Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XXXIII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\035 (1711-1712), pp. 279-298, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1689 [last accessed: ].


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XXXIII. Discours

Reflexions sur le caractére des Esprits-Forts & des Incredules.

Level 2► M’étant proposé de faire quelques recherches sur la nature de la Religion, je croi utile de commencer par déveloper le ca-[280]ractére de ceux qui en sont les ennemis déclarez. Ce sont ces personnes qui ont réussi à rendre odieux le terme d’Esprit-Fort, qui désigne naturellement la plus haute perfection de l’ame. Ce sont ces personnes qui font parade de deux opinions les plus monstrueuses qui soient jamais sorties de la bizarrerie de l’Imagination Humaine. En un mot, ce sont ceux dont les uns forcent leur raison à entrer dans les chiméres d’Epicure, & dont les autres s’abîment dans les obscuritez impénétrables de Spinosa.

Je prie très-humblement un tas de Petits-Maîtres, qui se donnent un air d’Irréligion, de ne se pas imaginer que je leur fasse l’honneur de les avoir en vuë. Il n’y a rien à démêler dans leur caractére qui saute aux yeux. S’ils n’avoient pas rompu tout commerce avec le Sens-commun, ils verroient eux-mêmes, de la maniere du monde la plus claire, qu’ils font les êtres les plus méprisables qui puissent être produits par un concours fortuit d’Atômes, ou par une aveugle fatalité, loi unique d’un Monde Eternel, où rien n’est Cause & où tout est Effet. Fonder son incrédulité sur la crédulité la plus vaste pour un Athée dogmatizant ; croire en Toland ou en Bayle, pour ne pas croire en Dieu ; décider sur les choses les plus importantes, sans examen, sans recherches, sans idées. Tourner en ridicule tous les gens éclairez qui ont été l’admiration de tous les [281] siécles ; insulter à la Divinité même avec l’insolence la plus brutale ; enfin supléer à son ignorance & à sa sottise, par la nouveauté des railleries que l’Impiété fournir, & se procurer ce détestable agrément au mépris des plus affreux dangers ; voilà les traits qui forment le caractére d’un libertin du bel air : Caractére qui fait l’opprobre du Genre Humain, & dont on pourroit considérer l’extravagance comme souverainement risible, si elle n’etoit pas déplorable au suprême degré. Ceux qui se trouvent dans un égarement si funeste se dévoilent quiconque a le simple Sens-commun. Il seroit très-nécessaire de les dévoiler à eux-mêmes : Mais la raison peut-elle avoir prise sur des gens qui font les dupes de Sophismes si grossiers ? Le seul moyen de les ramener est caché dans les trésors inépuisables de la miséricorde & de la longue attente de Dieu.

Pour les honnêtes-gens, touchez du triste sort de ces malheureux, ils font portez par un principe de charité, à former pour eux des vœux qu’on regarde d’ordinaire comme des malédictions. Humainement parlant, ces victimes de la plus détestable vanité ne sçauroient être sauvées des terribles catastrophes que la mort doit leur attirer un jour, sinon par la pauvreté, la misere, la maladie, la douleur ; en un mot, par tous les châtimens dont la Divinité se sert pour faire rentrer les hommes en eux-mêmes.

[282] Ceux que je voudrais déveloper à leur propre raison & à celle des autres, sont des Incrédules d’une espece plus noble en apparence. Ils prétendent mépriser la Religion par connoissance de cause ; selon eux ils ne décident qu’après un mûr examen ; ce n’est que par les plus profondes recherches, que la supériorité de leur esprit a saisi le moyen de secouer le joug des opinions vulgaires ; ils n’admettent rien qui ne soit démontré ; en avançant avec précaution dans la route de la vérité, ils suivent pas-à-pas des idées claires & distinctes, & ils s’arrêtent dès que le flambeau de l’évidence ne les guide plus. Voilà les traits sous lesquels ils se peignent eux-mêmes, & sous lesquels ils sont admirez par leurs Sectateurs, comme des génies du premier ordre, comme tes seuls Sages. Voyons avec impartialité, si des éloges si magnifiques ne leur font pas trop d’honneur.

En général on considere ces Messieurs comme des Génies douez d’une rare pénétration, & d’une force de raison peu commune. Je ne m’en étonne pas. Les hommes vulgaires ont les yeux trop foibles pour distinguer entre l’extraordinaire & le merveilleux, entre le nouveau & l’excellent. Ils doivent naturellement supposer de vastes lumieres à un homme qui ose quitter les routes battuës, se faire un systême à part, & tenir tête lui seul à tout ce que le Genre-Humain a jamais produit de plus sçavant & [283] de plus sensé. Des objections qui ne se sont jamais offertes leur esprit, & qui tirent un air plausible de l’incompréhensibilité de certaines matieres, doivent les éblouïr, les étonner, & les portera ne considérer qu’avec le plus profond respect ce Philosophe si hardi & si clairvoyant. Ce respect & cette admiration pour ce Docteur de l’Athéïsme, lui font des Disciples de ceux qui ont un cœur corrompu, ou une tendresse excessive pour la nouveauté ; tandis que d’autres petits esprits dont la raison est plus timide, ou dont les mœurs sont plus innocentes, se contentent de plaindre un si grand-homme de ce qu’il fait un si mauvais usage de son génie, & de déplorer le sort de la Religion destituée d’un pareil Défenseur.

Il seroit utile d’arracher des esprits communs une prévention d’autant plus dangereuse qu’elle leur est naturelle, & il seroit facile d’y réüssir, pourvu qu’ils daignassent prêter attention à des raisonnemens qu’on peut comprendre, sans avoir des lumieres fort étenduës.

Je dis que cette prévention est dangereuse se, elle l’est indubitablement. Il est probable que la vérité se trouve dans les ames oui ont le plus de force, dans les génies tes plus transcendans. Si elle peut être possedée, il est naturel qu’elle le soit par des personnes qui ont les plus grands talens [284] pour la dêmêler d’avec les aparences trompeuses. Par bonheur ce préjugé est destitué de tout fondement, & il suppose évidemment ce qui est en question. Sans doute qu’il y a de la supériorité d’esprit à résister au torrent des opinions reçues, & à se frayer des routes nouvelles, si ces opinions font des erreurs, & si ces routes ménent à des véritéz clairement démontrées. Mais pour être en droit de connoître dans la singularité des sentimens d’un Esprit-fort, le caractére d’un Génie Supérieur, il faut premierement le prouver à soi-même, que ces sentimens sont les fruits d’un raisonnement exact, d’une pénétration qui ne pousse point les recherches au-delà de la netteté & de la clarté des idées. Si l’on voit distinctement que la singularité des opinions des Esprits-Forts a ce Sceau de l’Evidence, je conviens que l’admiration dont on les honore est juste. Mais quelle raison a-t-on d’en avoir de si grandes idées, s’ils n’abandonnent les routes ordinaires que pour s’égarer dans des chemins particuliers ? L’audace & la vanité caractérisent-elles une raison peu commune, un génie transcendant ? S’il en est ainsi, que d’habiles-gens dans le monde ! Que notre siécle a bien raison de s’arroger le titre d’éclairé ! Qu’il est aisé de se distinguer par les talens de l’esprit !

J’avouë que l’esprit d’examen, cette noble hardiesse qui nous porte à ne puiser nos [285] sentimens que dans nos propres recherches, est une qualité très-digne de l’excellence d’une créature raisonnable. J’avouë encore que cette qualité peut se trouver en ceux qui suivent des routes singulieres, qu’ils s’égarent ou non. Mais premierement, cette noble hardiesse est plutôt une disposïtion du cœur, qu’une qualité de l’esprit ; elle marque moins une grande étenduë de raisonnement, qu’un certain courage, qu’une certaine fermeté. D’ailleurs, de quel droit refuser cette généreuse disposition à ceux qui admettent le Systême de la Religion ? Est-il contradictoire qu’un grand nombre de personnes ait une conviction éclairée de l’existence d’un Dieu, & de la nécessité de l’honorer par un Culte Religieux ? L’examen ne peut-il pas aboutir à aprouver une opinion, aussi-bien qu’à la rejetter ?

Disons quelque chose de plus : je croi qu’il est aisé de prouver qu’il n’y a pas plus de supériorité d’esprit dans celui qui adopte d’une maniere raisonnable un sentiment vrai & singulier, que dans celui qui adopte d’une maniere raisonnable une opinion vrai & commune. Supposons qu’ils examinent l’un & l’autre d’une maniere digne de l’excellence de leur Nature, deux sentimens différens reçus par la Multitude : Supposons, que l’un, découvrant le foible de l’opinion qu’il examine, s’écarte, & que l’autre, sentant le vrai de l’opinion dont [286] il recherche la nature, l’admette & l’enchaîne à ses Notions rectifiées. Supposons enfin que l’examen de ces deux Sujets demande un égal degré de lumieres : Quelle différence imaginable y a-t-il dans la conduite & dans l’opération de ces deux Esprits ? Quel mérite, quel génie peut-on atribuer à l’un qui ne convienne précisément & dans le même degré à l’autre ?

On me dira peut-être qu’an examen impartial fait par l’esprit humain dans un parfait silence des passions, aproche de l’impossibilité : Celui qui par le moyen de l’examen reste dans une opinion commune, mais vraye, peut avoir tiré du secours, pendant ses recherches, de l’autorité du grand nombre, de l’amour de sa réputation, & de l’attachement qu’il a pour sa fortune. Mais celui qui s’écarte des idées vulgaires n’a pas un pareil apui, & il faut mettre sur le compte de sa supériorité d’esprit, toute la force qu’il n’a pû emprunter de son intérêt.

Je conviens que cette objection est plausible. Quoique la vérité soit entierement indépendante de nos intérêts, il peut arriver néanmoins qu’un Amour-propre presque imperceptible se glisse dans les opérations de notre esprit, lors même qu’il se persuade, qu’en cherchant la vérité il est uniquemenz animé par l’Amour de la vérité. Dès qu’on souhaite qu’un sentiment soit vrai, on lui donne un certain degré de probabilité qui n’est point du ressort de l’Evi-[287]dence, laquelle seule doit être l’arbitre de nos opinions. Si, par bonheur, un tel soutait a pour objet une vérité, il peut contribuér à nous la faire sentir, & à nous en convaincre, & toute la facilité qu’il donne à nos recherches, doit être retranchée de la justesse & de l’étenduë du génie.

Mais ceux qui trouvent la vérité dans des routes inconnuës au Vulgaire, ne seroient-ils aidez dans leurs découvertes par aucune passion, par aucun intérêt ? Leur raison est-elle de nécessité dans un parfait équilibre, pendant tout le cours de l’examen ? Ils se trompent fort, s’ils se l’imaginent. Le désir de passer pour Ortodoxe, & d’établir ou de conserver par-là sa fortune, est-il la plus forte passion d’une ame qui se pique de supériorité d’esprit ? Nullement. Ceux qui veulent passer pour des génies d’un certain ordre, trouvent d’ordinaire dans cette vanité leur passion dominante. Cette passion, très-criminelle quand on ne la renferme pas dans de justes bornes, a quelque chose de noble & de sublime, qui défend 1’ame contre les impressions de tout intérêt grossier. Un homme amoureux de l’étenduë de ses lumieres, verra quelquefois, avec la plus généreuse insensibilité, la ruine de toute sa fortune, & sera atterré par la mauvaise réüssite d’un Ouvrage dont il avoit conçu une haute opinion, qu’il se flatoit de communiquer au Public, & d’é-[288]tendre jusqu’aux races futures. Une ambition si impétueuse, si maîtresse de l’ame, seroit-elle absolument étrangere à ceux qui déterrent la vérité à l’écart, & loin des yeux vulgaires ? Ne peut-elle pas leur prêter les secours les plus puissans, & faciliter considérablement leurs recherches ? Persuadez que l’opinion que je combats ici est l’opinion générale des hommes qui ont de la peine à ne pas attacher une idée de supériorité d’esprit à la singularité des sentimens, ils doivent naturellement mettre à profit cette chimére du Public, & s’en servir pour prendre le rang sur les autres Philosophes. Ce desir ardent de se distinguer peut leur ouvrir les yeux sur ce qu’il y a de faux dans un sentiment reçu, & rendre leur vuë plus perçante, & plus capable de déveloper la vérité d’une opinion peu commune ou entierement nouvelle. Jusqu’ici par conséquent, les choses sont dumoins égales ; & celui qui trouve la vérité hors du chemin battu, trouve dans sa vanité un secours équivalent à celui qu’un autre peut puiser dans le desir d’établir sa fortune, en passant pour Ortodoxe.

Ce n’est pas tout. Je me croi en état de démontrer que dans le cas dont il s’agit ici, la supériorité d’esprit doit être naturellement du côté de ceux qui s’attachent aux opinions reçuës.

Si de ceux qui aiment la singularité dans [289] les sentimens, j’ai écarté cette Populace vicieuse ou extravagance, qui ne se pique de libertinage que par air. Si je n’ai ici en vuë que les Docteurs de l’Irréligion, il me doit être permis d’un autre côté de ne faire attention qu’aux Défenseurs éclairez des sentimens reçus, & de perdre de vuë la Multitude aveugle & paresseuse, qui s’imagine de croire, & qui, à parler proprement, ne croit rien. En opposant ainsi gens éclairez à gens éclairez, je soutiens qu’il faut infiniment plus de génie & de connoissances pour faire briller ses lumieres dans la Religion, que pour se distinguer par elle hors de la Religion.

Je prens ici le terme de Religion dans son sens le plus étendu, pour la Doctrine qui nous enseigne l’existence d’un premier Etre, & la nécessité de l’honorer. Cette Doctrine subsiste de tout tems ; elle a été universellement reçuë dans tous les siécles par toutes les Nations civilisées, elle paroît avoir une convenance naturelle avec l’ame humaine, qui est capable de la déterrer en elle-même, ou dumoins qui la reçoit d’ordinaire sans effort dès qu’on la lui propose. C’est-là l’unique raison qu’on puisse rendre de sa grande étendue. On ne sçauroit guéres désendre cette Doctrine que par des armes usées. Les argumens dont on s’est le plus servi pour l’apuyer, sont précisément les preuves les meilleures. Celui qui ne [290] veut être un Défenseur brillant & distingué, & qui auroit honte d’emprunter ses opinions de l’autorité & du hazard, doit avoir passé ces preuves en revuë. Il faut qu’il n’y ait mis le sceau de son aprobation, qu’après l’examen le plus scrupuleusement exact. Après en avoir développé toute la force, il voit que la force de l’invention lui est presque inaccesible, & qu’il ne sçauroit guéres avoir que le mérite de mettre dans un meilleur jour ce qu’on a pensé avant lui. On a d’ordinaire de ce mérite des idées trop basses. Il faut avoir plus de génie qu’on ne pense pour développer toute la force d’une preuve, pour la présenter de toutes ses différentes faces, pour en faciliter la conception par le secours d’une méthode naturelle & aisée, & pour en exprimer les différentes proportions dans un stile clair & débarassé. Il faut se connoître en raisonnement, pour avoir de cette forte d’habileté la haute opinion qu’elle mérite.

On auroit tort cependant de s’imaginer que cette matiere soit entierement épuisée, de qu’elle ne puisse plus fournir de raisonnemens nouveaux. L’Esprit humain n’épuise jamais un sujet. Se le mettre dans l’esprit, c’est donner dans une erreur dont notre paresse naturelle n’aime que trop l’intéressante illusion. Mais c’est ici que brille véritablement la supériorité de génie ; il s’agit de rencherir sur tout ce que l’Univers a ja-[291]mais produit de Grands-Hommes ; il s’agit de pénétrer dans sa propre nature, de fouiller dans ce qu’elle a de plus caché, & de faire de ses facultez les plus secretes des routes qui nous ménent à l’Etre suprême ; il s’agit de percer plus avant que n’ont fait tous les Philosophes des siéclcs passez, dans les entrailles de la Nature, & de démêler partout un dessein & des vuës qui marquent un Auteur infiniment bon, sage, puissant. Voilà des travaux dont le succès marque évidemment un génie vaste & un raisonnement aussi exact qu’étendu.

Des Esprits de cet ordre troûvent encore de nouvelles occasions de se distinguer, en défendant le Systême de la Religion contre les attaques toûjours nouvelles des Libertins. Il faut les suivre dans les abîmes du doute, & tâcher de les fixer à quelques principes. Il faut continuellement démêler le faux des Sophismes les plus séducteurs. Il faut sans cesse leur faire sentir, que l’incompréhensibilité de certains Sujets est l’unique baze de leurs difficultez les plus imposantes, & qu’ils pêchent contre leurs propres maximes, en fondant leur preuves sur des termes destituez d’idées.

Telle est, par exemple, la fameuse objection contre la Création du Monde. On ne sçauroit produire ce qu’on ne possede pas ; par conséquent il est impossible qu’un Etre, qu’on suppose immatériel, ait donné l’existence à cet- [292] te vaste étenduë de corps qui nous environnent. Une distinction Métaphysique & obscure ne détruit point cette espece de preuve ; elle se détruit elle-même dès qu’on y prête attention. Pour être en droit de faire cette objection, il faut la fonder sur une idée nette & distincte. Il n’est pas question de produire comme les Etres créez produisent, en donnant à la Matiere qui existe déjà une nouvelle forme, un nouvel arrangement de parties. Il s’agit de faire exsister ce qui ce qui n’existoit pas. Les Etres bornez ne sçauroient donner ce qu’ils n’ont point, parce qu’ils n’ont pas la vertu de créer ou de produire. Mais pour soûtenir qu’une intelligence toute puissante ne sçauroit donner ce dont elle est destituée elle-même, il faut avoir une idée nette de la Faculté de créer, de la vertu Productrice ; & il est certain que notre esprit est entierement inaccessible à cette idée, dont nous ne découvrons pas la moindre image dans tout l’Univers.

Mais il s’agit ici de peindre les Esprits-Forts, & non de les réfuser. Nous avons vu quel degré de supériorité de génie il faut pour défendre, d’une maniere distinguée, la Doctrine généralement reçuë touchant la réalité de la Religion ; examinons s’il est besoin du même degré d’habileté, pour lui porter des attaques & pour briller dans l’incrédulité. Pour faciliter cet examen, qu’il me soit permis d’entrer dans une discussion une peu étenduë. [293]

Il y a beaucoup d’apparence que la Doctrine de l’Existence d’une Cause Premiere, & de la nécessité d’un Culte Religieux, a été d’abord répanduë parmi les hommes par tradition ; & qu’on n’a pas eu besoin pour les en convaincre, d’un grand etfort de raisonnement. Cette doctrine paroît toute faite pour l’homme ; elle répond à ses désirs, & à l’amour invincible qu’il a pour son existence & pour son bonheur. Il y a un fond inépuisable d’espérances, dans quelque état désespéré qu’il se trouve il ne sçauroit se résoudre à se reconnoître malheureux sans ressource ; il a de l’horreur pour l’anéantissement, & il s’ouvre sans peine aux idées flateuses d’un Etre aussi infini en bonté ou’en puissance, capable de tarir la source de ses miseres, ou de l’en dédommager dans une autre vie. D’ailleurs, il voit que cette idée, fondant la distinction entre le vice & la vertu, bride les puissans, soutient les foibles, & affermit l’ordre nécessaire dans la Société. Ses penchans les plus naturels, apuyez de ses réflexions sur la nécessité de l’ordre, sont encore soutenus par mille preuves qui sautent aux yeux, & que la contemplation de la Nature prodigue à la moindre attention. Tant de forces réünies lut font embrasser sans peine la vérité de cette Doctrine : Il ne la trouve point abstruse ni d’une recherche difficile, non-plus que d’autres véritez qui en découlent, & qui [294] ayant de la liaison avec l’intérêt général de tout le Genre-Humain, doivent naturellement, si elles sont fondées, être accessibles aux moindres efforts de raisonnement.

Je croi qu’elles doivent paroître telles à tout esprit ennemi du préjugé & dépendant uniquement de l’évidence. Je suis persuadé que si les hommes avoient voulu embrasser le Vrai, qui va pour ainsi dire à leur rencontre, au-lieu de s’en éloigner pour avoir le plaisir de le chercher dans des routes inconnuës, la raison de tous les hommes auroit tiré des mêmes principes les mêmes conséquences, au-moins dans les matieres les moins épineuses.

Malheureusement la vanité humaine ne s’est point accommodée de cette uniformité de sentimens. Ceux qui ont prétendu briller par leur esprit, voyant avec indignation leurs lumieres perduës dans celles de la Multitude, las de croire les mêmes choses avec de vils Artisans, avec de simples Laboureurs, ont voulu faire bande à part, & se donner un éclat qui leur appartînt en propre. Ils ont mis la subtilité à la place du bon-sens, & à force de pousser leurs rafinemens, & de leur ménager un air plausible, leur vanité les leur a fait considérer avec admiration s avec extase. En maniant toujours les mêmes idées, ils se sont familiarisez avec ce qu’elles avoient de bizarre, & de cette maniere ils sont devenus les premiers dupes [295] de leurs Sophismes. La petitesse de l’esprit humain, & la mince valeur de tout ce qui nous occupe le plus, nous donnent pour la nouveauté un goût vif que nous étendons sur les matieres les plus importantes, & les plus dignes de fixer notre humeur légére. Par conséquent il a fallu de nécessité que les inventeurs de nouveaux Systêmes le soient attirez de l’admiration, du respect, de des Sectateurs. Par là il est arrivé dans la suite des tems, qu’on a perdu de vuë certaines véritez qui découlent du Sens-commun, & que les sentimens les plus naturels sont devenus les plus extraordinaires. C’est alors que le mérite orgueil, qui avoit jetté dans l’erreur ceux qui aiment avec excès à se distinguer, a pu rouvrir les routes unies de la vérité a des personnes d’un semblable caractére. Ceux qui ont été si heureusement conduits par leur vanité, soûtenus en même tems & par la nouveauté & par la Nature, ont dû entraîner l’esprit de la plupart des hommes, & leur defiller les yeux sur le faux éclat des opinions uniquement fondées en de vaines subtilitez. Mais la gloire d’un si heureux rétablissement ne sçauroit tomber en partage qu’à un petit nombre de personnes. Quel parti reste-t-il à prendre à d’autres qui se sentent possedez d’un désir égal d’acquérir un <sic> haute réputation ? Leur suffira-t-il d’être simples aprobateurs des opinions les mieux démontrées ? Se contenteront-ils de l’hon-[296]neur subalterne d’en apuyer les preuves, ou de les affermir par quelques raisons nouvelles ? Non ; les premieres places sont prises, les secondes ne sçauroient satisfaire leur ambition. Semblables à César, ils aiment mieux être les premiers dans un bourg, que les secondes personnes de Rome ; ils briguent l’honneur d’être Chefs de parti, en ressuscitant de vieilles erreurs, ou en cherchant des chiméres nouvelles, dans une imagination que l’orgueil rend vive & féconde.

On voit aisément par-là, que la singularité des sentimens marque moins un Esprit Supérieur, qu’un violent désir de le paroître. J’avouë pourtant que la force & l’étenduë d’esprit peuvent briller dans la singularité des opinions, lorsqu’elle est systématique, qu’elle pose des principes, qu’elle en tire des conséquences, & qu’elle forme un corps de sentimens. Il faut certainement du génie pour arranger des idées quoique fausses, pour leur donner une espece de liaison, une certaine consistance. Il faut du génie & posseder l’art de raisonner, pour défendre cet édifice branlant contre les attaques d’un bon-sens exercé & sur de lui-même.

En est-il de même de la singularité des Esprits-Forts. En aucune maniere : Ils n’adoptent aucun Systême, ils n’ont rien à défendre, ils ne sçauroient se distinguer qu’en attaquant les Systêmes des autres. Pour bien [297] soutenir un Systême, il faut en avoir une idée totale, il en faut connoître toutes les parties & leurs différentes relations. Mais pour l’attaquer d’une maniere un peu brillante, il suffit d’y découvrir quelque foible réel ou aparent, & de ramasser toute la force de son esprit pour mettre quelque difficulté dans tout son jour. C’est-là un vaste champ d’attaques toujours nouvelles, toujours variées. L’Esprit humain est renfermé dans des limites si étroites, qu’il n’y a point de matiere accessible à notre raison, & même à nos sens, qui ne soit sujette à des difficultez dont jusqu’ici il a été impossible de se débarasser entierement. On ne sçauroit répondre à ces fortes d’objections, qu’en avouant qu’on n’a pas une idée complette & totale de son sujet, & cette espece d’aveu d’ignorance rend tout un Systême suspect à la Multitude trop peu clairvoyante pour avoir la moindre idée des bornes de notre raison, & de la prodigieuse étendue de presque toutes les matieres. Je conviens que ces objections lorsqu’elles sont démontrées, & qu’elles ont pour baze une idée claire, prouvent nécessairement la fausseté d’un Systême, ou détruisent toute évidence : Mais elles ne méritent pas la moindre attention, lorsqu’elles empruntent toute leur force de l’incompréhensibilité d’un sujet, & qu’elles posent pour principe certains termes, où l’on croit d’abord entrevoir une idée qui dis-[298]paroît à mesure qu’on fait des efforts pour la déveloper & pour la saisir.

Voulez-vous à votre tour attaquer l’incrédule, comment prétendez-vous que vos Argumens ayent prise sur lui ? Pour entrer avec lui dans une dispute réglée, il faudroit trouver des principes qu’il admît comme vous ; mais la plûpart de ces Messieurs n’en reconnoissent aucun. S’ils vous combattent, ils se servent de vos propres principes, & ils tâchent de vous conduire de conséquence en conséquence à quelque absurdité : mais dès que Vous entreprenez de fonder quelque Argument contr’eux sur les mêmes véritéz fondamentales, ils refusent de les reconnoître, & ils échapent à la force de vos raisonnemens dans les labyrinthes du doute, où il vous est impossible de les atteindre.

C’est ainsi que ces Philosophes par excellence brillent à peu de frais, & qu’ils trouvent moyen de se faire une vaste réputation sans avoir besoin de rien aprofondir. Aussi y en a-t-il, parmi ces habiles-gens, un bon nombre dont le nom même seroit absolument ignoré, s’ils n’avoient puisé leur gloire dans la source bourbeuse de l’Irréligion. Que de veilles, que de méditations épargnées, quand on veut parvenir à l’habileté par cette toute facile ! ◀Level 2 ◀Level 1