Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XLII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\001 (1711-1712), pp. 1-10, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1699 [last accessed: ].


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XLII. Discours

Level 2► Metatextuality► Bon jour & bon an, Ami Lecteur. Le compliment est un peu trivial, & vous avez attendu apparemment de moi quelque chose de plus singulier. Vous vous êtes trompé, comme vous voyez : j’aime autant à me confondre avec le Vulgaire pour les bagatelles innocentes de la cérémonie, que je serois ravi de m’en distinguer du côté de la réflexion & du raisonnement. ◀Metatextuality

J’ai remarqué deux caractéres bien opposés dans ceux qui m’ont souhaité une bonne année. Quelques uns, en me rencontrant par hasard, sans chercher finesse, m’ont fait un compliment fort uni & fort ordinaire ; & soit raison, soit amour-propre, j’ai trouvé dans cette simplicité la marque d’un bon esprit. Quelques autres sont venus chez moi d’une maniére empressée, m’étaler leurs complimens étudiés & circulaires ; & par cette double affectation, ils ca-[2]ractérisoient doublement, à mon avis, la petitesse de leur génie.

Les gens qui prétendent passer pour avoir de l’esprit, à la faveur d’un mot nouveau, d’un compliment particulier, d’une phrase peu usitée, en agissent tout de même que ceux qui croyant se mettre de bon goût, donnent dans le colifichet, & qui par leurs petits rubans, leurs petites bagues, & leurs petites cannes, se rendent plus ridicules que le Vulgaire, bien loin de se confondre avec les Gens du bel air.

On peut dire que le Jour du Nouvel An, est celui de toute l’année où il se dit le plus de fadaises ; où les Gens de qualité ont de qualité ont le plus à souffrir, s’ils ont le goût délicat, & que les vœux qu’on fait pour eux ne soient pas suivis de quelque chose de plus solide qui en cache l’impertinence.

Metatextuality► Pour moi, cher Lecteur, je ne vous souhaiterai rien, que de bien profiter de la Satire suivante sur le ridicule de nos vœux ; je dis de nos vœux, car j’y suis pour mon compte aussi-bien que vous. ◀Metatextuality

Satire► Satyre

Jusques à quand, Mortel à te perdre empressé,

Le Ciel par tes desirs doit-il être lassé ?
A l’utile Bon sens donnant toujours atteinte,
Te livrant par caprice & l’espoir, à la crainte,
Tu perds ta triste vie en desirs inquiets.
Changer d’âge ce n’est que changer de souhaits.
[3] Mais du courroux des Dieux bien souvent la tempête,
Par tes desirs formée éclate sur ta tète ;
Et du sort des humains l’Arbitre rigoureux,
Sait punir tes forfaits en exauçant tes vœux.
Vénus, disoit Paris en partant pour la Gréce,
Seconde mes projets, accompli ta promesse ;
Sensible à mon ardeur, qu’Héléne entre mes bras
Puisse oublier & Sparte, & le sier Ménélas.
La Déesse l’exauce, il améne sa proie,
La vengeance des Dieux avec elle entre à Troie,
Et du foible Priam les Palais renversés,
Paris, furent l’effet de ces vœux exaucés.
De l’Univers entier la priére importune
Sollicite les dons de l’aveugle Fortune ;
Mais dans un vase simple une vile boisson
A caché rarement un funeste poison,
Et dans l’or imposteur la coupe ciselée
Offre avec le plaisir souvent la mort mêlée.
Eh pourquoi donc chercher ces trésors précieux ?
Pour que le doux sommeil s’éloigne de vos yeux ?
Qu’une ombre, qu’une feuille au gré du vent poussée,
Bannisse le repos de votre ame glacée ?
Pour moi, pauvre & content, sans or & sans frayeurs,
Je posséde ma joye au milieu des voleurs.
[4] Quels vœux avoit formé le moderne Alexandre,
Du carnage amoureux , dès l’âge le plus tendre ?
Que le Dieu de la Guerreexcitât dans son cœur,
Les dangereux transports d’une aveugle fureur ;
Que la Raison fuyant de son ame enhardie,
Sur l’horreur du danger la laissât étourdie ;
Que le doux mouvement de la tendre bonté,
Ne servît point d’obstacle à sa noble fierté.
Ses vœux sont accomplis, les Aquilons, la glace,
Ne sauroient arrêter sa belliqueuse audace.
Ses efforts au sucçès paroissent enchaînés ;
Les Peuples sont vaincus, les Princes détrônés ;
Tout conspire avec lui, le Ciel, la Mer, la Terre,
Rangés sous ses drapeaux, le suivent à la Guerre ;
Et le soufle inconstant des vents tumultueux,
Entre en ligue avec lui, se fixe par ses vœux.
Héros, repose enfin, borné par la Justice.
Non, ses desirs remplis lui doivent le suplice.
Du tyrannique Honneur il écoute la voix,
Et pour lui l’Equité n’a que de vaines loix.
Il aime les Combats autant que la Victoire,
Et le Péril lui plaît à l’égal de la Gloire.
Il tombe sous le faix de Lauriers entassés,
Vaincu par des soldats mille fois terassés
[5] Le Sort pour l’avilir lui laisse encor la vie,
Et le force à survivre à sa gloire ravie.
Un Amant insensé, dans l’objet de ses feux
Renferme ses desirs, & concentre ses vœux.
Richesse, Ambition, dans son cœur tout s’oublie
Tout se perd englouti dans sa tendre folie.
Périsse l’Univers, pourvu que son Iris,
Pour prix de son ardeur l’honore d’un souris.
Iris se rend enfin & grâce à ses caprices,
Il plaît par ses vertus, bien moins que par ses vices ;
son bonheur le ravit ; mais le contentement
N’est qu’un bien passager dans le cœur d’un Amant.
Bientôt de son Iris la tendresse importune
Répand un siel amer sur sa bonne fortune ;
Le cœur d’Iris du sien n’est jamais satisfait,
Plus elle l’aime, & plus toujours il lui déplaît.
S’il soupire, il fait mal, s’il rit, il est coupable ;
S’il s’attache au bon sens, il est impardonnable ;
Ses transports les plus vifs, sa plus tendre langueur,
Effets de son esprit, ne partent pas du cœur.
Iris trop délicate & te trouble & le gêne,
Son amour est pour lui plus cruel que la haine ;
Et pour être haï, lassé de tant de maux,
Il unit ses desirs aux vœux de ses Rivaux.
Lysis demande au Ciel, sérieux frénétique,
tous les ressorts secrets du flegme politique ;
[6] Pesant les intérêts de chaque Potentat,
Il prétend s’ériger en Pilote d’Etat.
Dialogue► Dieux! dit il, donnez-moi cette ame grande & sage,
Qui du danger instruite évite le naufrage ;
Que mon air soit ouvert, mon cœur mistérieux ;
Que l’obscur avenir se dévoile à mes yeux ;
Que mon esprit soit promt, sûr, vaste, infatigable ;
Que je pénétre tout, moi-même impénétrable… ◀Dialogue

Mais, du bonheur public esclave ambitieux,
Suspens, pour m’écouter, de téméraires vœux.
Aux soins de ta conduite un Peuple entier se fie,
Par tes rares talens son choix se justifie,
Je le veux. Mais sais-tu, maîtrisant le succès,
Aux fougues du Hazard dérobet tes projets ?
Le Destin bien souvent d’un conseil téméraire,
Au gré de son caprice en fait un salutaire ;
Et fatal destructeur des plans les plus certains ;
S’il aime à se jouer de tes sages desseins,
Dévouée au succès, l’aveugle populace,
Pour te trouver coupable, au Destin fera grâce.
Mais je te prêche en-vain : porte un œil attentif
Sur cent tableaux divers d’un desastre instructif.
Là, l’appui de l’Etat, un Vieillard déplorable
Tend au bras du Bourreau sa tête vénérable.
Ici tu vois périr deux Frères admirés,
Pour prix de leurs travaux, du Peuple déchirés :
[7] Portrait où la fureur qu’un zélé aveugle irrite,
Oppose une ombre affreuse au plus rare mérite
Ah ! si le Ciel vengeur se prête à tes souhaits,
On peut te voir, un jour, puni de tes bienfaits,
Ajouté par ta chute aux exemples tragiques,
De ta fin étonnante embellir les Chroniques.
Mais quel est ce Vieillard qui paroit à mes yeux ?
Il traîne à pas tardifs son cadavre odieux :
Rendez-vous importun des fiévres, des coliques,
Les sens sont amortis dans ses membres étiques.
Le folâtre plaisir à son aspect s’enfuit,
Le chagrin l’accompagne & le dégoût le suit.
Cependant de son cœur l’incroyable foiblesse,
A ce corps chancelant attache sa tendresse ;
Jouёt infortuné de ses bisarres vœux,
Qu’il vive, il est content : vivre, c’est être heureux.
Ses desirs sont remplis, & d’année en année,
La Parque étend encore sa triste destinée,
Mais sous chacun des pas qu’il sait vers le tombeau,
Le malheureux rencontre un desastre nouveau.
Son fils meurt dans ses bras au plus beau de son âge ;
[8] Sur la mer de l’Amour sa fille fait naufrage.
La Parque se recule, & sourde à ses soupirs,
S’obstine à n’exaucer que ses prémiers desirs.
Il ne touchera point à son heure derniére,
Que ses maux n’aient du Ciel épuisé la colère.
Pour nous qui n’aspirons qu’à charmer l’Univers,
Par l’art ingénieux de bien tourner un Vers ;
Qui dans les doux transports d’une aimable folie,
Prétendons seulement, avoués de Thalie,
Faire rire un Lecteur à ses propres dépens,
Par un sel qu’avec art ménage le Bon sens.
Songeons que bien souvent pour tout autre comiques,
Ces traits railleurs, pour nous se changent en tragiques;
Que sur tout ce génie y choque, offense, aigrit,
Et que le corps souvent doit payer pour l’esprit.
On méprise d’un Fat l’obscure impertinence,
Ce seroit l’annoblir que d’en prendre vengeance ;
Jamais bâton vengeur, pour de fades bons-mots,
D’un Ecrivain grossier ne fit plier le dos.
Crépin seroit heureux, si sa plume novice
Eût déployé sans art sa coupable milice ;
[9] Ou si ce fils trop vain d’un Père Cordonnier,
Éût apris humblement son paisible métier.
Au miroir dangereux une Belle attentive,
Par ses propres apas à plaisir se captive,
Admire tour à tour ses attraits gracieux,
Et de les augmenter ose prier les Dieux.
Que sais-tu ? que plutôt un mal fatal aux graces

Laisse sur ce beau teint ses odieuses traces !
Mais non : Un air plus fin anime tes attraits,
Ton œil est plus brillant, ton teint plus vis, plus frais :
Le plus farouche cœur devient bientôt ta proie,
Ton triomphe est parfait ; mais modére ta joie.
Sais-tu que ces Amans sur tes pas attirés,
Sont autant d’ennemis contre toi conjurés ?
Pourras tu bien toujours, égale en ta sagesse,
D’un traître séducteur rebuter la tendresse ?
Des abîmes par-tout sont ouverts sous tes pas,
Sur ce chemin glissant ne broncherois-tu pas ?
C’en est fait, dans l’amour ta sagesse s’oublie,
L’Amant favorisé lui-même le publie ;
Et de son crime affreux, ce cruel suborneur
Tire aux yeux du public ta honte, & son honneur.
Dans un corps moins charmant ton ame retranchée,
Se fût au fier devoir constamment attachée.
A présent condamnée à d’éternels regrets,
Tu reproches aux Dieux leurs nuisibles bienfaits.
[10] Pour nous-mêmes le Ciel mieux que nous s’intéresse ;
Laissons de ses présens le choix à sa sagesse.
Ou si l’ame toujours doit former des desirs,
Pour de solides biens réservons nos soupirs.
Demandons un corps sain, un esprit droit & sage,
Des vulgaires erreurs qui perçant le nuage,
Jamais d’un faux éclat ne se trouve surpris,
Qui sache à chaque objet fixer son juste prix :
Un cœur grand, juste, ferme, & qui suive intrépide
Le pénible sentier où la Vertu le guide ;
Que l’Univers croûlant ne puisse en écarter,
Et que le Vice ait seul le droit d’épouvanter. ◀Satire ◀Level 2 ◀Level 1