Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XXXVII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\039 (1711-1712), pp. 361-383, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1693 [last accessed: ].


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XXXVII. Discours

Metatextuality► Suite des Reflexions sur le Caractére des Esprits-Forts & des Incrédules. ◀Metatextuality

Level 2► Il s’agit encore de forcer nos adversaires dans leur dernier retranchement, où la malheureuse conduite de la multitude, qui admet une Religion, semble les mettre à l’abri de toutes nos attaques. Un Philosophe de cette Secte appuye souvent ses prétentions sur la vertu, par le raisonnement que voici.

« Je veux supposer avec vous qu’un homme, qui n’admet ni Cause premiere ni Religion, ne trouve en lui-même aucun principe qui puisse le déterminer à cette disposition qu’on appelle vertu. Mais quand cette supposition seroit une vérité démontrée, qu’y gagneriez-vous ? Est-ce par principe que les hommes se conduisent ? Le soûtenir, n’est-ce pas tomber aveuglement dans une erreur qui se découvre à la moindre attention sur les actions du Genre-Humain ? Quoi ! Cette multitude d’hommes qui sont profession d’adherer aux préceptes de Jesus-Christ, & qui [362] marquent même un amour ardent pour leurs opinions, donne-t-elle, dans sa conduite, à la vertu quelques dégrez de supériorité sur le vice ? La persuasion où ils sont, que leurs actions décideront de leur bonheur & de leur malheur éternel, paroît-elle influer en rien sur les déterminations de leur volonté ? Un frein si terrible retient-il la fougue de leurs passions, & les détourne-t-il d’un précipice qui conduit, selon eux, à un principe d’infamie & de douleur ? Non. On diroit que ce frein échauffe leur ardeur pour le crime, & que les obstacles, que leurs opinions opposent à leurs désirs, ne sont qu’irriter ces désirs, & leur prêter une nouvelle force. Que peut-on conclure d’une vérité si frapante, sinon que les Maximes qu’on a dans l’esprit, taillent les sentimens du cœur dans une parfaite indépendance, & que la seule cause qui donne la forme à la différente conduite des hommes, sont les différens dégrez d’un tempérament heureux ou malheureux, qui naît avec nous, & qui est l’effet physique de la constitution de nos corps. Conformement à cette vérité d’expérience, s’il y a des gens qui naissent amis de la la propreté & de l’ordre, & d’autres qui se plaisent dans le desordre & dans la négligence, il s’en trouve qui viennent au monde avec une inclination naturelle pour [363] la Justice & pour l’Equité, tandis que d’autres paroissent entrer dans la Société humaine, accompagnez de la dureté, de la malice, & de la fourberie. D’ailleurs presque tous les hommes naissent avec plus ou moins de respect pour les vertus qui lient la Société. N’importe d’où puisse venir cette utile disposition du cœur humain. Elle lui est essentielle : Un certain degré d’amour pour les autres hommes nous est naturel, tout comme l’amour souverain que nous avons chacun pour nous-mêmes. De-là vient qu’il est m presque aussi rare de voir la scélératesse poussée aux derniers excez, que la vertu élevée jusqu’au plus haut degré de perfection. Il y a des gens qui avancent dans le crime, tranquillement & sans effort, jusqu’à un certain point ; mais qui dans la suite, quoique placez dans des circonstances où leur intérêt exige qu’ils achevent la carriere, trouvent dans le fond de leur nature quelque chose qui les effraye, qui les arrête, & qui fait échouer leurs pernicieux desseins.

Si l’on vouloit disputer le terrain pas-à-pas aux Esprits-Forts, on pourroit leur nier que leurs principes les autorisent à croire qu’il y ait des semences de vertu dans le sond e la Nature Humaine. Quand nous leur soûtenons que l’idée d’un Dieu & d’une Religion, idée familiere à tous les Peuples & [364] à tous les âges, marque dans l’ame humaine une disposition naturelle à embrasser cette opinion, ils se dérobent, je ne dis pas à cette preuve démonstrative ; mais à cette forte probabilité, en mettant à la place de la Nature les préjugez presque invincibles de l’éducation. Quelles raisons peuvent-ils avoir pour ne pas raisonner de la même maniere sur la vertu, & pour ne pas attribuer ces principes des Sociabilitez aux premieres impressions de l’autorité sur l’esprit docile & fléxible de l’enfance ? Si l’une de ces suppositions n’est pas plus absurde que l’autre, pourquoi la même force d’esprit qui sçait se débarasser du joug de la Religion, ne pourroit-elle pas encore briser les chaînes d’une chimérique vertu ? D’un autre côté, s’ils croyent avoir des raisons convainquantes pour trouver, dans la constitution même de l’homme, quelque principe de vertu ; ne devroient-ils pas dumoins soupçonner, que des moyens qui vont si surement au but fixé de la conservation de la Société, n’ont pas leur source dans un concours fortuit d’atômes, ni dans une certaine fatalité, expression inventée pour ne signifier rien du tout ? Ces moyens n’indiquent-ils pas plus naturellement la sage direction d’un Etre Intelligent, qui aime les hommes ; mais qui dans l’assemblage impénétrable de tous ses Attributs, trouve des raisons pour ne rendre pas les hommes plus heureux sur cette terre, & [365] pour faire que cette vie soit pour eux un rude & fâcheux apprentissage ?

Mais venons au nœud de la difficulté, que ne tire un air éblouissant que des affreux desordres qui ravagent la Société, malgré la crainte & l’espérance dont la raison semble barrer nos inclinations vicieuses. J’avouerai d’abord comme une vérité palpable que le tempérament de l’homme est pour lui une féconde source de motifs, & qu’il a une influence très-étenduë sur toute sa conduite. Mais ce tempérament forme-t-il seul notre caractére, détermine-t-il tous les actes de notre volonté ? Sommes-nous absolument inflexibles à tous les motifs qui nous viennent de dehors ? Nos opinions vrayes ou fausses, la vuë d’un intérêt réel ou aparent, sont-elles incapables de rien gagner sur nos panchans naturels ? Rien au monde n’est plus évidemment faux, & pour le soûtenir il faut n’avoir jamais démêlé les ressorts de sa propre conduite. Nous sentons tous les jours, que la réflexion sur un intérêt considérable nous fait agir directement contre les motifs qui sortent du fond de notre naturel. Il arrive tous les jours, que l’idée d’un gain, seulement probable, inspire de l’assiduité & de l’application à un homme dévoué par son tempérament à l’indolence & l’amour des plaisirs. Une sage éducation ne fait pas toujours tout l’effet qu’on pourroit s’en promettre ; mais il est rare qu’elle [366] soit absolument infructueuse. Supposons dans deux hommes le même degré d’un certain tempérament & de génie, est-il sûr que le même caractére éclatera dans route leur conduite ? L’un aura été fait, & pour ainsi dire laissé-là ; dès son enfance, il n’aura eu d’autre guide que son naturel, son esprit enrouillé dans l’inaction, n’aura jamais opposé la moindre réfléxion à la violence de ses panchans ; toutes les habitudes vicieuses dérivées de son tempérament auront eu le loisir de se former ; elles auront asservi sa raison pour jamais. L’autre au-contraire aura apris, dès-l’âge le plus tendre, à cultiver son bon-sens naturel, on lui aura rendu familiers des principes de vertu & d’honneur, on aura fortifié dans son ame la sensibilité pour le Prochain, de laquelle des semences y ont été placées par la Nature ; on l’aura formé à l’attention sur sa conduite, & à la force de faire quelque résistance à ses désïrs les plus impérieux. Ces deux personnes seront-elles nécessairement les mêmes ? Cette idée peut-elle entrer dans l’esprit d’un homme, qui ne s’est pas entierement brouillé avec le Sens-Commun ?

Les hommes n’agissent point par principe, est une phrase qu’on peut laisser passer quand on ne s’en sert que pour exprimer fortement le peu d’attention que font les Hommes à leurs lumieres : Mais quand on veut nous en faire un axiôme exprimé dans [367] les termes les plus propres, ce n’est rien moins qu’une maxime incontestable. Il est vrai qu’un trop grand nombre d’hommes n’arrachent que trop souvent leur conduite à l’empire légitime de leurs principes, pour s’asservrir à la tirannie de leurs passions : Mais ces mêmes hommes n’ont pas, dans toutes les occasions une conduite également étourdie, leur tempérament n’est pas toûjours excité avec la même violence. Si un tel degré de passion détourne leur attention de la lumiere de leurs principes, cette passion moins animée, moins fougueuse, peut céder à la force de la réflexion, quand elle offre à l’esprit un intérêt plus grand de toutes manieres que celui qui nous est promis per nos panchans. Il est constant que jamais la volonté ne se détermine que vers le parti, qui à tout prendre paroît le meilleur dans le point fixe de la détermination de la volonté. Si dans ce point nous croyans trouver ce Bien Supérieur, en obéïssant nos passions, elles emportent nécessairement la balance, & si ce même Bien s’offre du côté de nos principes, nous nous y soumettons avec la même nécessité. Notre tempérament a sa force, & nos principes ont la leur. Selon que ces forces sont plus ou moins grandes de côté & d’autre, notre conduite varie. Un homme qui n’a point de principes opposez à ses panchans, suivra toujours indubitablement ce que lui dicts son [368] naturel ; & un homme dont le tempérament est combatu par les lumieres fausses ou véritables de son esprit, doit être souvent en état de prendre le parti de ses idées contre les intérêts de ses panchans.

La conduite des Esprits-Forts prouve même qu’ils sentent que les idées qu’on a dans l’esprit influent sur les déterminations de la volonté. Quel peut-être leur but en déclamant contre la persécution, l’intolérance, les fourberies du Clergé, & contre le zéle indiscret qu’il inspire à la brutale Populace ? Ne tâchent-ils pas de gagner les esprits en y plaçant des idées justes & raisonnables ? Et à quoi leur serviroit-il d’éclairer ainsi la Raison, si elle n’avoit pas la moindre influence sur le cœur & sur la conduite ? Un Incrédule manquera-t-il assez de bon-sens ou de pudeur, pour pousser la chicane jusqu’à avancer que tous les motifs ont une certaine force sur le naturel, excepté les seuls qui ont leur principe dans la Religion ? Rien ne seroit plus absurde. La force de tous les motifs consiste dans l’intérêt qu’ils offrent à notre esprit, & certainement il n’est point l’intérêt plus grand ni plus général que celui que la Religion étale à l’amour que l’homme a pour lui-même.

Mais comment expliquer cependant les désordres généraux qui désolent & qui deshonorent les Sociétez qui admettent une Religion ? C’est ici que je fuis obligé d’entrer [369] dans une triste discussion ; mais qui, à ce que j’espere, sera intéressante & de quelque utilité.

Pour que la Religion soit un motif propre à porter les hommes à la Vertu, il faut qu’on la croye, & d’une maniere qui anime l’homme à préférer son devoir aux fougues de son tempérament. Malheureusement il y a peu de gens, parmi ceux qui le parent du titre de Chrétiens, qui croyent réellement leur Religion, & moins encore qui la croyent d’une maniere qui puisse influer efficacement sur leur conduite. S’il y a des Athées de réflexion, il y en a aussi un grand nombre qui sont pour ainsi dire, Athées d’inattention. Que de Brutes parmi la Populace de toutes les Nations ! Que de gens, dont l’esprit accoûtumé à croupir dans l’indolence devient létargique, & absolument incapable de réfléchir sinon sur les besoins qui se présentent à leurs sens d’une maniere directe & immédiate ! De cette foule d’hommes indignes de ce nom, fort principalement cette classe malheureuse de Scélérats qui mettent leur honneur à braver l’honneur même, qui sont en exécration à ceux-là mêmes qui sont vicieux avec quelque ménagement, ils font du crime leur profession. Tout le Genre-Humain est leur ennemi public ; c’est pour eux que sont introduits dans le monde, les rouës, les gibets, les Bourreaux. Ce sont des especes de monstres, autant au dessus des Brutes par [370] l’abus de leur raison, que la Nature les avoit placez au-dessus d’elles.

On peut mettre en paralléle avec ces prodiges de scelératesse un nombre considérable de Grands-Seigneurs, qui trouvent leur perte dans leur opulence ou dans leur élévation. Objets eux-mêmes d’une espece de culte, ennivrez des caresses & de l’adulation de leurs inférieurs ; éblouis par leurs Equipages, par leurs Palais, par leurs meubles superbes ; accablez, énervez par les plaisirs ; perdu dans les vastes plans de leur ambition ; asservis à un honneur qui n’a pour régle que la bizarrerie de la mode, ils n’ont ni le loisir, ni l’esprit assez libre pour longer à leur origine & à leur fin. Selon un des plus Beaux-Esprits de France, on leur fait trop d’honneur, en s’imaginant qu’ils croyent qu’il n’y a point de Dieu ; ils n’y pensent pas seulement. On m’avouera sans peine, qu’inférer de la conduire de ces viles especes d’hommes, que la Religion est inutile à la vertu ; c’est soûtenir que le soleil se léve envain sur l’horizon, puisque sa lumiere est incapable de guider les aveugles.

Il y a une autre classe d’hommes beaucoup plus étenduë, qui se persuade fortement qu’elle croit un Etre Suprême & une Religion. Ces gens ont reçu dans leur enfance des mains de leurs peres ou de leurs Maîtres ; un Systême de dogmes & de préceptes, qui imprimé dans leur mémoire, [371] par des répétitions continuelles, leur est devenu propre & presque essentiel. Mais jamais ils n’ont été formez à l’examen, on leur en a même fait peur, on les en a détournez comme d’une féconde source d’erreurs pernicieuses & damnables. Les preuves dont on attaque leurs opinions ont beau leur paroître invincibles, au-lieu d’ébranler leur Systême, elles ne font que les irriter, & les opiniâtrer à s’y fortifier davantage Ils n’apprennent jamais à distinguer la démonstration d’avec le le sophisme ; ils sont accoûtumez à ne point croire par évidence ; mais à croire parce qu’ils croyent. Pour qu’un Docteur de la Religion mérite leur attention & leurs aplaudissemens, il doit se garder de poser des principes, d’en tirer des conséquences, & de les conduire par une route unie, des véritez les plus simples à la connoissance sure des véritez plus abstruses ; ils ne l’écoutent pas ; ils le plaisent à marcher dans les ténébres. Vouloir porter devant eux le flambeau de l’évidence, c’est leur déplaire, c’est les offenser. Dés la définition du sujet l’ennui les saisit ; ils abandonnent le Docteur Philosophe, & en rêvant à leurs affaires & à leurs projets, ils accourcissent l’intervalle qu’il y a entre l’exorde & la fin du Discours. Pour les attacher à vos paroles, & pour leur persuader qu’ils en profitent, il faut prendre tous leurs préjugez pour des axiômes, bâtir là-dessus [372] une frivole déclamation, remuer leur cerveau par une foule d’images différentes, étonnée, étourdir leurs sens, troubler leur cœur. C’est-là le moyen de les renvoyer contens & sûrs que les motifs d’être gens-de-bien viennent d’acquérir chez eux une nouvelle force.

Je suis convaincu que cette Religion quoique reçuë avec un indigne aveuglement, n’est point du tout sans force sur l’Esprit Humain, pourvu que la Morale qu’elle enseigne soit saine. Je suis sûr même qu’elle fait souvent des gens-de-bien de ceux qui sans ce salutaire contrepoids auroient été entraînez dans l’habitude du vice par un tempérament qui se seroit fortifié tous les jours. Mais je ne sçaurois m’imaginer qu’elle aura le même succès sur un naturel extrêmement indocile, qu’une Religion raisonnée qui s’offre toujours à l’ame, accompagnée des preuves auxquelles un examen exact & scrupuleux plusieurs fois recommencé a trouvé le poids nécessaire. Quand muni uniquement d’une Religion ténébreuse, on est réduit à lutter contre une passion qui offre à l’ame un intérêt considérable, ce principe a pour m’exprimer ainsi, trop peu de consistance pour résister long-tems aux efforts d’un panchant qui sort de sa nature, & qui promet un bien réel. On est porté à souhaiter ce cas, que ce principe soit faux ; on est intéressé à le croire [373] tel. En y jettant la vuë dans cette disposition, on voit sans peine qu’on l’a admis à tout hazard ; & en l’abandonnant une seule fois, il arrive souvent que le charme de la prévention se détruit, & qu’on y renonce pour jamais.

Un Systême de Religion accepté aveuglément, est bien plus inutile encore à la vertu, & peut devenir même très-pernicieux, quand ce Systême est défectueux en lui-même, & destitué d’une Morale qui se rapporte au bien de la Société. Les extravagances de l’esprit humain sont presque incompréhensibles à cet égard. Combien n’y a-t-l pas de gens qui d’une maniere ou d’autre détachent la vertu de la Religion ? Ceux-ci se mettent dans l’esprit, que pour être bon Chrétien il ne s’agit que de croire promtement & vigoureusement, de se passionner pour leurs opinions, de les confondre avec la gloire de la Divinité, de haïr cordialement ceux qui ne croyent pas comme eux ; & de mesurer cette haine leur amour chimérique pour l’Etre Suprême. Ils ne sont pas seulement trop indolens ou trop fougueux pour examiner, ils s’en feroient un crime. Plus ils s’aveuglent de propos déliberé, plus ils croyent leur foi méritoire ; ils pensent s’assurer une félicité éternelle, en sacrifiant à la Religion non leurs panchans vicieux, mais leurs lumieres. D’autres croyent pouvoir capituler avec le Ciel, & [374] lui donner au lieu d’actions & de sentimens une dévotion extérieure des cérémonies & des attitudes du corps. Cette bizarre imagination fait l’esprit dominant d’une Secte nombreuse, ou il y a mille moyens de se sauver indépendemment de la vertu, & même très-capables de se lier avec la plus grande scélératesse. Dans cette Secte la ressource des pauvres, c’est d’aller au Ciel par la route de la Sainteté, ou, pour mieux dire, par la route de la dévotion. Les richesses y ont les promesses de la vie présente & de la vie à venir, & à s’en rapportera la foule des Ministres de cette Religion, il n’est presque pas possible qu’un homme opulent, qui aime assez son ame pour faire quelque dépense pour elle, ne réussisse à lui procurer un bonheur illimité. Qu’y a-t-il de plus naturel à ceux qui sont assez foibles pour suivre les maximes populaires de cette Secte, que d’employer jusqu’aux crimes les plus noirs pour se mettre en état d’acheter le pardon de ces mêmes crimes, & de forcer l’entrée du Paradis, comme si c’étoit une tour de Danaé ?

Il y a une force tout autrement efficace dans une Religion étroitement liée à la vraye sagesse, & affermie dans l’ame par un examen attentif & suffisamment réïtéré. Je croi même que lorsqu’une telle Religion se présente à la raison comme évidente & démontrée, il faut de nécessité qu’elle fasse plier [375] à la fin le naturel le plus impérieux, & & qu’elle conduise peu à-peu son heureux Proselyte à l’habitude de la vertu. L’amour que l’homme a pour lui-même le porte invinciblement à préférer un moindre bien, un bien que sa raison lui étale comme plus grand & comme certain. Il est vrai que quelquefois une passion fougueuses détourne son attention de ce bien supérieur, & que pour ce tems-là le motif perd toute sa force. Mais cette passion étant satisfaite, & cet intérêt particulier & passager ne subsistant plus, l’intérêt constant & général fort des ténébres dont la passion l’avoit envelopé, & se montre avec des lumieres plus vives & avec une nouvelle force. Dans cet état celui qui sçait qu’il a manqué son devoir, qu’il a sacrifié à un vil intérêt le plus grand que l’esprit humain puisse concevoir, ne peut réfléchir sur sa chute qu’avec une douleur amére. La Religion étale à son ame sa certitude, ses promettes, ses menaces ; il ne sçauroit qu’en frémir ; il faut de nécessité que pour se réconcilier avec lui-même, il prenne une forte résolution de s’épargner à l’avenir un chagrin si cruel, & d’attacher avec de plus grands efforts son attention à la lumiere qui le guide vers une souveraine félicité. Si la même passion, qui l’avoit tirannisé pour quelque tems, revient, elle doit lui rapeler naturellement le souvenir de son égarement & de ses fuites [376] funestes ; s’il s’écarte encore de son devoir, c’est dumoins avec plus de résistance ; le calme succedant à ce nouveau désordre, répand encore dans son ame plus d’amertume qu’auparavant, & y excite par-là un nouveau degré d’attention ; son motif général & constant se fortifie de-jour-en-jour, il gagne du terrein sur son naturel, & à la fin sçait associer & allier à sa venu cet ennemi de ses lumieres.

Je sçai bien que le régne de toutes les passions n’est pas de si courte durée. Il y en a qui négligées dans les commencemens, asservissent l’ame pour un tems considérable, usurpent toute notre attention, nous arrachent entierement à nos principes, & nous traînent de desordre en desordre. Mais il est vrai aussi que lorsque la violence de cette passion s’est usée, sa force & sa durée sont <sic> égalées par la force & par la durée de la honte & de la douleur, avec lesquelles nos lumieres sorties d’esclavage, nous font considérer une conduite si lâche & si contraire à nos plus grands intérêts. Cette situation affreuse pour une ame raisonnablement convaincue de la réalité de la Religion, doit la porter efficacement à s’attacher à ses principes, à veiller sans relâche sur les foiblesses du tempérament, à fuir avec soin les occasions de rechutes, & à entretenir toutes lès lumieres dans leur force & dans leur pureté. Je ne parie pas [377] ici des secours puissans que la Religion peut tirer de l’assistance de Dieu ; je suis sûr qu’ils sont fort éloignez d’être chimériques ; mais je plaide la cause de la Religion contre les Incrédules qui traitent de phantômes de l’imagination humaine tout ce qu’ils sont incapables de concevoir & de sentir. Je me contente de prouver les influences utiles de la Religion sur la vertu, par la considération de la nature, de la Religion & de la nature inaltérable de l’homme.

Mais, me dira-t-on, ce que vous venez d’avancer semble démontrer, que la conviction raisonnée d’une Religion qui tend à une exact vertu, n’existe qu’en idée. Si elle étoit réelle elle offriroit a l’esprit des avantages si grands, si généraux, si supérieurs à tout autre intérêt, qu’elle devroit d’abord entraîner la volonté invinciblement, & se l’attacher pour jamais. Ellle <sic> triompheroit dans l’instant du naturel, sans avoir besoin d’efforts redoutables, pour sonder péniblement & lentement la vertu sur les ruines du vice. Voici ce que j’ai à répondre & cette Objection.

La Religion, telle que je l’ai définie, est d’abord réellement victorieuse d’une certaine maniere ; elle inspire d’abord de nécessité à l’homme un désir sincere & ardent, & une forte résolution de s’attacher à son plus grand intérêt, & à lui sacrifier tous les autres. S’il ne réussit pas à exciter tout d’un [378] coup ce raisonnement & généreux dessein, c’est, comme je j’ai déja insinué, que ce motif si puissant n’est pas toujours présent à son ame. La grande difficulté, consiste à se dérober à toutes fortes distractions, & à fixer continuellement son attention sur ce Principe sur & lumineux qui devroit être le seul guide de nos actions. Il n’y a que l’attention qui puisse faire valoir la force d’un motif ; & ceux qui sçavent démêler les ressorts de leur conduite, sçavent combien l’attention est vagabonde, avec quelle facilité elle échape à nos efforts, combien il faut d’actes redoublez pour acquérir sur elle un empire constant.

Ce qui augmente encore considérablement la difficulté d’asservir l’attention au principe dont il s’agît, c’est que l’intérêt qu’il étale à l’ame, quelque grand qu’il soit, est éloigné, & ne tombe pas sous nos idées. Il est certain qu’un bien présent à nos yeux attire avec bien plus de force notre attention, qu’un bien qu’on n’attend qu’après un certain nombre d’années. Nous voyons d’un autre côté que, dans une seconde vie la Religion nous procurera des plaisirs parfaits & éternels ; mais nous ne concevons pas la nature de ces plaisirs. Si nous en avions une idée juste, si nous sçavions par quels moyens ils inonderaient nos âmes de sensations délicieuses, notre attention s’y attacheroit avec ravissement, [379] & nous les seroit en quelque sorte gouter d’avance. Il nous faudroit des efforts pour en dessaisir notre ame ; il est même très-aparent que cette connoissance absorbant toute notre attention, nous rendroit presque absolument inutiles pour les différences occupations que la vie présente exige de nous.

Voilà les raisons pourquoi la Religion ne fait pas, dès le premier combat, la conquête de notre tempérament, & qu’elle est obligée de revenir toujours à la charge, & de borner sa gloire à gagner toujours du terrain sur un ennemi qui a tant de ressources. Cette gloire loi est assurée. J’ai fait voir que ce principe lumineux & confiant, doit de nécessité se concilier de-plus-en-plus l’attention de notre esprit. Ce motif si grand & si général devient de-plus-en-plus familier à l’ame. À force d’y penser & d’y réfléchir, on se rend présent en quelque sorte les biens éloignez dont il nous promet la possession inestimable. Si la nature de ce bien nous est inconnuë, nous nous accourumons insensiblement à nous contenter de sa certitude. Nous aprenons à remplacer dans notre ame la connoissance du détail de la félicité céleste, par la pensée que ce Dieu qui nous aime, qui veut nous rendre heureux, est ce même Dieu qui est la source de tous les plaisirs que nous pouvons goûter sur la terre ; que c’est lui qui a sçu ménager cette agréable harmonie entre les au-[380]tres créatures & nos sens ; qu’il est le principe de tout ce qui nous plaît, de tout ce qui nous charme, & que par conséquent il a un trésor infini de moyens, pour exciter en nous les plus ravissantes sensations.

Je croi <sic> avoir répondu suffisamment à l’Objection que les Esprits-Forts tirent du prétendu Empire Souverain que le tempérament exerce sur la conduite de l’homme. Je n’ai pas nié que ce tempérament n’y influât beaucoup. J’avouë même qu’il n’est pas absolument impossible, qu’un naturel d’un rare bonheur ne rende un Esprit-Fort honnête-homme & utile Citoyen. Mais je n’aurois garde de me fier jamais à lui, si je sçavois que son naturel porté machinalement à la vertu, fût combatu par un intérêt un peu important.

Avant que de finir, j’ai encore un mot à dire sur le but de cette derniere Dissertation. Celui de la premiere saute aux yeux. Rien n’est plus dangereux pour la Religion que le préjugé qui suppose la supériorité de génie du côté de ceux qui rejettent cette Religion. Rien de plus utile par conséquent que de détruire cette fausse idée, & de prouver que la sagesse qui vient d’enhaut, n’est rien moins qu’amie des ténébres & de la foiblesse d’esprit.

Mais dans quelle vuë, me dira-t-on, vous êtes-vous attaché à prouver dans un si grand détail, que la vertu périt presque en-[381]tierement dès qu’on la détache de la Religion ? Voulez-vous sonner le tocsin sur les Esprits-Forts comme sur les ennemis communs de la Société humaine ? Votre dessein est-il de les exposer au zéle furieux de la Populace, & de porter les Magistrats à dresser contr’eux <sic> des gibets & des roues ?

Nullement. Une Religion raisonnée porte à la douceur, comme une Religion machinale porte à la cruauté. Mon grand but a été d’empêcher les Incrédules de tromper les Esprits simples par l’ostentation d’un amour pur pour la vertu ; ostentation capable de dérober l’incrédulité à toute l’horreur qu’elle mérite. J’ai voulu faire voir avec évidence, que tous les principes de cette venu sont chimériques, & que la pratiquer c’est se rendre coupable d’aveuglement & d’extravagance. Par-là j’ai voulu contrebalancer le poids des motifs qui peuvent entraîner les hommes dans l’Irréligion, Si elle attire les esprits, en leur promettant use sagesse supérieure à tous les préjugez populaires, & une tranquillité qui triomphe de toute crainte par raport à l’avenir ; j’ai voulu leur proposer la Religion comme Souverainement aimable, comme la seule baze solide de la vertu, & comme l’unique soûtien de l’ordre & du bonheur de la Société humaine. J’ai cru encore qu’en dévelopant les Sophismes sur lesquels les Incrédules apuyent leurs prétendus droits [382] à la vertu, je pourrois effrayer ces Philosophes pernicieux, leur faire craindre l’indignation publique, & les obligera la prudence de garder pour eux leurs magnifiques lumieres. J’ai été charmé de saisir en passant l’occasion de démêler la nature de cette Religion, qui mérite d’être considéree comme la féconde & pure source de toutes les vertus. J’ai fait voir que pour produire avec certitude les plus heureux effets, elle doit être affermie dans l’ame par un examen scrupuleux, qui fuit avec précaution le flambeau de l’évidence. La place de cette Religion salutaire est dans la raison & non dans l’imagination. Dans la raison elle est calme, pure, réglée, étroitement liée à tous nos devoirs. Dans l’imagination elle est vague, turbulente, passionnée, inconsidérée, & capable de commettre les crimes les plus énormes par un principe de dévouëment pour la Divinité. C’est cette Religion de préjugé qui a été de tout tems l’infâme principe de l’intolérance & de persécution, qui fournissent aux Esprits-Forts un prétexte plausible de soutenir que la Religion en général est plus pernicieuse pour le Genre-Humain que l’Athéïsme même.

Quelle gloire ne méritent donc pas certains Docteurs de l’Evangile, qui distinguent avantageusement notre âge des siécles partez, par le noble projet de mettre [383] les hommes en état de se prouver à eux-mêmes les véritez qui doivent régler leur conduite ? Quels avantages n’en reviendroient pas à la Race future, si ce projet étoit appuyé par tous les habiles-gens ? S’ils s’efforçoient tous ensemble à éveiller la Logique naturelle dans les enfans dés l’âge le plus tendre ; s ils leur enseignoient à ne croire qui proportion qu’ils conçoivent, & s ils les conduisoient pas-à-pas par la route de la lumiere à une Religion digne d’aimer un Etre intelligent & convenable à la Majesté de l’Auteur & de l’objet de la Religion. ◀Level 2 ◀Level 1