Le Misantrope: XLVI. Discours
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XLVI. Discours
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Les Enigmes sont si fort en vogue,
qu’il est bien juste que j’en dise un mot. Dès qu’on met le pié
dans une compagnie, ah, Monsieur, ou Madame, vous dit-on
avez-vous deviné une telle Enigme du Mercure ou de la
Quintessence ? Là-dessus l’Enigme est lue trois ou quatre fois,
& bien des personnes, après avoir affecté de rêver
profondément, devinent fort juste ce qu’ils ont déja entendu
deviner à d’autres. Cependant en voilà assez pour envoyer le nom
d’une personne si habile à l’Auteur du Mercure, & pour
surcharger son Ouvrage de quelque Rébus. Ce n’est pas depuis peu
de Siécles que les Enigmes sont en usage. Je suis fort porté à
croire qu’on en a fait depuis que les nommes ont préféré les
phrases obscures aux expressions claires & naturelles,
c’est-à-dire, à mon avis, depuis que le Monde est Monde. Les
Hiéroglyphes des Egyptiens n’étoient autre chose que des Enigmes
de Morale, science qui a plus besoin d’être éclaircie que d’être
enveloppée ; & les premiers Philosophes Grecs cachoient sous
des emblêmes leur Physique, qui étoit elle-même une Enigme,
& qui n’a pas encore tout-à-fait changé de nature. Dans le vieux tems les Rois s’entr’envoyoient des
Ambassadeurs pour se proposer les uns aux autres des questions
énigmatiques ; ils rendoient tributaires, à coups d’Enigmes,
ceux qui leur cédoient en subtilité d’esprit ; & dans le
fond cela valoit mieux, que de vouloir parvenir au même but par
la voie des Armes. Si je voulois trancher du Savant, je
prouverois par cent autres exemples, & par mille citations,
ce que je viens d’avancer touchant l’antiquité des Enigmes. Je
parlerois de celle qui fut proposée aux Philistins par Samson,
qui ne songeoit pas qu’une Enigme cesse de l’être dès-qu’une
Femme en sait le mot : Je ne manquerois pas de vous parler
d’Oedipe & du Sphinx, & je vous prouverois que la Reine
de Séba ne vint voir Salomon, que pour éprouver son discernement
par des questions obscures, qui ne sont autre chose que des
Enigmes. Sur-tout je vous serois toucher au doigt & à l’œil
que ces Fables extravagantes, ces Divinités ridicules d’Homére,
sont autant d’Enigmes qui découvrent à ceux qui savent y
pénétrer, les trésors les plus précieux d’une profonde Sagesse.
Mais je laisse ce docte fatras à ceux qui s’y plaîsent plus que
moi, & j’aime mieux examiner, si ceux qui s’en sont accroire
pour avoir développé quelques Enigmes, fondent leur vanité sur
une base un peu solide. J’avoue que je suis pour la négative ;
& je crois même que pour réussir à résoudre ces espéces de
problêmes, la justesse de l’esprit nuit plus qu’elle
n’y sert. Pour voir si je me trompe là-dessus,
considérons ce qui se passe dans l’esprit d’un homme qui
s’occupe à deviner une Enigme. Il voit devant soi un grand
nombre de caractéres, qui doivent tous convenir à un même sujet,
& auxquels on s’est étudié de donner une apparence de
contradiction. A chacun de ces caractéres qu’il examine, les
idées d’un grand nombre de différens sujets s’excitent dans son
imagination : il passe tous ces sujets en revue, & prend
garde s’il peut trouver quelque rapport entre les sujets, &
le caractére qui est l’objet de son attention. Supposons à
présent qu’un esprit peu juste, & un esprit exact, tombent
sur le même caractére, qu’ils le rapportent l’un & l’autre
au même sujet, & que ce sujet soit véritablement celui que
l’Auteur de l’Enigme a eu en vue. Le prémier se contentera de
trouver un accord apparent entre les objets de son examen, &
parcourant les caractéres suivans avec la même indulgence, il
donnera dans le sens de l’Auteur. Il en sera tout autrement d’un
esprit juste. Accoutumé à examiner tout avec la rigueur
scrupuleuse d’un discernement exact, s’il ne voit
pas que le caractére en question convienne avec la derniére
justesse au sujet qui l’a d’abord frappé, il l’écartera de son
esprit, il ira tâtonner après quelqu’autre sujet, &
s’égarera du but de l’Auteur à force de justesse & de
raisonnement. Ce que je soutiens est d’autant plus vrai, que de
dix Enigmes que nous voyons tous les jours, il n’y en a pas deux
qui soient bien faites ; & par conséquent pour les deviner,
il faut copier l’esprit faux de leurs Auteurs. D’ailleurs, un
homme qui s’est fait une méthode de raisonner avec solidité,
n’est guéres porté à prêter son attention à ce qui ne lui
sauroit aporter aucune utilité. N’est-ce pas dans le fond une
véritable petitesse d’esprit, que de se donner la torture pour
deviner une Enigme ? Vous avez trouvé, par exemple, que tous les
caractéres d’une Basse-de-viole convenoit à une Basse-de-viole,
qu’avez-vous gagné par-là ? ne le saviez-vous pas bien
auparavant ? Peut-être s’imagine-t-on qu’en s’apliquant à ces
sortes de conjectures, on donne de l’ouverture à son esprit,
& qu’on le rend propre à lire des conjectures véritablement
utiles sur les vues des hommes. En effet, il y a des Enigmes de
Politique qu’il faut résoudre absolument pour gouverner une
République avec succès ; mais elles n’ont rien de commun avec
celles qui sont l’objet de la curiosité ordinaire. Pour démêler
celles-ci on n’a rien de fixe, rien de certain, on est enveloppé
d’une obscurité perpétuelle, & on n’y marche
qu’en tâtonnant. Mais pour les Enigmes de Politique, on peut
dire que s’occuper à les deviner, c’est plutôt raisonner juste,
que faire des conjectures. Par exemple, l’Angleterre fera-t-elle
la paix, ou ne la fera-t-elle pas ? C’est une espéce d’Enigme,
mais on n’y pénétre qu’en raisonnant conséquemment sur des
principes fixes & indubitables. On réfléchit sur l‘intérêt
de cette République, sur l’humeur & la capacité du
Souverain, sur les inclinations de ceux qui sont à la tête des
Affaires, sur leur conduite passée, sur l’esprit de toute la
Nation, & sur les moyens qu’elle a de continuer la guerre.
De tous ces principes très surs, on peut conclure que
l’Angleterre fera la paix, ou qu’elle ne la fera pas ; &
l’on ne donne à cette conclusion, que le degré de probabilité
que la Raison lui assigne précisément. L’exercice qu’on donne à
son esprit pour deviner les Enigmes ordinaires, ne sauroit
servir tout au plus qu’à donner plus d’étendue à l’imagination,
ce qui seroit très utile si la même occupation faisoit le même
effet sur le jugement : mais rien n’est plus pernicieux qu’une
imagination vaste avec un raisonnement borné : dans cette
situation elle n’est qu’une source méprisable de fausses
lumiéres, de travers d’esprit, de fades allusions, en un mot,
c’est l’ennemie jurée du Naturel & du Bon-Sens. Vous,
Messieurs, qui jusqu’ici avez tant aplaudi à la pénétration de
votre esprit, pour être venus à bout des Enigmes les
plus faussement conçues, je doute fort que vous changiez
d’opinion, en faveur de mes raisonnemens : aussi ne les
soutiens-je pas si démonstratifs, qu’il y faille déférer
absolument. Je n’aime pas à passer pour entier dans mes
sentimens, & j’aime encore moins à l’être. Voyons donc par
expérience, si véritablement l’aplication que vous avez donnée à
votre esprit, l’a rendu plus pénétrant ; & si vous seriez
capables de résoudre une question énigmatique, où l’on ne
sauroit pénétrer qu’à l’aide d’un discernement juste.
Citation/Motto
« Et tel
qui de l’Enigme a rencontré le Mot,
Se croit un grand Génie, & souvent n’est qu’un Sot. »
Se croit un grand Génie, & souvent n’est qu’un Sot. »
General account
J’ai lu dans un Historien Arabe,
qu’un Prince d’El-Catif nommé Emir Tachmas, étoit grand
Amateur de la Vérité, & qu’il punissoit le mensonge avec
la derniére rigueur. Je crois que ce Prince avoit bien à
faire, & que le naturel de ses Sujets ne laissoit guéres
sa justice oisive. Quoi qu’il en soit, Emir Tachmas résidoit
dans une Ville où il y avoit quatre portes, à chacune
desquelles il avoit placé une Garde de Soldats, un Juge,
& deux Muёts, qui faisoient l’office de Bourreau.
Dés-qu’un Etranger vouloit entrer dans la Place, les Soldats
s’en saisissoient, & le menoient devant le Juge.
Celui-là l’interrogeoit exactement sur le dessein qui le
conduisoit dans les Etats de l’Emir, & après avoir mis
sa réponse par écrit, il le laissoit aller. On ne manquoit
pas cependant d’épier avec soin toutes ses actions, & si
l’on trouvoit qu’il eût répondu avec sincérité,
on le logeoit dans un Caravanséra, où tant que ses affaires
duroient il etoit entretenu aux dépens du Prince. Si au
contraire l’Etranger avoit débité quelque mensonge, on le
ramenoit à la porte, & sans autre forme de procés, le
Juge qu’il avoit trompé, le faisoit étrangler par les Muëts.
Telle étoit la Loi du Souverain. On peut aisément s’imaginer
que les nouvelles de cette conduite de l’Emir furent bientôt
répandues par toute l’Arabie, & qu’on répondoit
d’ordinaire avec franchise aux questions du Juge. Il
faudroit être bien enragé menteur pour ne pas dire la
vérité, quand par elle on peut parvenir au but où tendent la
plupart des mensonges : ce but c’est l’intérêt. Cependant,
un de ces mauvais Plaisans qui s’exposeroient aux derniers
malheurs pour avoir le plaisir de débiter une bouffonnerie,
résolut de donner de l’embarras à un des Juges de l’Emir.
Etant interrogé sur ce qu’il venoit faire dans les Etats du
Prince, il répondit qu’il venoit s’y faire étrangler, &
en même tems il alla vers les Muёts, qu’il reconnut à la
corde qu’ils avoient toute prête. Il avoit résolu
d‘embarasser le Juge, il y réussit parfaitement, &
certes on seroit embarassé à moins. La Loi, comme je l’ai
dit, ordonnoit de laisser aller sain & sauf celui qui
auroit dit vrai au Juge, & d’étrangler celui qui lui
auroit menti. Par conséquent, si on étrangloit cet homme-là,
il avoit dit la vérité, il faloit le laisser en vie, &
lui faire toutes sortes de bons traitemens. Si
on ne l’étrangloit pas, il avoit menti, & selon la Loi
il devoit être étranglé. En un mot, de quelque maniére que
tournât cette affaire, il semble qu’il faloit en même tems
l’étrangler & ne l’étrangler pas.
Metatextuality
Qu’auriez-vous fait à la place du
Juge, Messieurs les Déchiffreurs d’Enigmes ? Rêvez-y à
loisir ; je vous donne quinze jours pour me répondre. Si
vous ne me repondez pas, je vous tiens pour atteints &
convaincus de petitesse d’esprit. Et si vous me répondez, je
vous promets, foi de Misantrope, de peser vos réponses avec
toute l’équité dont je suis capable. Vous n’avez qu’à vous
adresser au Libraire, & exprimer vos solutions en aussi
peu de mots qu’il se puisse : je les aprouverai si je les
trouve bonnes, sinon je ferai mes efforts pour en donner une
meilleure. Jusqu’au revoir.