Le Misantrope: XLIX. Discours
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XLIX. Discours
Livello 2
Il est sur que la Rusticité est
capable de répandre un ridicule sur le mérite du monde le plus
achevé, & qu’au contraire la Politesse peut concilier
l’estime & l’amitié de tout le monde à un mérite fort
ordinaire. On peut induire de-là, sans entrer dans de longues
discussions, qu’il est digne d’un homme raisonnable de tâcher
d’acquérir cette Politesse. Ceux qui ont des lumiéres & des
sentimens humains, voient très clairement que les bonnes
qualités ne doivent pas se raporter uniquement à celui qui les
posséde, mais qu’elles doivent avoir encore de la liaison avec
la Société & avec le Commerce du Monde. Il faut donc avouer
qu’il y a quelque chose de brutal & de Cynique dans la
conduite de ces Philosophes, qui veulent se dégager de la
bienséance comme d’un joug incommode. Enivrés d’une sotte
gloire, ils ne comprennent pas que la Philosophie doit avoir
sur-tout en vue de nous aprendre à nous acquiter de tous les
devoirs de l’Humanité, & à rendre notre commerce doux &
facile à ceux que nous fréquentons. D’un autre côté, il seroit
bon de raisonner un peu mieux sur la Politesse, & de s’en
former des idées moins embrouillées. Je crois pour
moi que la véritable Politesse, que la Raison autorise &
prescrit, n’est autre chose que l’Art de conformer nos maniéres
& nos actions au goût des autres hommes, autant que la Vertu
peut le permettre. On ne sauroit réussir dans cet Art sans une
connoissance exacte du Cœur humain & sans celle des coutumes
& des mœurs de la Nation parmi laquelle on se trouve. On
peut voir par-là qu’il y a une Politesse générale, & une
autre plus particuliére. La prémiére est fondée sur la Raison,
qui tire de l’examen des inclinations des hommes certaines
régles générales pour leur plaîre : elle est de toutes les
Nations, & se peut trouver par-tout où l’on a l’usage du
raisonnement & de la réflexion. La seconde est déterminée
par la coutume & par l’habitude ; elle varie selon le goût,
l’humeur, & les préjugés différens de chaque Nation. Ainsi
autre est la Politesse Françoise, autre l’Italienne, autre
l’Espagnole &c. Pour la Politesse générale, elle est aussi
sure & aussi invariable que la Raison même qui en est le
principe ; tous les hommes ont en général le cœur fait de la
même maniére, tous sont sensibles à l’amour-propre, susceptibles
de vanité, portés à ne céder à personne, & même à vouloir
que les autres leurs cédent. Par conséquent, par-tout où l’on
censurera impitoyablement les pensées & les expressions de
ceux qu’on hante ; par-tout où l’on voudra fonder ses opinions sur la ruïne des sentimens d’autrui ; enfin par-tout
où l’on étalera un orgueil insolent, par-tout où l’on voudra
étouffer le mérite des autres pour ne faire briller que le sien,
on rendra indubitablement son commerce insupportable, & l’on
choquera les maximes de la Politesse générale & raisonnée. A
l’égard de la Politesse particuliére de chaque Pays, il saut
bien prendre garde à ne la pas confondre avec celle dont je
viens de parler. On voit bien qu’elles ne coulent pas d’une même
source, & qu’elles n’ont rien de commun ensemble. Faute
d’avoir toujours cette vérité présente à son esprit, on donne
dans un ridicule tout-à-fait odieux ; on mesure la Politesse des
autres Nations au goût & aux coutumes avec lesquelles on
s’est familiarisé ; & l’on ne distingue point l’impression
que l’Habitude fait sur les sens, d’avec l’impression que la
Raison fait sur l’esprit. Que diroit-on à Paris, si un Espagnol
tout rempli du génie & des coutumes de ses Compatriotes,
alloit critiquer dans la Capitale de France tout ce qui
choqueroit son goût habitué à des maniéres toutes différentes ?
Quel jugement en feroit-on, s’il répétoit à tout moment, nous ne
faisons pas ainsi en Espagne, ce n’est pas-là la maniére de
Madrid ? On le fisleroit indubitablement, & l’on
considéreroit ses critiques comme les effets naturels de
l’arrogance Espagnole. Cependant la plupart des François en
agissent à peu prêt ainsi : ils supposent hardiment que leur Nation est la plus polie du Monde, parce qu’il
n’y en a pas d’autre qui sache pratiquer mieux qu’elle la
Politesse François. Nous tirons les régles de la Politesse, de
nos maniéres ; puis examinant nos maniéres à ces régles, nous
les y trouvons parfaitement conformes, & nous concluons que
nous sommes les gens du Monde les plus polis. On peut voir sans
peine combien d’extravagance il y a dans un pareil raisonnement.
Un Moscovite, pourvu qu’il eût autant d’orgueil qu’un François,
pourroit prouver de la même maniére, qu’il n’y a rien de si poli
que les Moscovites, parce qu’ils savent mieux que qui que ce
soit, accorder leurs maniéres & leurs actions au goût de
leur Nation. Un François ne manqueroit pas de trouver cet
argument bien Moscovite ; mais rien n’empêcheroit le Moscovite,
s’il étoit sage, de trouver notre argument bien François, &
nous voilà à deux de jeu. Se rire des autres, est un argument
qu’on peut facilement retorquer ; & si l’on veut traiter
quelque coutume étrangére d’impolie, il faut prouver par de bons
raisonnemens, qu’elle choque la Politesse générale &
raisonnée dont nous avons parlé d’abord. Ces preuves manquent
d’ordinaire dans ces sortes d’occasions, & ne pouvant pas
tirer du secours de la Raison, on en apelle au Goût. Mais le
goût varie selon les Tems & les Nations ; ce n’est qu’une
chimére qui n’a rien de fixe ; & chimére pour
chimére celle d’un Moscovite vaut autant que celle d’un
François. D’où vient donc que nos maniéres se sont répandues
dans la plus grande partie de l’Europe, & qu’elles sont
goûtées & aplaudies par nos ennemis mêmes ? La raison en
saute aux yeux. C’est que notre Politesse est vicieuse, &
qu’il n’y a rien qui trouve l’esprit des hommes plus accessible
que le Vice, sur-tout quand il est assaisonné de quelque
agrément. Il est permis de s’insinuer dans l’esprit du Prochain,
& même l’Humanité nous y oblige ; mais la Raison & la
Candeur doivent être les limites de cette complaisance. Notre
Politesse a franchi ces bornes, & elle est dégénérée en une
infame flaterie. Faut-il s’étonner après cela que nos maniéres
soient goûtées universellement ? Je trouve encore une autre
raison qui ne nous fait pas plus d’honneur que la premiére. On
ne voit que trop dans le Monde certains Charlatans, qui à force
de prôner leur mérite & d’abaisser celui des autres,
réussissent enfin à se faire ajouter foi. On est assez sot pour
croire qu’il faut avoir une persuasion bien fondée de son
habileté, pour oser l’étaler d’une maniére si ferme & si
constante. Il en est tout de même des François. En répétant
continuellement qu’il n’y a rien de si poli qu’eux, que la Cour
de France est le centre de la Politesse, que les autres Peuples
ne sauroient se défaire de leur grossiéreté qu’à
Paris, ils ont fait en sorte qu’on les en a cru sur leur parole.
Ce sont de véritables Charlatans de Politesse, à qui leur
effronterie a donné la vogue. Il faut pourtant convenir, qu’il
n’y a point de Peuple chez qui la véritable Politesse fasse un
effet aussi brillant que chez les François. Ils ont d’ordinaire
un air dégagé & libre, qui les distingue avantageusement des
autres Nations, & qui répand sur leurs maniéres des graces
qu’on ne trouveroit guéres ailleurs. Nous devrions être
seulement moins fanfarons & plus raisonnables ; & au
lieu de chanter à tout moment dans les Pays étrangers, qu’on ne
fait pas ainsi à Paris, que ce n’est pas la maniére de France,
nous devrions adopter avec complaisance les coutumes de ceux
parmi lesquels nous nous trouvons. Il y a une véritable
rusticité & un orgueil odieux à choquer les maniéres des
autres Peuples, en leur opposant toujours les nôtres. La
Politesse que la Raison dicte, nous ordonne de nous insinuer
dans l’esprit des autres Nations, en nous conformant à leur goût
& à leurs coutumes. Si la Raison ne sauroit faire sentir aux
François que leur Politesse particuliére n’a rien de solide,
j’en apelle à l’expérience, qui le fera comprendre très
clairement. Il est sûr que cette Politesse est sujette au
changement, comme les Modes ; & qu’à présent on seroit tout
aussi ridicule avec les maniéres de la vieille Cour, qu’avec des
Canons & de Chapeaux pointus. Marque certaine qu’il n’y a
pas dans cette Politesse une conformité réelle avec
la Raison, qui agit par des principes fixes & immuables,
& qui par conséquent n’est pas sujette au changement.
Cependant ces Polis de la vieille Cour avoient le même mépris
pour la rusticité des autres Peuples, que ceux qui ont modéré la
Politesse antique, & qui l’ont rendue plus aisée & moins
gênante. Je voudrois bien examiner ici un problême qui me paroit
venir assez à propos. Quelles maniéres sont plus extravagantes,
celles de nos Petits-Maîtres d’à présent, ou celles de ces
Complimenteurs de profession qui étaient de mise il y a une
cinquantaine d’années ? Les Petits-Maîtres ayant senti le
ridicule de la Politesse qui étoit alors en vogue, se sont
imaginés que la Politesse en général n’étoit qu’une extravagance
étudiée, & ils se sont jettes inconsidérément dans une
extrémité toute opposée. Ils ont agi à peu près comme ceux qui
élevés dans une Religion déraisonnable, en aperçoivent le
foible, & qui mesurant tout autre Culte au leur, méprisent
la Religion en général, & donnent dans le doute universel
& dans le libertinage. Le Petit-Maître ne dit la vérité que
lorsqu’elle peut être offensante : au-lieu de s’amuser à médire,
il aime à insulter en face aux personnes, & à leur dire à
elles-mêmes tout le mal qu’il en sait : en un mot, il se pique
d’une franchise brutale, & se fait un plaisir & une
gloire de se rendre odieux. Les Polis de la vieille
Cour au contraire, ne parloient absolument que pour plaîre
&, pour flater ; leurs entretiens n’étoient qu’un commerce
de louanges outrées, qui augmentoient l’impertinence des Sots,
& révoltoient le bon-sens des Sages. Parmi eux les paroles
n’avoient point de sens fixe, & n’excitoient aucune idée
dans l’esprit de ceux qui connoissoient les maniéres dominantes.
A les entendre débiter leurs douceurs, toutes Femmes étoient des
beautés achevées, tout Homme étoit fait à peindre, & toute
Production de l’esprit étoit miraculeuse : en un mot, dans ce
tems-là entrer en conversation avec quelqu’un, c’étoit acquérir
toutes les bonnes qualités imaginables. Le mérite, le pauvre
mérite ne pouvoit arracher à ces loueurs perpétuels, que des
éloges usés sur la sottise & sur le ridicule. Il faut avouer
que l’un & l’autre des caractéres que je viens de dépeindre,
sont bien impertinens, & bien peu dignes d’un homme qui
pourroit raisonner s’il vouloit s’en donner la peine : plus je
les examine, & moins je sai qui des deux mérite le prix de
l’extravagance. Cependant, si j’en osois décider, je
soutiendrois qu’il y a plus de folie dans le caractére de
Petit-Maître, que dans celui de Complimenteur : mais en
récompense, je m’imagine que le dernier l’emporte sur l’autre
pour la sottise.