Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LI. Discours", dans: Le Misantrope, Vol.2\010 (1711-1712), pp. 74-85, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1709 [consulté le: ].


Niveau 1►

LI. Discours

Niveau 2► Hier au soir j’étois dans un fauteuil devant un bon feu, occupé à l’agréable lecture d’Horace. Je me fais un plaisir, à l’âge ou je suis, de relire les Auteurs que j’ai aprouvés autrefois, pour voir sans préjugé si le tems ne m’a pas changé le goût, & s’ils me paroisient toujours avoir le même agrément. Je trouvai dans ce Poëte Latin des beautés, qui même jusques-là avoient échappé à mes réflexions ; le sublime réglé de ses pensées, le choix de ses termes, & la force & l’harmonie de ses Vers Lyriques me semblérent également dignes d’admiration. Mais en partie l’aplication de mon esprit, & en partie la chaleur du feu, firent que je m’endormis tout-à-coup ; je fus même plongé dans une rêverie, qui avoit beaucoup de raport à ce que je venois de lire.

Traum► Citation/Devise► « Somnia quæ mentes ludunt volitantibus umbris,

Non delubra Deûm, nec ab æthere Numina mittunt,
[75] Sed sibi quisque facit : Nam cum prostraia sopere,
Urget membra quies, & mens sine pondere ludit,
Quiquid luce fuit, tenebris agit. . . . . »

Bon ! les songes capricieux

N’ont pas leur source dans les Cieux.
Quand le sommeil se glisse en nos ames lassées,
Le cerveau dégagé du joug de la Raison,
Prend l’essor sans contrainte, & mêlant nos pensées,
Fait une burlesque union
Des images du jour dans la nuit retracées. ◀Citation/Devise

Mon imagination qui se trouvoit dans l’assiette que je viens de dépeindre, me transporta sur le Parnasse, que je trouvai entiérement conforme aux descriptions des Poёtes. Apollon étoit dans une espéce de tribunal, avant à sa droite quatre Muses & autant à sa gauche. La neuviéme étoit devant lui dans un siége plus bas, pour s’acquiter de sa charge de Sécretaire ; & l’on voyoit devant le tribunal, un bon nombre de Poёtes Latins & François séparés en deux bandes.

Les uns & les autres s’étoient plaints souvent de l’ennui que leur donnoient certains fâcheux, qui étant éloignés de leur goût & de leur tour d’esprit, les empêchoient de jouir d’une conversation plus agréable. Le Dieu des Vers trouvoit cette plainte bien [76] fondée, & les avoit tous assemblés pour examiner leurs caractéres, & pour leur donner des compagnons à leur fantaisie. Avant ce jour, Pétrone essuyoit sans cesse les pointes de l’Auteur des Amours, Amitiés & Amourettes Boileau avoit toujours à ses trousses son ennemi Lucain. Horace tâchoit en vain d’éviter Ronsard. Virgile trouvoit en Cyrano de Bergerac un fâcheux perpétuel, & lui-même il vouloit souvent chanter ses Eclogues à Fontenelle, qui ne s’y plaîsoit en aucune maniére.

Mécénas étoit le Conducteur de la Troupe Latine. Phébus lui avoit ordonné de dépeindre le mérite de tous ceux qui s’offroient pour avoir un Compagnon François, & je fus choisi pour m’acquiter du même emploi à l’égard des Modernes. Il faloit rêver, comme je faisois, pour ne me pas croire indigne de cette grace : mais agréablement trompé par mon songe, je croyois le mériter de reste, & je prétendois connoître exactement la juste valeur du mérite de tous nos Poёtes.

Mécénas fit d’abord avancer son bon ami Horace, dont il dépeignit ainsi le caractére.

Citation/Devise► Favori des neuf Sœurs, l’incomparable Horace,

Se livrant au beau feu de son heureuse audace,
Tybre fit le premier retentir sur vos bords,
De la Lyre des Grecs les ravissans accords.
L’épithéte avec choix en ses Vers enchassée,
Fait l’effet sur l’esprit de toute une pensée.
Son goût exact & sûr par de sages bons-mots,
[77] Sut venger la Raison des insultes des Sots.
Philosophe enjoué, son utile malice
Sapa le ridicule & confondit le vice,
Jamais d’un faux esprit la trompeuse beauté,
Ne fit voir dans ses Vers le Bon-sens maltraité.
Trop heureux si la Muse, à son sujet fidelle,
Aux loix de la méthode eût été moins rebelle. ◀Citation/Devise

J’étois ravi de voir que l’amitié n’aveugloit point Mécénas jusqu’à lui cacher les défauts de son favori, qui souvent dans ses Odes s’abandonne à ses réflexions, & néglige de nous parler de ce dont il a fait d’abord la matiére de ses vers.

Personne ne me parut plus propre à être comparé à Horace que Boileau, & Metatextualité► voici le portrait que j’en fis. ◀Metatextualité

Hétéroportrait► Citation/Devise► Despréaux éclairé des lumiéres d’Horace,

Donne à ses traits railleurs plus de tour, plus de grace ;
Son fertile génie, au bon-sens épuré,
Sur la route du vrai court d’un pas assuré.
Jamais ce mâle Auteur d’aucun mot inutile
De ses Vers châtiés n’embarasse le stile ;
Et la rime bisarre, & l’exacte raison,
Contractent sous ses mains une heureuse union.
Heureux si moins ravi du grand vol de Pindare
Il eût mieux évité l’infortune d’Icare ;
Et qu’il n’eût point mêlé dans ses Vers envieux
Avec le fade Auteur l’Auteur judicieux. ◀Citation/Devise ◀Hétéroportrait

[78] A peine mon choix eut-il été aprouvé d’Apollon & enrégistré par la Muse Sécretaire, que j’aperçus La Motte, & que j’eus regret ce ne ravoir pas donné pour compagnon au Lyrique Latin. Le Dieu du Parnasse voyant mon embarras, me dit de ne me mettre en peine de rien, & que La Motte ne manqueroit pas de compagnie, puisqu’il avoit résolu de le garder auprès de lui.

Phédre fut le second Poёte Latin qui se mit sur les rangs, voici comme on rendit justice à son mérite.

Citation/Devise► A l’esprit des Romains sa plume a retracé

Les utiles leçons d’un Esclave sensé.
De ses termes choisis l’élégante justesse
Sert chez lui de grandeur, de tour & de finesse
Sans tirer de l’esprit un éclat emprunté,
Le vrai plaît en ses Vers par sa simplicite. ◀Citation/Devise

Il ne falloit pas être bien habile pour trouver du raport entre le génie de Phédre & celui de La Fontaine. Metatextualité► Voici quelle idée je crus pouvoir donner de son tour d’esprit. ◀Metatextualité

Hétéroportrait► Citation/Devise► De l’agréable La Fontaine

La rime orne les Vers, & jamais ne les gêne ;
Tout ce qu’il dit, paroit partes Graces dicté.
Dans des chemins fleuris toujours il nous proméne.
De ses tours la fertilité
Donne à la Fable ancienne un air de nouveauté
[79] Et par une heureuse adresse,
Il fait rendre le naïf
Compatible avec le vif.
Le bons-sens de ses Vers n’exclut pas-la finesse ;
Et cet Auteur sans égal,
Quand il suit Phédre à la piste,
Prend un air original ;
Phèdre paroit son copiste. ◀Citation/Devise ◀Hétéroportrait

Si les songes avoient quelque ordre, le portrait de Virgile auroit dû précéder celui de tous les autres. Mais il n’en fut pas ainsi, & cela n’importe guéres, pourvu qu’il soit ressemblant ; Metatextualité► vous en jugerez. ◀Metatextualité

Virgile sagement charmé du merveilleux,

Aux Romains dans le Ciel fut trouver de Ayeux.
En conduisant Enée à la riche Ausonie,
Par les Dieux mis en œuvre il soutint son génie.
Sublime, il ne va pas se perdre dans les airs ;
Et simple, un terme bas n’avilit point ses Vers,
A leur noble cadence une oreille attentive
Lie aux plus foibles sens la raison fugitive ;
Mais il fait fondre en pleurs son malheureux Héros.
D’abord que l’Aquilon se rend maître des flots ;
De son cœur trop humain l’excessive tendresse,
A son pieux Guerrier fait part de sa foiblesse ;
[80] Et rend le Petit-fils du Monarque des Dieux,
Aussi méchant Soldat que bon Religieux.

Le dernier Vers me rapella dans l’esprit une pensée de St. Evremont, qui trouve le bon Enée plus propre à fonder un Couvent, qu’à fonder un Empire. Chapelain cependant s’avança avec beaucoup de confiance, ne doutant point que le génie de Virgile & le rien ne fussent faits exprès l’un pour l’autre. Arrêtez, arrêtez, lui dis-je.

Citation/Devise► Avec ce fameux modéle,

Par tes héroïques traits,
Nous venons si tu peux entrer en paralléle,
Quand la rustique Pucéle
Saura mieux parler François. ◀Citation/Devise

J’avoue que j’étois bien intrigué pour trouver parmi les François un Poёte comparable à l’Auteur de l’Enéïde. Il est vrai que Télémaque est véritablement un Poёme Epique, & pour m’exprimer avec Mr. de La Motte,

Citation/Devise► « Notre âge retrouve un Homére

Dans ce Poёme salutaire
Par la Vertu même inventé :
Les Nymphes de la double cime,
Ne l’affranchirent de la rime,
Qu’en faveur de la Vérité. » ◀Citation/Devise

Mais le génie de cet illustre Prélat est tout-à-fait différent de celui de Virgile, qui lui céde indubitablement pour la richesse de l’imagination & pour la force du raisonnement. Cet esprit le plus beau de notre Siécle, a su envelopper les plus inestimables trésors de sagesse sous une fiction riche & soutenue ; & je doute qu’il y eût eu rien de défectueux dans son Ouvrage, s’il n’avoit pas mieux aimé s’endormir quelquefois avec Homére, que de le surpasser toujours.

Dans l’embarras où je me trouvois, je jettai par hazard les yeux sur une troupe de Tragiques François, & je considérai qu’il faut à peu près le même tour d’esprit pour la Tragédie que pour la Poësie Epique. En effet, l’une & l’autre demandent de l’élevation & de la force dans l’expression & dans la pensée. L’une & l’autre ont commerce avec les Héros & les Rois. Toutes deux animent la passion, par les caractéres qu’elles dépeignent ; & par des intrigues ménagées avec art, elles attachent notre curiosité à la recherche du dénouement.

Entre tous ces Poёtes Dramatiques, Racine me parut avoir le plus de raport avec Virgile. Metatextualité► Voici comment j’exprimai ce que je pense à son égard. ◀Metatextualité

Hétéroportrait► Citation/Devise► Racine éguillonné du succès de Corneille,

Sur la Scène entassa merveille sur merveille :
De son stile plus pur la force & la douceur,
Par l’esprit satisfait pénétrent jusqu’au cœur.
[82] Réglé dans ses transports, son austére sagesse
S’éloignant du phébus évite la bassesse ;
Egal en ses beautés , grand, fleuri, merveilleux,
Jamais il ne renonce au langage des Dieux.
Mais du goût des François l’habitude l’enchaîne,
Il ne fait aux Romains donner l’ame Romaine.
Au-lieu de revêtir la fierté de Titus,
Ou du Vainqueur fameux des Persans abattus,
Le Romain & le Grec, qu’un fade amour domine,
Dans ses timides Vers ont le cœur de Racine. ◀Citation/Devise ◀Hétéroportrait

A peine eus-je achevé ce portrait, qu’un petit Homme tortu & bossu parut devant le trône d’Apollon.

Citation/Devise► Un mot, dit-il, Sire Phébus,

Moi qui, bien-que Rimeur perclus,
Ne suis Rimeur à la douzaine,
Et fus tandis que je vécus,
Nommé malade de la Reine,
Dont j’exerçois avecque peine
L’emploi chetif pour mille écus.
Savez-vous bien que plus habile
Que moi, ne sut jamais un sot
Que souvent mon burlesque stile
Sut faire boulonner Virgile,
En le traduisant mot à mot ?
[83] Or je vous conjure beau Sire,
Par votre sacré Violon,
Que ne me veuilliez éconduire.
Et qu’à mon bon Ami Mâron,
Etant toujours son Compagnon,
Je puisse aprendre l’art de rire.
En ses Vers toujours il pleura.
Mais, pourvu qu’il soit corrigible.
Mon humeur le corrigera ;
Et s’il est animal risible,
Avec moi rire il lui faudra. ◀Citation/Devise

Le Dieu du Parnasse avoit bien de la peine à garder son sérieux à cette plaisante proposition : il ne laissa pas de l’aprouver, convaincu que Scarron ne seroit pas un Compagnon inutile à ces deux Auteurs sérieux.

L’art de savoir badiner de tems en tems, donne au sérieux même un air aisé, qu’une humeur toujours sombre lui ôte à coup sur.

Pétrone se présenta alors d’un air indolent, & même un peu efféminé ; il est difficile d’en atraper bien la ressemblance ; Metatextualité► voici pourtant comme Mécénas s’y prit. ◀Metatextualité

Hétéroportrait► Citation/Devise► Docte Epicurien, débauché délicat

L’effroi du Pédant, & du Fat,
A la Nature il laissoit en partage
Le soin de régler ses desirs,
Et croyoit mériter le beau titre de Sage,
En rafinant sur les plaisirs.
[84] Jamais des maux passés la pensée importune,
Sous de noires vapeurs n’accabla son cerveau,
De l’obscur avenir il posoit le fardeau
Sur les ailes de la Fortune.
Un plaisir délicat & vif
De sa molle conduite étoit le seul motif.
Sa voluptueuse lecture
Sans s’attacher au fruit ne s’amusoit qu’aux fleurs ;
Et son indolente censure
Punissoit la sottise, & faisoit grace aux mœurs.
De se faire un effort son génie incapable
Aux douceurs du repos ne daignoit s’arracher,
Il attendoit le moment favorable
Que la verve le vint chercher.
Quand il étale la Sagesse
D’une utile réflexion,
On penseroit que sa raison
S’y laisse entraîner par paresse.
Avec lui-même il fut toujours d’accord.
Il vécut sans songer aux devoirs de la vie ;
Et lorsqu’elle lui fut ravie,
Il se fit un jeu de la mort. ◀Citation/Devise ◀Hétéroportrait

St. Evremont me parut si propre à être comparé avec son cher Pétrone, que le portrait de l’un me sembloit être le portrait de l’autre.

Hétéroportrait► Citation/Devise► Paroissez, dis-je, ami Saint-Evremont,

De Pétrone soyez le compagnon fidéle ;
[85] Le savant Dieu du double Mont
Sit vos esprits sur le même modéle :
Mais on peut bien être assuré
Que ce modèle est égaré. ◀Citation/Devise ◀Hétéroportrait ◀Traum

Metatextualité► Le reste de mon songe une autre fois. ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1