Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XXXII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\034 (1711-1712), pp. 271-279, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1685 [last accessed: ].


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XXXII. Discours

Level 2► J’étois encore dans l’âge où la vanité l’emporte d’ordinaire sur la prudence, quand un jour je me hazardai à lire dans une Compagnie des Vers de ma façon. Ils furent généralement aprouvez, par la gran-[272]de raison que l’Auteur étoit présent. De cette lecture, comme il étoit naturel, la conversation se tourna sur la Poësie, & me donna l’occasion de soûtenir, d’une maniere peu circonspecte, une maxime très-véritable, qui confond les Vers médiocres avec ceux qui sont absolument mauvais. On me demanda là-dessus malicieusement si je croyois mes Vers au-dessus du médiocre ? La demande m’embarrassa ; cependant, préférant une sincérité orgueilleuse en apparence à une fausse modestie, je répondis, que des Vers, sans être tout-à-fait mauvais & sans être dans le genre médiocre, pouvoient bien ne pas être excellens ; que la Poësie médiocre n’ayant ni grandes beautez, ni grands défauts, n’étoit pas propre à toucher les cœurs, ni à révolter le jugement, & ne pouvoit que plonger dans l’ennui un Lecteur sur lequel elle ne faisoit aucune impression.

Qu’il y avoit au contraire des Vers, qui par leurs beautez & par leurs défauts étoient tour-à-tour la cause du plaisir du Lecteur, & l’objet de sa critique. Que par-là ils l’empêchoient de tomber dans une inacton languissante, & méritoient selon moi, d’être préférez à ce qu’on appelle Vers médiocres.

On parut content de ma réponse. Cependant je sçus après qu’elle avoit déplu comme pleine de vanité, & qu’on auroit souhaité que j’eusse répondu modestement, que [273] mes Ouvrages étoient médiocres, & même qu’ils ne valoient rien du tout.

En effet, cette repartie auroit été dans les régles de la bienséance, quoiqu’impertinente au suprême dégré devant le tribunal de la raison ; puisqu’il est impossible qu’un homme fasse des Vers quand il est persuadé qu’il en fait de mauvais. Il se peut que l’on danse, quoiqu’on soit convaincu que l’on danse mal ; on peut y être forcé par une bienséance raisonnable, dont on auroit mauvaise grâce à se vouloir dispenser : mais rien ne peut forcer à rimer un homme en dépit de son peu de génie, & il n’est pas croyable qu’on fasse, sans aucune contrainte & de propos délibéré, une action par laquelle on est sûr de se rendre ridicule.

Les fausses idées qu’on se forme de la modestie extérieure qui se répand sur les manieres, & qui se fait sentir dans les discours, ont leur source dans l’erreur où l’on est sur la modestie de cœur, sans laquelle le plus parfait mérite ne nous attacheroit qu’un peu d’estime sans réüssir à s’attirer notre amour.

On s’imagine d’ordinaire que la modestie ne consiste que dans une opinion desavantageuse de nous-mêmes, qui nous cache notre mérite, ou dumoins qui ne nous en laisse entrevoir qu’une partie ; & l’on n’est modeste, selon ce sentiment, qu’à proportion qu’on s’aveugle sur les bonnes qualitez dont [274] la Nature nous a véritablement favorisez. Conformément à cette régle, une fille bien faite doit par modestie donner un démentir à son miroir, & n’avoir pas pour elle seule, ni le teint frais, ni les traits réguliers. Et un homme d’esprit sera modeste, quand il se croira à peine distingué d’un esprit vulgaire.

Sérieusement il est honteux de réfléchir si peu sur ses devoirs, dans le tems qu’on va sottement s’élever jusqu’aux astres qui n’ont rien de commun avec nous. On en mesure avec exactitude la hauteur & la distance, tandis qu’on prend pour régle de sa conduite des chiméres qui révoltent la raison dès qu’elle daigne y jetter les yeux. Se peut-il qu’on veuille dégager la vertu de l’empire de la raison, & qu’on se fasse un devoir de former des idées fausses sur quelque sujet que ce puisse être ? S’il y a du mérite à sçavoir donner à chaque chose son véritable prix, comment peut-il y avoir de la vertu à ne se pas connoître soi-même, & à ne point accorder à ses bonnes qualitez l’estime qui leur est due ? La Justice, cette vertu éclairée, par laquelle on donne à chacun ce qui lui apartient, renverse entierement ces fausses idées de la modestie ; être injuste à l’égard de soi-même, c’est la plus déraisonnable de toutes les injustices. Nous sommes nous-mêmes les premiers objets des devoirs qui nous sont imposez, & c’est [275] envers nous-mêmes que nous sommes le plus fortement obligez à pratiquer toutes les vertus.

L’homme s’estime naturellement au-dela de son mérite, & c’est sans doute par cette raison qu’on a cru devoir le jetter dans une extrêmité contraire, pour faire entrer son cœur machinalement dans le juste milieu de la vertu. Mais laissons aux Jardiniers à se servir de cet Art pour redresser la tige d’un arbre courbé ; il faut, autant qu’il est possible, dégager la vertu du mouvement machinal. Pour rendre l’homme vertueux, il ne s’agit pas de le jetter dans de fausses maximes, il s’agit de l’éclairer & de le faire raisonner juste ; c’est-là l’unique méthode de le corriger, digne de l’excellence de sa nature. Voici la maniere dont je voudrois définir la modestie raisonnable.

La modestie est une estime qu’on fait de soi-même, exactement proportionnée à son mérite, & fondée sur une parfaite connoissance de ses vertus & de ses vices.

Qu’on ne craigne point que ce ne soit pas là cette modestie que nous prêche le Christianisme, & que l’orgueil puisse jamais naître d’une estime que nous faisons de nous-mêmes, à laquelle notre mérite sert de régle & de mesure. L’exacte connoissance de soi-même n’embrasse pas seulement nos bonnes qualitez, elle embrasse aussi nos défauts ; surtout elle ouvre les yeux aux plus [276] parfaits des hommes, sur leur inexactitude à s’aquitter des grands devoirs qu’exigent d’eux leurs talens extraordinaires. Celui qui ne se connoît point cette paresse à répondre par sa conduite & ses bonnes qualitez, ignore son plus grand défaut. L’opinion qu’il forme de son mérite est disproportionné, il ne sçauroit passer pour modeste.

La connoissance de soi-même, telle que je viens de la dépeindre, est plus propre à nous mortifier qu’à nous inspirer du mépris pour notre prochain ; elle rendroit l’homme le charme & l’agrément de la Société. L’homme d’esprit avec elle, ne seroit ni Railleur piquant, ni Critique outré ; son humanité adouciroit ce que la critique a naturellement de rude, & jamais il ne feroit briller les traits d’esprit, que ceux qui peuvent plaire innocemment. Avec elle le Sçavant, sans fermer les yeux sur ses lumieres acquises par de grands travaux, se contenteroit de former de justes idées de son sçavoir, & ne mépriseroit pas les autres hommes à proportion du tems qu’il a la patience de rester dans son cabinet. Enfin, avec cette parfaite connoissance de soi-même, on posséderoit cette modestie raisonnée, qui renferme presque toutes les autres bonnes qualitez.

J’avoue que l’opinion vulgaire sur la modestie est plûtôt <sic> ridicule que dangereuse, & qu’il n’y a que quelques sots de la plus basse espece, qui forment d’eux-mêmes une [277] opinion trop desavantageuse ; que cette lâche modestie seule est capable de justifier en quelque sorte.

Si la raison veut que cette estime proportionnée à notre mérite loge dans nos cœurs, il est raisonnable encore qu’elle se fasse sentir dans nos discours, quand nous sommes forcez à parler de nous-mêmes, & je soutiens que dans cette occasion il y a une espece de grandeur d’ame à oser dire sans détour ce que l’on pense. Ce n’est point être modeste que d’exténuer nos avantages. Eviter de parler de soi-même en bien & en mal, c’est-là le caractére de la véritable modestie. Celui qui à tout moment fait sonner haut le terme orgueilleux de moi, fait indubitablement trop d’estime de ses vertus, & ne méprise pas assez ses défauts. Ceux qui parlent toûjours à leur desavantage, ne différent de ceux qui se louent toujours qu’en ce que leur orgueil a pour compagne la dissimulation, & qu’ils ont un vice de plus que les sinceres admirateurs d’eux-mêmes. Nos propres vices dont nous affectons de nous accuser, sont d’ordinaire des vertus excessives que nous esperons qu’on prendra au rabais, & qu’on réduira à leur juste valeur, en les dégageant de notre modestie. Si l’on avouë le peu de soin qu’on a de son bien, on espere que cette idée de prodigalité, passant dans l’esprit de ceux que nous écoutent, sera rectifiée, & ne deviendra que [278] celle de libéralité. Le dessein de celui qui s’apelle étourdi, ne tend qu’à faire concevoir a vivacité de son esprit, celui qui convient de sa vanité, la veut effacer par cet aveu ; & peut-être ne veut-il faire penser qu’au mérite sur lequel sa vanité se fonde. Mais ces Enigmes de l’amour-propre n’en imposent à personne, & tout le monde en trouve la clef dans ses propres sentimens.

Il y a d’autres personnes qui déclarent leur <sic> défauts avec candeur, sans vouloir les faire passer pour des vertus, & qui même s’attachent à en montrer le ridicule & l’extravagance. Mais les vices à l’égard desquels on agit de cette maniere, sont de ces vices qui n’engendrent point le mépris, & qui en dépit de la raison sont quelquefois plus estimez que des vertus. On avoûra, par exemple, qu’on est chatouilleux sur l’honneur ; on prouvera même que rien n’est moins raisonnable que cette petitesse d’esprit ; mais on n’aura garde d’avouer qu’on manque de courage, & qu’après avoir reçu un souflet, on ne voudroit point s’exposer encore à se faire tuer. On déclarera cavalierement qu’on n’a pas beaucoup de Piété, & qu’on est très-criminel de ce côté-là : mais on ne conviendra jamais qu’on manque de probité, & qu’on est indigne du titre d’honnête-homme. Bien des gens s’attaqueront sans rougir sur leur attachement pour la grandeur & pour les Dignitez, dans le tems qu’ils [279] cacheront avec soin leur attachement pour les richesses ; attachement tout aussi méprisable que l’autre, & beaucoup plus méprise.

Vanité plus rafinée encore que tout cela ; on confesse les défauts de cette nature pour faire croire qu’on n’en a que de ce caractére, & que notre ame n’est susceptible que de beaux vices qui en caractérisent la grandeur & l’élévation.

Encore un coup, une marque indubitable de modestie, c’est de se taire sur son propre chapitre, & d’abandonner aux autres l’examen de ses vertus & de ses défauts : mais les discours d’un homme raisonnable, contraint à parler sur son propre sujet, sont des images fidéles de ses sentimens ; il sçait accorder sa modestie avec sa candeur, & ne croit point devoir fonder une vertu sur les ruines d’une autre. ◀Level 2 ◀Level 1