Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XLIV. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\003 (1711-1712), pp. 17-24, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1702 [last accessed: ].


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XLIV. Discours

Level 2► On peut soutenir, sans craindre de se tromper, que la qualité qu’on apelle Valeur, est la cause des desordres les plus funestes qui soient arrivés dans l’Univers, & en même tems le plus brillant chemin pour parvenir à la Gloire. C’est cette qualité qui a rendu immortels ces Tirans héroïques qui se sont fait un mérite de ravager tout le Monde, & qui ont été pla [18] cés dans le Ciel pour prix de leurs cruautés & de leurs injustices.

Ce n’est pas seulement l’ignorant Vulgaire, qui accorde aux Héros son estime & son admiration : l’Homme raisonnable même ne sauroit s’empêcher de sentir pour eux quelques mouvemens de respect, quand sa raison n’est pas en garde contre une estime si mal fondée. On se laisse maîtriser par un certain plaisir secret, dés-qu’on entend parler d’un homme intrépide, qui à la tête d’un petit nombre de Troupes ose fondre sur des forces immenses; & qui, insensible au danger comme à la fatigue, concentre toutes les passions dans le desir d’assujettir le Genre-humain.

D’où peut venir ce panchant de notre cœur pour une admiration si peu raisonnée? Et par quel principe est-on forcé en quelque sorte d’aimer la chose du monde la plus contraire à l’Humanité?

Le but général de la Vertu, c’est le bonheur de l’Homme; & il est naturel que le cœur d’une Créature raisonnable devance la raison, pour donner son estime à ces qualités salutaires, qui tendent à conserver l’ordre & le repos dans cette Société, dont elle fait une partie : mais à peine est-il concevable que le cœur sente ces mêmes mouvemens de tendresse & de vénération, pour une qualité qui ne sert qu’à bannir de la Société ce Repos & cet Ordre.

Une des sources de cette estime aveugle que nous avons pour la Valeur, c’est à [19] mon avis notre amour-propre, qui se mêle d’une maniére presque imperceptible à nos actions, à nos pensées, à nos sentimens.

Dès-que nous pensons à quelque action nous sommes accoutumés à nous mettre à la place de celui qui en est l’auteur ; & si nous la trouvons en même tems vicieuse & opposée à nos inclinations, nous sentons pour elle un profond mépris. Quand nous trouvons au contraire une action, un sentiment, quelque vicieux qu’ils puissent être, conforme à notre panchant, sans consulter la raison nous avons de l’indulgence pour elle ; & l’idée de nous-mêmes unie à celle de cette action, ou de ce sentiment, en couvre l’horreur, & en efface l’infamie.

Apliquons cette maxime générale à ce qui est en question. Rien n’est plus naturel à l’homme que l’Orgueil. Sans faire un effort de raison, on ne sauroit souffrir des égaux, & beaucoup moins des supérieurs. Il n’y a presque point d’homme qui, s’il en étoit le maître, ne voulût dominer sur tout l’Univers.

Dés-que cette fierté, qui nous accompagne par-tout, nous fait jetter les yeux sur un Héros, sur un Conquérant, notre imagination nous met au-lieu de lui à la tête d’une Armée. C’est nous qui abattons tout, qui domptons tout : c’est nous qui allons chercher des Esclaves dans les endroits les plus reculés du Monde, qui faisons une vaste prison de toute la Terre. C’est ainsi que [20] dans le tems que nous prodiguons l’encens à ces Bourrreaux <sic> du Genre-humain, nous sommes proprement nous-mêmes les objets de notre adoration.

Un second principe de l’estime des hommes pous les Conquérans, c’est qu’en songeant à leurs actions éclatantes, on détourne souvent son attention de ce qu’il y a de cruel & d’injuste dans leur conduite.

Ce que l’on y trouve d’intrépide fait de si fortes impressions sur le cœur, qu’il devient insensible pour le reste.

Or l’Intrépidité est du nombre des choses qui s’attirent une espéce de vénération, parce qu’elles sont rares, & qu’elles paroissent en quelque sorte au dessus des forces du cœur humain.

L’Homme est naturellement poltron, l’amour qu’il a pour lui-même lui fait chérir son existence ; & par conséquent celui qui affronte les dangers les plus affreux, qui semble prodigue de sa vie, franchit en apparence les bornes de l’Humanité, il est quelque chose de plus que l’Homme, & nous pardonnons au Paganisme de le confondre avec la Divinité.

Voilà comme on se laisse éblouïr d’un faux éclat. Pour peu qu’on voulût se donner le loisir de pénétrer dans la nature des choses, on verroit que ce qu’on croit au dessus de l’Homme, est fort souvent au dessous de lui ; & que l’Héroïsme confond véritablement avec les Brutes, ceux qu’il paroit élever à la Divinité. Je dis plus : les Bêtes les plus sanguinaires sont de beau-[21]coup préférables aux plus illustres Conquérans. Elles sont incapables de réflexion. On ne sauroit leur reprocher leur insensibilité aveugle pour le péril ; leur faim rend leur fureur excusable, & cette faim assouvie met des bornes à leur cruauté. Un Conquérant au contraire ressemble à un Hydropique, que la boisson ne fait qu’altérer davantage.

Le Courage n’est-il donc pas la marque d’une véritable grandeur d’ame ? Assurément : mais d’ordinaire on en a des idées trés confuses, & l’on prend les effets d’une lâcheté mépriseble pour les marques de la plus sublime valeur. Ces deux hommes, par exemple, qui de sang froid vont s’égorger dans un duel, passent chez le Vulgaire pour des gens courageux, quoiqu’on puisse soutenir avec justice qu’ils ne vont se battre que par une excessive poltronnerie.

Je veux qu’ils ne soient pas du nombre de ces faux braves, qui, avant que d’aller sur le pré, paroissent avoir fait un accord de ne se point faire de mal ; mais j’ose avancer qu’ils en sont d’autant plus poltrons. Oui ce sont des lâches achevés, ils n’osent pas suivre les régles que la Raison & l’Humanité leur prescrivent ; ils n’ont pas assez de fermeté pour mépriser l’estime d’un tas de gens déraisonnables ; & plus ils combattent avec fureur, & plus ils font voir qu’ils ont une lâche crainte de perdre un honneur, de la conservation duquel ils devroient rougir. Si l’on veut considérer le Courage sous [22] l’idée d’une Vertu, on ne sauroit le concevoir que comme la force d’une ame éclairée, qui s’attache à ce qui est raisonnable, sans en pouvoir être détournée par aucune considération. De cette maniére le Courage s’étend sur toutes les Vertus ; & pour dire encore plus, toutes les Vertus sont renfermées dans le Courage. Toute action véritablement vertueuse, part de cette noble intrépidité de l’ame : il n’y a point de vice qui ne soit une véritable poltronnerie, & c’est souvent l’effet d’un courage extraordinaire que d’oser conserver sa vie.

Si l’on aplique cette idée du vrai Courage à la conduite d’un Souverain, on trouvera qu’un Souverain sera véritablement courageux, si par un principe de Raison il se contente des Etats que la Providence lui a confiés, & s’il achette même la Paix par des actions que le Vulgaire apelle basses & lâches, parce qu’elles sont contraires à l’orgueil & au mauvais sens. Mais si le bien de ses Sujets force enfin ce Prince à prendre les armes, & à se jetter dans les malheurs de la Guerre pour éviter des malheurs plus funestes, il obéit sans balancer à la Raison qui l’y détermine, & n’aspire qu’à la Réputation, qui est le prix de la Vertu. Tout ce qu’il craint, c’est de s’éloigner de son devoir, qui a sur son cœur te même empire que la Gloire exerce sur ces illustres Enragés, dont on couvre l’infamie sous le titre pompeux d’Héroïsme.

Il y a un nombre infini d’honnêtes-gens qui connoissent l’extravagance de ce qu’on [23] apelle d’ordinaire Courage : mais leur esprit a beau se dégager du joug d’un préjugé si pernicieux, leur coeur y reste bien souvent assujetti, ils se font une gloire de ne pas suivre là-dessus leurs lumiéres.

Peut-être que moi-même, qui paisible dans mon cabinet fais ces réflexions, je serois assez lâche, si j’étois offensé, pour ne pouvoir pas résister à la crainte de passer pour poltron dans le monde : je crains bien que je n’eusse honte d’être plus raisonnable qu’un autre, & que je ne commisse volontairement un crime, de peur d’être méprisé par des créatures raisonnables.

Les Gens de guerre sont sur-tout bien à plaindre, par raport à l’honneur qu’on met à se venger d’une injure reçue ; & de quelque maniére qu’ils fassent, ils sont toujours exposés aux derniers malheurs. S’ils suivent les Loix du Christianisme, ils passent pour les derniers des hommes ; & s’ils obéissent aux Loix de l’Honneur, ils courent risque de porter la tête sur un échaffaut. S’ils écoutent la Raison & l’Humanité, ils ne passent pas seulement pour infames dans l’esprit de leurs compagnons, leur sagesse est quelquefois punie par leurs Souverains ; & tel a été cassé par les ordres de son Prince, que ce même Prince auroit fait pendre s’il avoit lavé un affront dans le sang de son ennemi. Quel cruel défaut de Sens Commun n’y a-t-il pas dans cette conduite ! Un Guerrier offensé doit se battre, ou ne se battre pas, il n’y a point de milieu. S’il fait mal en se battant, il fait donc bien en ne se battant [24] point : le contraire d’une action punissable est sans doute innocent, & rien n’est plus naturel que de trouver infame ce qui mérite la mort, & digne de louange ce qui est opposé directement au crime. Mais on se forme des idées monstrueuses de tout, on attache la Gloire au Vice, & l’Infamie à la Vertu ; & l’on prescrit aux hommes des Loix qui les forcent à vivre deshonorés, ou à mourir glorieusement par la main du Bourreau. ◀Level 2 ◀Level 1