisse l’homme dans toute son indépendance ; & les soins que traîne après lui le superflu, le rendent esclave de ses trésors. De cette maniére il se peut qu’on fuye les Richesses, plutôt par indolence que par vertu. Ajoutons que du tems de ces sobres Bataves, la honte & le mépris étoit attaché aux usages les plus ordinaires qu’on fait des Richesses, qu’il y avoit de la gloire à ne point paroître au dessus de ses Concitoyens. Les Charges, les Dignités, l’Estime & le Respect, étoient accordés au mérite & non pas aux trésors. La Pauvreté ne faisoit que rendre plus vénérable un homme vertueux & habile, on pouvoit en quelque sorte aimer la Pauvreté par intérêt.

Les Aristides & les Phocions de l’Antiquité étoient justement dans le même cas ; ils rejettoient les trésors dont ils pouvoient se mettre en possession sans peine. Faut-il tant s’en étonner, & leur sagesse étoit-elle de difficile pratique ? Sans le secours de l’abondance ils jouissoient de la considération de leurs Compatriotes, & gouvernoient la République d’Athénes avec une autorité presque absolue. Les Richesses leur auroient causé plus d’embarras que d’agrément. Ce n’est que depuis qu’on a détaché la honte du Vice pour l’unir à la Pauvreté, que les personnes à qui l’avarice n’est pas naturelle, ont couru après les trésors par un motif de gloire, & qu’on a pu dire :

[87] Citation/Motto► L’Or même à la laideur donne un teint de beauté,

Mais tout devient affreux avec la pauvreté. ◀Citation/Motto

Quand je songe quelquefois à ma jeunesse, le souvenir d’un tendre commerce vient souvent se présenter à mon imagination, avec tout ce qu’il a de plus flateur pour la vanité : mon imagination remplie de ces idées riantes, fait bientôt agir les ressorts les plus cachés de mon cœur, elle y cause un desordre délicieux, un mouvement tendre & vif dont j’ai de la peine à me défendre, & auquel je me fais un plaisir de m’abandonner ; mais ma raison soutenue par mon âge, ne laisse pas longtems mon cœur en proie à cette dangereuse agitation ; je m’efforce bientôt à rapeller dans mon esprit, les chagrins que traîne après elle la passion la plus heureuse, même la bassesse qu’il y a dans la conduite d’un Amant, & l’extravagance de ces sentimens délicats dont il s’aplaudit le plus. Ces images me raménent bientôt du plaisir à la raison ; & revenu à ma prémiére tranquilité, je me félicite de n’avoir pas attendu le secours de la vieillesse, pour sauver mon cœur d’un trouble si cruel, & mon esprit d’un déréglement si funeste. Ma raison est alors contente d’elle-même, & cette satisfaction de la raison est une volupté qu’on ne sauroit comprendre, à moins d’en avoir goûté toute la douceur.

[88] Un homme d’un âge avancé qui donne encore dans une tendresse formelle, est rarement un brutal ou un sot. Il peut manquer de raisonnement, mais il a d’ordinaire l’esprit délicat & l’ame belle. Rarement s’aveugle-t-il assez pour ne pas connoître la foiblesse qu’il y a à loger un cœur amoureux dans un corps qui n’est plus aimable. Mais il prétend remplacer les agrémens qu’il a perdus, par des sentimens subtilisés, & par une galanterie rafinée. Au défaut de se faire aimer, il sait en sorte que sa Maîtresse s’aime davantage elle-même, & il prétend qu’elle a lui ait obligation des alimens qu’il fournit à son amour-propre. St. Evremont a épuisé quelquefois pour Madame de Mazarin, tout ce que l’esprit peut fournir de plus recherché & de plus flatteur à un cœur complaisant au suprême degré. Metatextuality► Voici comme il parle à cette Dame, dans une de ses Lettres. ◀Metatextuality

Level 3► Letter/Letter to the editor► « Demanderai-je que vous aimiez une personne de morn âge ? je n’ai pas vécu d’une maniére à pouvoir espérer un miracle en ma faveur. Si le mérite de mes sentimens obtenoit de vous un regret que je sois vieux, & un souhait que je fusse jeune, je serois content. La grace d’un souhait est peu de chose, ne me la refusez pas. Il est naturel de souhaiter que tout ce qui nous aime soit aimable.

Il ne fut jamais de passion plus desintéressée que la mienne. . . . . Je regarde vos Amans comme vos sujets, au-lieu de les [89] haïr comme mes rivaux ; & ce qui est à vous m’est plus cher, que ce qui est contre moi ne m’est odieux.

Une réflexion sérieuse vient m’avertir que vous vous moquerez de tout ce discours : mais vous ne sauriez vous moquer de mes foiblesses, que vous ne soyez contente de votre beauté ; & je suis satisfait de ma honte, si elle vous donne quelque satisfaction. . . . . 

On sacrifie son repos, sa liberté, sa fortune ; la gloire ne se sacrifie point, dit Montagne. Je renonce ici à notre Montagne, & je ne refuse pas d’être ridicule pour l’amour de vous. Mais on ne sauroit vous faire un sacrifice de cette nature-là : il ne peut y avoir du ridicule à vous aimer. » ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

Voilà des sentimens bien délicats. Mais qu’est-ce que la délicatesse des sentimens, quand elle n’a de ressource qu’en elle-même ?

On se trompe d’ordinaire, selon moi, sur le caractére de Philosophe. On donne souvent ce nom à un homme qui a lu un grand nombre de Livres de Philosophie, qui a quelque idée des différens Systémes, qui fait par cœur les Argumens qui les apuyent. Il fait comment Descartes prouve ses Tourbillons, & comment Mr. Locke renverse les Idées Innées : les rêveries de Platon, & les ténébres d’Aristote ont laissé dans son esprit quelques expressions vides de sens.

[90] Pour moi je n’apelle pas un tel Savant, Philosophe ; ce n’est proprement qu’un Littérateur de la Philosophie, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Le titre de Philosophe ne me paroit dû qu’à ceux qui raisonnent de leur propre fond, & dont le jugement agit plus que la mémoire. Ils pressent les argumens des autres, ils profitent de leurs découvertes : mais ils les digérent par la méditation, ils savent les enchaîner à leurs propres idées, & gardant une indifférence entiére pour les opinions d’autrui, ils ne les adoptent que quand leur raison en a décidé en dernier ressort.

Autre erreur sur la Philosophie. On croit que c’est être Philosophe, que de ne s’occuper que de sujets qui paroissent au dessus de l’élevation ordinaire de l’esprit humain.

Mesurer le cours des Astres, fouiller dans les entrailles de la Nature, se perdre dans les méditations abstruses de la Métaphysique, voilà seulement ce qu’on croit du ressort de la véritable Philosophie. Idées vagues qui ne caractérisent en aucune maniére cette Science merveilleuse.

Le vrai Philosophe, plus avide de l’Utile que charmé du Curieux, raporte toutes ses vues à l’excellence de sa nature, & au but de son existence. Il fait qu’il n’est pas créé pour démêler les routes des Astres. Il respire pour se procurer un véritable bon-[91]heur, en conformant toutes ses actions à une Raison pure & débarassée des préjugés du Peuple.

Sa principale étude c’est de former sa raison, de la rendre éclairée & exacte, de pénétrer dans la nature de ses devoirs, en un mot de concilier la Vertu avec l’agrément de la vie, & avec le bonheur des Etres semblables à lui. Il n’a commerce avec les autres Sciences, qu’autant qu’il en peut tirer des lumières pour celle que je viens de dépeindre, à moins qu’ils ne s’en veuille servir quelquefois comme d’un plaisir & d’un délassement.

On peut conclure de ce raisonnement, que d’ordinaire c’est être Philosophe, que s’éloigner de ce que le Vulgaire apelle Philosophie.

Citation/Motto► « C’est l’Erreur que je fuis, c’est la Vertu que j’aime ;

Je songe à me connoître, & me cherche en moi-même.
C’est-là l’unique étude, où je veux m’attacher.
Que l’Astroblabe en main, un autre aille chercher
Si le Soleil est fixe ou tourne sur son axe,1
Si Saturne à nos yeux peut faire un paralaxe.
[92] Que Rohault vainement féche pour concevoir,
Comment tout étant plein tout a pu se mouvoir ;
Ou que Bernier compose & le sec & l’humide,
Des corps ronds & crochus errans parmi le vuide :
Pour moi sur cette Mer, qu’ici-bas nous courons,
Je songe à me pourvoir d’esquis & d’avirons ;
A régler mes desirs, à prévenir l’orage ;
A sauver, s’il se peut, ma raison du naufrage. » ◀Citation/Motto

La véritable Philosophie embrasse toutes les actions de la vie, la conduite générale de l’homme : elle entre même dans son enjouement & dans ses badinages, en y répandant les lumiéres d’un Bon-sens inaltérable, qui met une différence essentielle entre les amusemens d’un Honnête-homme & les bousonneries d’un Faquin.

Je trouve un Traité sur quelque matiére que ce soit, absolument mauvais, quand il ne facilite pas à l’esprit le moyen de définir exactement le sujet qu’on lui présente. Tel est le Discours du Pére Rapin sur l’Eloquence, tel est le Traité de Longin sur le Sublime, & tels me paroissent la plupart des Traités que nous ont laissé les Anciens. Cicéron nous force à admirer ses lumie-[93]res & son génie. Il est aussi bon Philosophe que grand Orateur. Cependant son Traité de l’Amitié, qui charme l’esprit par un grand nombre de belles vérités, n’éclaire pas entiérement la raison, faute de cette méthode sure de raisonner, qui étoit encore inconnue de son tems. Il nous dépeint les devoirs d’un Ami sans aller à la véritable source de l’Amitié, & sans nous exposer nettement la nature de cette union utile & délicieuse.

S’il nous avoit fait sentir que la véritable Amitié n’est autre chose qu’un Contract tacite entre deux personnes, qui touchées d’un mérite naturel, & de la conformité de leurs humeurs, s’engagent, en partie par inclination, en partie par un intérêt raisonnable, à se rendre tous les devoirs que la Raison & un Amour-propre réglé peuvent permettre ; il auroit pu tirer de cette idée, l’étendue & les bornes que l’Amitié exige de nous ; nous n’aurions point été embarassés par des régles vagues & incertaines ; & par son secours nous aurions pu distinguer l’Amitié raisonnable d’avec l’Amitié fougueuse & déréglée, qui dégénére en une véritable passion.

Je suis sûr que c’est ne pas savoir une chose, que de n’en pouvoir pas ramasser toutes les propriétés dans une seule idée complette à distincte, qu’on apelle définition. On peut la placer à la fin, ou au commencement d’un Traité, & ces différentes méthodes peuvent plaîre à différens tours d’esprit. Quant à moi je suis pour la [94] derniére, dès qu’on commence par donner au Lecteur une idée générale & méthodique de tout ce qui va faire l’objet de son attention. Cette idée sera obscure d’abord, il est vrai ; mais chaque pas qu’il avancera dans sa lecture, éclaircira une partie de cette idée ; il y raportera tout comme à un centre qu’il ne perd jamais de vue ; sa raison agira plus que sa mémoire ; & sans rien perdre de ce qu’il lit, il le trouvera à la fin entiérement concentré dans sa définition.

Je trouve l’autre méthode plus embarassante pour l’esprit, & plus fatigante pour la mémoire. Avant que de parvenir à sa définition, on court risque d’avoir oublié quelque idée qui doit y aboutir, & souvent on est obligé de rebrousser chemin.

Les Auteurs qui négligent ces méthodes, me sont suspects de ne savoir pas leur matiére à fond, & d’écrire sans avoir fait un plan général de leur Ouvrage. Cependant, à mon avis, il faudroit un Plan dans une Ode Pindarique même, pourvu que les liaisons en fussent cachées avec art. ◀Level 2 ◀Level 1

1On voyoit bien que Boileau n’étoit pas Astronome, l’Astrolabe n’a pas l’usage qu’il lui donne. On peut encore le reprendre d’avoir fait Paralaxe masculin