Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XL. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\042 (1711-1712), pp. 456-476, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1696 [last accessed: ].


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XL. Discours

Caracteres & Réfléxions.

Level 2► I. Rouler tout un jour en carosse sans avoir rien à faire ; entrer dans vingt maisons amplement pour en sortir ; faire l’exercice de l’éventail ou de la tabatiere ; écouter comme des nouveautez les choses qu’on vient d’entendre dans un autre endroit, & qu’on va encore entendre dans un autre ; parler sans avoir rien à dire ; être ennuyé par ceux que l’on ennuyé ; voir cent visages dont on se soucie peu, & qui se soucient peu de nous ; faire dans chaque maison dix complimens & trente révérences ; voilà ce qui s’appelle s’occuper à faire des visites de cérémonie.

Tous les hommes font profession d’aimer la liberté, & pour peu qu’ils s’examinent, ils sentent qu’ils sont nez pour ne pas dépendre. Pourquoi donc établir ce commerce embarrassant de formalitez, si contraire à cette liberté chérie ? Et puisqu’on a établi cette contrainte, également odieuse à tout le monde, qu’y a-t-il de plus naturel & de plus raisonnable que de s’en affranchir par un contentement mutuel ?

II. Les plaisirs des hommes peuvent dé-[457]couler de trois sources ; de l’esprit, des fins, & de l’imagination. La distinction des plaisirs du cœur & de ceux de l’esprit me paroît un peu chimérique. L’esprit ne sent jamais du plaisir sans quelque passion du cœur, & le cœur n’a point de passions agréables, si l’esprit ne refléchit pas sur ce qu’elles ont de touchant.

Certains plaisirs, il est vrai, ont leur source dans l’esprit, & de-là passant au cœur, ils y excitent quelques passions ; d’autres plaisirs ont leur principe dans quelque passion, & se communiquent après à l’esprit. La satisfaction, par exemple, qu’on goûte en dévelopant quelque vérité qui nous étoit auparavant inconnue, ne devient un plaisir que lorsque nous nous aplaudissons de nos lumieres, & lorsque cette augmentation de cette estime pour nous excite dans notre cœur quelque nouvelle tendresse pour nous-mêmes. D’un autre côté l’amour ne seroit jamais une passion agréable, si la situation d’un cœur amoureux ne faisoit naître dans l’esprit des idées flateuses & satisfaisantes.

On voit assez que le premier de ces plaisirs commence par l’esprit, & que l’autre a son origine dans le cœur ; mais puisque le cœur & l’esprit font toujours mêlez, je ne vois pas qu’il soit nécessaire ici de faire une distinction.

Rien n’embarrasse davantage la raison que [458] de ne pas distinguer assez, & de distinguer trop. Les esprits paresseux & stupides donnent dans le premier de ces défauts. Leur raison est toujours envelopée de nuages épais qui en cachent la lumiere, tout y est obscur & confus. Le trop de distinction au contraire nuit souvent aux esprits trop fins, ils se plaisent à la vetille, & laissent là la solidité du raisonnement, pour courir après de subtiles chiméres.

Revenons aux plaisirs de l’esprit. C’est celui qu’on goûte proprement en qualité d’hommes, au-lieu que les plaisirs des sens nous sont communs avec les animaux.

C’est aussi le plaisir de l’esprit qui l’emporte sur tous les autres, au gré de ceux qui sont capables de le goûter ; on ne le goûte qu’à mesure qu’on raisonne & qu’on réfléchit ; en un mot à proportion qu’on est homme. Il en est ainsi, surtout à l’égard de ces plaisirs qui naissent de l’esprit, & qui de-là font passer leurs agrémens jusqu’au cœur.

Un homme raisonnable peut être touché pendant quelque tems d’un beau spectacle ; mais il distinguera fort ce divertissement d’avec celui qu’on goûte dans une conversation animée & spirituelle. La beauté d’un spectacle n’amuse que l’animal, & ne va point jusques à l’homme ; au-lieu que c’est purement l’homme qui se plaît à la douceur d’un agréable entretien. L’amour qu’on a pour soi-même, qui est la source de nos [459] plaisirs ses plus vifs ne trouve point son compte dans le premier de ces divertissemens mais dans le second nous sommes en partie la source de nos plaisirs, & nous nous sommes redevables de nous les sçavoir procurer & nous-mêmes.

Dans un concert de musique, les instrumens & les voix s’entreprêtent de la force & de l’agrément ; & de la même maniere dans la convention les esprits se soûtiennent les uns les autres, & se prêtent des charmes nouveaux.

On se sent animé d’une émulation continuelle, plus les autres plaisent & brillent, plus on plaît, plus on brille. Au sortir de ce divertissement, on a encore longtemps la satisfaction d’avoir sçu y contribuer, & les plaisirs que nous avons procuré aux autres, ont un agréable retour sur nou-mêmes.

Du tems de Voiture & de Sarrasin, le plaisir de l’esprit étoit fort en vogue, on s’assembloit exprès pour le goûter, il n’étoit pas nécessaire de porter dans les Assemblées de la richesse & de la qualité, il suffisoit d’y porter un beau génie. Pour y être bien reçu il valoir mieux être Voiture que Prince.

Ces cercles galans sont devenus peu-à-peu pédantesques & insupportables, & Moliere leur a donné le coup mortel par ses Femmes Sçavantes ; Piéce qui représente au vif [460] la maniere dont ces conversations spirituels étoient dégénérées de son tems.

Ce n’est pas l’abus des conventions spirituelles qui choqueroit à présent ce judicieux Auteur, si notre siécle étoit assez heureux pour le posseder ; c’est le mépris de ce plaisir aussi innocent qu’agréable, qui s’attireroit ses Critiques sensées. On aime mieux se divertir à présent en animal qu’en homme, & nous sommes plus obligez à la nature de nous avoir donné des sens, que de nous avoir donné une raison. Qu’arrive-t-il dans nos jours dans les Assemblées des personnes même du plus haut rang ? Dès qu’on y entre on y voit dressées un grand nombre de tables de jeu, à peine a-t-on le tems de se dire deux mots, il faut d’abord saisir un jeu de cartes & se fatiguer l’esprit pendant quatre heures d’une partie d’ombre, qui ne permet pas la moindre conversation à ceux qui se piquent de jouer bien ce jeu rêveur ; Dès que la séance est finie on se retire, fort content d’avoir dit pendant tout ce tems-là, Gano, est-il permis ? matadors & sans prendre.

Ce plaisir est très-indigne d’une créature raisonnable, & les personnes de distinction me paroissent fort à plaindre d’être obligées, par une bienséance presque indispensable, de perdre leur tems dans ces cohuës, où le Faquin se glisse souvent à la faveur d’un habit magnifique, & d’un beau nom qui ne lui apartient pas davantage que son habit.

[461] III. Les plaisirs de l’imagination sont ceux que goûte le riche Lucullus, en regardant la magnificence de ses Bâtimens & la pompeuse symétrie de ses Jardins. Ses Laquais jouissent comme lui de tout ce qu’il y a de réel dans sa satisfaction. Ils traversent des apartemens spacieux, & la dorure des lambris frappe leurs yeux comme ceux de leur Maître.

Ils sentent l’odeur agréable que répandent ses Orangers, & jouissent de l’air pur & frais qu’il respire lui-même à l’entour de ses Cascades & de les Badins. D’où vient que tandis qu’ils regardent toutes ces beautez d’un air indifférent, on voit la joye le peindre par les plus vives couleurs sur le visage de Lucullus ? C’est queLucullus en contemplant ces merveilles, s’avertit de tems-en-tems qu’elles sont à lui & qu’il est le maître de tous ces lieux enchantez.

IV. Les divertissemens de Cryton ne sont pas plus réels. Il donne chez lui un magnifique Concert, où le trouvent assemblez les plus fameux Joueurs d’instrumens, & les voix les mieux choisies. On le voit s’étendre gravement dans un fauteuil, & il paroît ramasser toute son attention pour ne pas perdre un seul accord, un seul passage.

Cependant Cryton n’entend pas ta Musique, il n’a point d’oreilles seulement. Son divertissement consiste à croire que les autres sont persuadez qu’il se divertit. Il tom-[462]beroit insensiblement dans l’ennui, s’il ne faisoit pas quelque effort pour ne point oublier qu’il doit avoir du plaisir, & il a besoin pour se divertir de se dire quelquefois & soi- même, je me divertis.

V. On voit un grand nombre de gens se piquer d’une constance ridicule, en exécutant les résolutions qu’ils ont une fois prises quelques opposées qu’elles soient au bon-sens & à leurs véritables intérêts. Le riche Cleobule a trois fils : avant qu’il pût encore juger de leur caractére, il a resolu que l’aîné seroit Conseiller ; le second Avocate & le troisiéme Homme de Guerre. A présent que l’âge a dévelopé les qualités de leur esprit, & les inclinations de leur cœur, on voit que l’aîné est brave & Petit-maître, qu’il aime la parure & l’équipage ; en un mot, qu’il est fort propre aux Emplois militaires.

Le second manque d’esprit & de génie, il ne sçauroit rien apprendrez ; à peine a-t-il le sens-commun.

Le cadet, souverainemenc poltron, est malicieux & fin ; il a de l’effronterie & la voix forte ; ces qualitez menent d’elles-mêmes droit au Métier d’Avocat. Toutes ces raisons cependant ne sçauroient ébranler Cleobule qui s’obstine à suivre ses premieres vuës, quoiqu’en changeant de sentimens, les trois Charges puissent tout de même entrer dans sa famille. Au premier jour son cadet doit [463] aller à l’Armée, s’attirer des coups de bâton par ses malices. Le second va fortifier les Juges dans l’habitude de dormir à l’Audience, & de déterminer leurs Décisions avant que d’entendre les Plaidoyers. Je prévois encore que l’aîné entrera au Barreau en chantant, en peignant sa perruque, & en démentant par ses airs cavaliers la gravité de sa Robe.

N’importe, leur pere les deshéritera s’ils ne se conforment à ses desseins ; il s’est engagé & lui-même à les exécuter ponctuellement, & il aimeroit mieux mourir que de se manquer de parole.

VI. La distraction est un défaut des Sçavans & des Philosophes ; mais c’est un défaut pourtant, & même un défaut insupportable dans la Société. En effet, la distraction n’est autre chose qu’une absence d’esprit, qui nous empêche de réfléchir sur nos propres actions & sur celles des autres hommes : ainsi d’un côté le distrait paroît ridicule, dépourvu de sens & de raison, & de l’autre il confond son air avec celui d’un homme superbe & dédaigneux.

Bien des gens cependant, chagrins d’avoir un défaut de trop peu, affecten d’être distraits, afin qu’on les croye Génies supérieurs. Incapables de la profonde méditation des Philosophes, ils en adoptent l’extérieur ridicule, qu’il est bien plus facile d’attraper. Tout le monde ne peut pas fixer [464] toute son attention sur des matieres abstraites, & affranchir pour un tems fort corps de l’empire d’une ame toute concentrée dans la méditation ; mais rien n’est plus aisé que d’attacher sur quelque objet une prunelle immobile & égarée : on peut sans peine faire des gesticulations & des grimaces répondre de travers, se heurter contre on pilier, & lui dire, Monsieur, je vous demande pardon.

VII. Un des caractéres des plus infaillibles du vrai mérite, c’est de sçavoir le connoître & l’estimer indépendamment de l’extérieur, qui peut en relever ou obscurcir l’éclat : C’est d’avoir la grandeur d’ame d’honorer ce mérite partout où il se trouve, & d’en faire une profession ouverte. Peu de personnes ont l’esprit assez fort pour déveloper ainsi la venu d’avec l’extérieur : moins y en a t-il encore qui ont le cœur allez bon pour lui rendre ouvertement l’hommage qui lui est dû ; & d’ordinaire il est plus avantageux dans le monde d’avoir un air prévenant, que d’avoir un solide mérite.

Il faut avoir plus de raison qu’on ne pense, pour revenir de la premiere impression que l’abord de quelqu’un fait sur notre ame. Certaines personnes ont reçu de la Nature un charme secret qui s’empare de nous dans un instant, & qui nous porte à examiner tout leur caractére avec indulgence.

Un air insinuant répandu sur toute leur personne nous farde leurs défauts, & nous [465] fait admirer ce qu’à peine on estimeroit dans un autre. Il en faut convenir ; une physionomie heureuse est la plus forte de toutes les recommandations.

A l’égard d’autres personnes moins favorablement traitées de la Nature, il faut percer une certaine écorce desagréable pour aller jusqu’à leur mérite ; souvent cette écorce nous arrête, & le mérite y reste enfermé.

Quand même il se dévelope par quelque action éclatante, on n’aime point à le reconnoître ; & on ne pardonne qu’avec peine à un air bas, de cacher une ame élevée & un génie supérieur.

Si nous sommes souvent les dupes de l’extérieur, on peut le pardonner encore à la force que la machine a sur l’esprit ; mais l’estime & la vénération qu’on doit au mérite sont quelquefois détournées par des causes si peu importantes, qu’on ne sçauroit assez s’en étonner.

VIII. Heteroportrait► Polycrate voit par hazard dans une compagnie le jeune Lysis, qu’il trouve d’abord aimable ; plus il l’entretient, & plus il se confirme dans l’idée qu’il en a conçuë. Il trouve les manieres insinuantes, & remarque dans sa conversation une solidité aisée, & un brillant qui ne s’écarte pas de la justesse. Polycrate est sur le point de l’honorer de son aprobation ; mais un scrupule vient à la traverse, & suspend son estime coûte prête à se donner. [466] Ne pensez pas qu’il veuille s’enquérir si toute la conduite de Lysis répond aux agrémens de son entretien, & s’il peut fonder son amitié pour lui sur une baze solide ; c’est la moindre de ses pensées. Polycrate demande à quelqu’un de la compagnie & Lysis est Gentilhomme, & il a prend qu’il n’est simplement qu’homme de mérite. Là-dessus il ne lui dit plus un mot ; à peine daigne-t-il le regarder. Une indifférence glacée succéde à la chaleur qu’il commencoit à se sentir pour un homme si aimable. Il n’a garde d’encanailler son amitié. ◀Heteroportrait

Heteroportrait► Cléanthe est un peu plus raisonnable. Il estime Lysis, & il ne sçauroit se défendre d’avoir pour lui une amitié assez tendre. It fait plus, il le fréquente ; mais c’est toujours à la dérobée. It s’en cache presque comme d’un crime. Il ne le voit ni à la promenade, ni en compagnie, & ce n’est que dans fit chambre qu’il jouit du plaisir de l’entretenir. Si quelque Grand le prend sur le fait, il s’embarasse, il se déconcerte, & il ne se remet que pour faire passer la visite de Lysis pour une visite d’affaires.

Il faut que ce Grand même remarque se mérite de Lysis, & qu’il en agisse avec lui familierement pour que Cleanthe <sic> reprenne avec lui les manieres ordinaires ; c’est-là le seul moyen de se faire revenir de la honte d’avoir été trouvé tête-à-tête avec un parfaitement honnête-homme. ◀Heteroportrait

[467] X. <sic> Les habits contribuent beaucoup à l’estime qu’on marque aux personnes. Je me suis mis proprement pour aller en visite, & je rencontre Ariste : d’autre loin qu’il me voit, il quitte sa compagnie, & couse m’embrasser ; il me jure une amitié inviolable, & me présente à ceux qui sont avec lui, comme une personne digne de leur considération.

General account► Quelque tems après je reviens d’un voyage, habillé en Voyageur. Je trouve encore Ariste en mon chemin, avec des Dames ; il tourne la tête de-peur de me saluer. Ne le soupçonnant pas d’une foiblesse pareille, je l’acoste : il rougit, & se hâte de prévenir mon compliment, en me demandant compte d’une commission qu’il m’avoit donnée. Avez-vous vu à Bruxelles un tel de mes Amis, dit-il ? Le Général un tel se porte-il bien ? Madame la Marquise a-t-elle demandé de mes nouvelles ? Enfin il me parle de tout autre pour se dispenser de me parler de moi-même. Je ne doute pas que dès que je suis parti, il ne me fasse passer pour le Valet-de-chambre d’un de ses Amis. N’a-t-il pas raison de ne me pas connoître ? J’ai laissé mon mérite dans ma garderobe. ◀General account

X. Il faut rendre justice sur ce chapitre aux personnes d’une Qualité distinguée : ils ne rougissent pas d’ordinaire de respecter le mérite dans les personnes qui leur sont [468] inférieures, ou qui le paroissent par leurs habits. Ce ridicule ne se trouve la plûpart du tems que dans ceux dont la qualité est douteuse ou peu reconnue. Ils ont besoin d’étaler leur Noblesse par celles de ceux qu’ils fréquentent, & en hantant des Roturiers, ils craignent d’encourir le soupçon de Roture.

Quelques compagnies qu’on puisse fréquenter, on est sujet à y découvrir deux caractéres fort oposez l’un à l’autre, quoiqu’ils ayent également leur origine dans une excessive vanité.

Heteroportrait► Périande se présente partout avec un air ouvert & rempli de confiance ; rien ne l’embarasse ; rien n’est capable d’ôter à ses discours & à ses actions la liberté qu’y répand toujours un esprit satisfait de lui-même. Il ne trouve pas faisable seulement qu’il puisse déplaire avec des manieres qui choquent tout le monde ; il se croit privilégié ridicule.

S’il étoit capable de découvrir en lui-même qu’il trouve impertinent dans les autres, sa vanité n’en pâtiroit pas. Il s’imagine avoir un je ne sçai quoi qui pourroit servir de passeport à la fatuité, & en faire même une espece d’agrément & de mérite. On peut se moquer de lui hardiment & sans crainte de représailles, Périandre <sic> ne s’avisera jamais de croire que les railleries qui le regardent le plus directement, puissent s’adresser [469] à lui : quand en sa présence on trace son portrait par les couleurs les plus vives, il s’éclate de rire, & dupé d’un nom emprunté, il aplaudit à ses Censeurs, & se trouve lui-même le plus sot homme du monde. Enfin, il sort d’une compagnie avec la même confiance avec laquelle il étoit entré ; il est content de tous les autres à force d’être content de lui-même. ◀Heteroportrait

Heteroportrait► Acaste, au contraire, porte une précaution timide peinte sur le visage ; il y a une réserve désagréable dans toutes ses manieres d’agir ; sa civilité est concertée, & ce n’est qu’après une mure délibération qu’il donne l’effort à chacune de ses paroles, de-peur de choquer quelqu’un & de s’en attirer des railleries. Si l’on rit, il s’imagine que c’est de lui ; par le-t-on bas, la rougeur lui monte au visage, il prend feu à une raillerie qui ne le regarde pas, & toute une compagnie est surprise de le voir répondre à un discours que personne ne souçonnoit seulement de lui être aplicable. Il trouve du venin dans le mot le plus innocent. Quand on le raille effectivement, on a beau s’y prendre avec toute la délicatesse qui peut rendre la raillerie suportable ; Acaste ne se possede plus, & quoique d’ailleurs homme d’esprit, il réplique avec aigreur, avec grossiereté. N’a-t-il pas raison ? Selon lui, on ne le raille pas ; on l’insulte, on l’affronte, on le pousse à bout. En un mot ; il croit [470] être en butte aux bons-mots de tout le monde, & que tous ceux qui composent une nombreuse compagnie le regardant comme un ennemi assez redoutable, pour épuiser sur lui seul toute la malice de leur cœur, de toute la finesse de leur esprit. ◀Heteroportrait

Si l’on se met au-dessus de ses soupçons extravagans, on court risque de mettre dans une assemblée le desordre & le tumulte ; & si l’on ménage ses discours avec une circonspection scrupuleuse, on ôte à la Société cet air libre & aisé qui en fait l’agrément le plus délicat. Le ridicule d’Acaste est infiniment plus incommode & pour lui & pour les autres que celui de Periandre <sic>, & il y a autant de vanité dans la sotte défiance de l’un y qu’il y en a dans la confiance impertinente de l’autre.

Heteroportrait► L’honnête-homme tient un juste milieu entre le fat & le soupçonneux. Il ne croit pas être absolument à l’abri du ridicule, & il fait qu’on n’en est jamais si près que lorsqu’on s’en croit extrêmement éloigné.

Il veille à ses discours & à ses manieres autant qu’il le peut, sans se jetter dans la contrainte incapable de croire, par une vanité rafinée, qu’il vaille la peine que toute une assemblée s’unifie contre lui, il ne s’aplique que les railleries qui le caractérisent ; il feint quelquefois de ne pas sentir, & quelquefois il tâche de mettre les rieurs de son côté, par la vivacité & par la [471] finesse de ses répliques ; bien-loin de répondre encore plus grossierement à ceux qui le saillent sans delicatesse, il scait se taire , persuadé que quand on se dispute le prix de l’impertinence, la honte est toûjours du côté du vainqueur. ◀Heteroportrait

Heteroportrait► Le caractére des médisans est un de ceux qui frape le plus, dans tous les endroits où l’on se trouve ; mais j’en ai assez parlé ailleurs pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir. Je dirai seulement qu’ils sont plus à craindre en sortant de leur naturel qu’en y restant, & que leurs louanges font plus de tort à un honnête-homme que leurs satyres. Un médisant de profession est un animal si odieux & si méprisable, que s’est en quelque sorte être sur de l’estime des gens-de-bien, que d’avoir le bonheur de lui déplaire. C’est au contraire plutôt un cœur vicieux qu’un rare mérite, qui peut mettre quelqu’un à l’abri de la malice des calomniateurs, & leur estime est très-propre à ruiner de réputation celui qui en est l’objet. S’ils louent sans faire de leurs éloges une route à la satyre ; s’ils paroissent louer de bon cœur ; c’est, ou parcequ’ils craignent une médisance supérieure dans ceux dont ils font l’éloge, ou parcequ’ils veulent méditer d’un seul coup de tout le Public, en traitant de chimérique le jugement desavantageux qu’on fait de certaines gens universellement méprisez, ou bien, c’est parcequ’ils [472] s’imaginent que le sujet de leurs louanges leur ressemble, & qu’ils respectent dans quelqu’autre l’image de leurs propres mœurs qu’ils prérendent y trouver. ◀Heteroportrait

On verra facilement par-là combien un médisant reconnu pour tel doit chagriner, par les témoignages de son estime, un homme jaloux de son humeur, & que le Cavalier dont je vais parler ne raisonnoit pas trop mal :

Citation/Motto► Damon jeune-homme d’humeur fiere,

Un jour à grands coups de bâton

Fit presque mordre la poussiere

A quelque médisant fripon.

Le Faquin s’écria pour calmer & colere,

Si j’ai médit de vous, je veux être roué ;

Je ne le sçai que trop, dit Damon, au contraire,

Misérable tu m’as loué. ◀Citation/Motto

Je connois une autre sorte de gens dont les louanges ne sont guéres moins desagréables. Ce sont certaines bonnes ames sans malice aussi-bien que sans discernement, qui contentes & charmées de tout le monde, ont pris une forte habitude de louer tout. Si ont veut les en croire, tout le Pays n’est peuplé que de jolis-gens, gens d’esprit, intégres, officieux ; en un mot, rien n’est plus pur que les mœurs de la plupart des hommes, & c’est une société d’Anges que celle où nous vivons. Encens fade s’il y en eut jamais desagréable surtout pour ceux [473] crai en méritent le plus : mais qui l’attendent d’une main moins prodigue & mieux dirigée. On ne sçauroit, sans dépit, se voir confondu avec un ras de gens sans esprit &sans probité, & s’il n’y avoit pas d’autres panégyristes au monde que ceux que je viens de dépeindre, la louange nous dégoûterait plutôt de la vertu, qu’il ne ferait capable de nous y exciter.

Ce caractére est dans le fond très-rare, & s’il se trouve assez de gens qui ayent toute la sotise qu’il faut pour une pareille conduite, on en voit peu qui ayent cette bonté d’ame qui est la source de ces insipides panégyriques ; mais qui accompagnée d’un esprit de réflexion, deviendroit une louable humanité, une charité exemplaire.

Je ne sçaurois m’empêcher de dire aussi un mot de ceux qui traînent, partout à leur suite, une troupe desagréable d’infirmitez, de migraines, de fiévres & de vapeurs. C’est-là dumoins l’unique sujet de leur convention. Ils n’auraient rien & dire s’ils se porroient bien. On dirait qu’ils prétendent se faire valoir par leurs maladies, & s’attirer de l’estime par des foiblesses & des maux de cœur. Quelque peu divertissans que ces discours doivent être pour des gens qui sont en parfaite santé, ils leur font souvent une histoire dans les formes d’une maladie qui a duré six ans ; ils parleront de ses différens symptômes, des remedes qu’ils y ont em-[474]ployez de ceux qui ont eu un bon effets d’autres, qui ont augmenté le mal au-lieu de le guérir ; ils y ajoûtent les sentimens des Médecins, & les raisons par lesquelles ils ont apuyé leurs opinions directement oposées ; enfin, ils ne finiroient jamais si on les vouloit écouter, & quand on a le bonheur de s’en défaire après deux heures d’entretien, on les laisse à la seconde époque de leur histoire, tout près à l’achever à la premiere entrevuë.

Il me semble qu’il ne faut pas traiter de la même maniere tous les fâcheux de cette espece, puisque leur importunité peut découler de différens principes. Il y a des personnes véritablement indisposées, qui entraînées par le panchant invincible de l’homme pour la société, ne sçauroient se passer de le produire encore quelquefois dans le monde.

On sçait d’ailleurs que les malades ont de commun avec les gens d’âge, qu’ils s’attendrissent extrêmement pour eux-mêmes, & qu’ils ramassent leurs inclinations répandues sur les objets extérieurs, pour les concentrer toutes dans un amour-propre plus direct ; rien ne les touche qu’eux-mêmes, & il est naturel qu’ils parlent de ce qui les intéresse le plus. Le récit de leurs maux les soulage & les fait respirer : Ils adoucissent en quelque que sorte le sentiment de leurs douleurs, en le communiquant aux autres qui paroissent le partager par la pitié. Il paroît y avoir de [475] l’humanité à ne leur pas refuser cette consolation. La charité Chrétienne veut qu’on ait de la complaisance pour une foiblesse dont ils ne sont pas les maîtres & qu’on se fasse quelque effort pour prêter une oreille attentive aux discours qui leur paroissent seuls importans.

Il n’en est pas de même d’un malade imaginaire, qui par une bizare vanité se fait un espece d’honneur de ses maladies chimériques, & qui incapable de s’attirer l’estime des hommes par un vrai mérite, veut s’attirer leur compassion par des fausses souffrances. En vérité ces gens-là sont trop ridicules pour ne leur pas faire sentir leur travers d’esprit par des railleries qui restent dans les bornes de la modération : C’est même leur rendre un vrai service de ne par entretenir leur extravagance par une feinte pitié, & de les faire renoncer à la possession qu’ils font de se porter mal.

Il est étonnant combien d’effets directement opposez coulent de la même source, de l’amour-propre. Certaines personnes, bien-loin de se supposer des maladies du corps par une vraye maladie de l’esprit, ont le foible de ne vouloir jamais convenir de leur indisposition. C’est leur dire des injures que de leur trouver mauvais visage, & ils seroient au desespoir d’être crus capables de se porter mal. Ils trouvent des prétextes spécieux pour excuser leur air défait, & ils pallient [476] leur peu de santé comme le plus honteux des vices. La Phtysie n’est chez eux qu’un peu de Rhume, un épuisement de forces, un peu de fatigue, & une fiévre violente, une émotion passagere. Il y en a même qui vont assez loin pour aimer mieux être crus débauchez que malades, & qui attribueront plûtôt leur pâleur à des excez criminels qu’ils n’ont pas commis, qu’à une délicatesse de constitution, à laquelle ils n’ont point contribué par une conduite déréglée. ◀Level 2 ◀Level 1