Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XXIII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\025 (1711-1712), pp. 198-206, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1676 [last accessed: ].
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XXIII. Discours.
Level 2► Rien n’est plus propre à former la raison que le Commerce de lumieres qu’on entretient par une dispute modérée, où les [199] parties n’ayant pour but que la connoissance de la vérité, s’écoutent avec attention & d’un esprit tranquille & prennent autant de plaisir à se désabuser d’une fausse opinion, qu’à voir succomber leurs Antagonistes sous la force de leur raisonnement. Mais par malheur la dispute perd toute son utilité, & devient même pernicieuse, par la faute de ceux qui n’y portent pas un désir sincere de s’instruire, une raison attentive, & un cœur tranquille ; dispositions sans lesquelles ces sortes d’entretiens, non seulement augmentent l’incertitude des opinions ; mais deviennent encore fatales à l’amitié.
Pour peu qu’on réfléchisse sur les principes de ce malheur, on verra qu’on le peut déduire des sources que voici. L’ignorance, la fausse honte, l’esprit de chicane, la vivacité excessive, la distraction & l’emportement.
Heteroportrait► Lysis ne sçait pas les premiers principes de l’Art de raisonner ; cependant, fondant l’opinion de son habileté sur les années qu’il a passées aux Académies, il veut toujours disputer, & trouve toutes les matieres également propres à la dispute. Il n’y a rien de fixe dans ses sentimens, il ne sçait ce qu’il croit, & à proprement parler il ne croit rien, parcequ’il ne conçoit rien d’une maniere nette & distincte. Il sçait pourtant réduire au silence tous ceux qu’il attaque, & qui ne lui [200] ressemblent pas ; leurs raisonnemens ne font rien sur l’esprit d’un homme qui n’en sent pas la force ; on les répete vingt fois, & vingt fois on s’attire de lui la même réponse : on se tait, & Lysis se retire, charmé de la solidité de ses argumens, & des Victoires qu’ils lui font remporter. ◀Heteroportrait
Heteroportrait► Damon a l’esprit un peu plus pénétrant ; cependant, par je ne sçai quel défaut de raisonnement, il a le cœur assez bas pour se croire de beaucoup plus stupide qu’il n’est ; & cette espece de lâcheté le rend absolument incapable de revenir de ses erreurs. Il conçoit vos raisonnemens, & quoiqu’il n’y voye pas le moindre sujet de doute, il n’ose y ajoûter foi, persuadé que les habiles gens qui sont de son opinion, répondroient sans peine à des difficultez qui lui paroissent indissolubles. ◀Heteroportrait
Heteroportrait► Un troisiéme caractére des disputes qui ont la vogue parmi les ignorans, consiste à raisonner en l’air, & à donner à un même terme de différentes significations. C’est par ce défaut de méthode, que souvent après avoir criaillé deux heures on s’avise de définir ses expressions ; & terminant ainsi la dispute par où il falloit la commencer, on est tout étonné de n’avoir combatu que des chiméres, & d’être tous d’un même sentiment. ◀Heteroportrait
Heteroportrait► Le Docteur Nicophile se croiroit perdu d’honneur s’il avoit succombé dans un com-[201]bat de raisonnement ; on lui arracheroit plûtôt la vie qu’un aveu de sa défaite. Quoiqu’il n’y ait rien au monde de plus orthodoxe que lui, on l’a vû faute de vouloir céder, soûtenir les opinions les plus erronées, & les paradoxes les plus extravagans. Tout ce qu’il craint c’est d’être poussé à bout, & dès qu’une fois on enfile comme lui les routes de l’absurdité & de l’impertinence, on échape à coup sûr aux poursuites de l’Ennemi du monde le plus acharné. Vanité mal entenduë s’il y en eut jamais ! Si vous cherchez la vérité, Nicophile, cédez de bonne foi, dès que vous en sentez la force ; & si vous ne courez qu’après la gloire, cédez encore. Rien n’est plus glorieux que de sçavoir avouër de bonne grace qu’on a tort, & dès qu’on voit un homme capable d’un telle force d’esprit, on se persuade par cela même qu’il est rarement réduit à de pareilles confusions. ◀Heteroportrait
Heteroportrait► Chrytippe est rompu dans les ruses de la Logique, & il s’est fait dans les Ecoles un art & une habitude de faire de la vérité le jouet de la finesse de son esprit : quand vous le croyez tenir, il vous échape adroitement, & à la faveur d’un terme équivoque, ou d’un distinguo subtilement chimérique, il passe du sujet de la question à une matiere toute différente ; & l’on est tout surpris de disputer avec lui sur un sentiment qu’on n’a jamais songé à lui contester. Pour peu qu’on [202] soit raisonnable, on le laisse s’applaudir de sa mauvaise foi, sans lui envier des lauriers aussi méprisables que les subtilitez frivoles qui les lui font moissonner. ◀Heteroportrait
Heteroportrait► Le jeune Cléandre est ennemi mortel de la chicane & de l’entêtement ; mais sa vivacité le rend absolument incapable de disputer avec fruit : à peine ouvrez-vous la bouche qu’il sçait déja ce que vous allez dire, & qu’il réfute des raisons qu’on ne songea jamais à lui alléguer. En vain voudroit-on lui prêcher un esprit plus parient, ils s’obstinera toujours à deviner vos raisonnemens, à se répondre & à se répliquer lui-même. ◀Heteroportrait
On voit encore d’autres personnes dont la méthode de raisonner est bonne, & dont l’esprit a de la solidité ; ils laissent parler leurs Adversaires à leur tour, & même ils ont tout l’air de réfléchir sérieusement à ce qu’on leur répond ; mais leur air attentif en impose, ils n’entendent pas le mot de tout ce qu’on oppose à leurs raisonnemens, & dans le même-tems qu’on s’efforce de les renverser, leur esprit ne s’occupe qu’à les mettre dans un plus grand jour & en tirer des nouvelles conséquences : ils reprennent enfin la parole, & on leur voit avec étonnement bâtir un Systême sur des fondemens qu’on vient de détruire.
Heureux encore si toutes ces disputes infructueuses ne sont pas suivies de la colere & de l’emportement ; mais il est rare qu’on [203] se sauve de cet écueil. On commence bien-tôt à se traiter d’opiniâtres, d’ignorans, de pitoyables raisonneurs ; l’esprit aigri par ces titres odieux, laisse-là la recherche de la vérité, & ne s’ocupe plus qu’à rendre injure pour injure à ceux dont il voit son amour-propre si cruellement mortifié. Ce n’est pas tout ; bien souvent une haine immortelle est l’effet d’une dispute, sur une matiere dont il importe aussi peu d’être instruit, que de sçavoir si le bon Larron étoit honnête-homme.
Citation/Motto► Qu’entens-je, justes Dieux ! quel tumulte ! quels cris !
Quelle aveugle fureur transporte les esprits !
Seroit-ce des Dévots,
dont le funeste zéle,
De Gomare & d’Armin
ranimât la querelle ?
Ou d’Avocats Normands un essain
emporté,
Voudroit-il par ces cris chasser la Vérité ?
Non, six
Pédans fougueux, à l’entour d’un Homere,
Que Dacier en François prostitue au Vulgaire,
Sur ce
grave sujet se chicannant entr’eux,
Font trembler sous leurs pieds
un Cabinet poudreux.
Pour s’en faire écouter l’Arbitre de la
Terre,
Sur leurs têtes en vain rouleroit son Tonnere.
Tous
parlent à la fois ; leurs poumons épuisez
Ne sçauroient plus fournir
à leurs palais usez
Le seul Stentor triomphe, & dans ce
doux silence,
Sa voix infatigable étale sa puissance.
Quoi !
dit-il, cent Grimauts sans Grec & sans Latin,
Jugeront désormais
de cet Auteur Divin !
Et contre les raisons d’une troupe
indocile,
[204] Le Sçavoir ne peut plus nous fournir un
azyle !
Si de ses ennemis l’illustre Despréaux,
Retranché dans le Grec, repoussa les
assauts,
Cet heureux tems n’est plus ; sans Science & sans
guide,
De ces Vers merveilleux le seul Bon-sens décide.
Eh bien,
soit le Bon-sens, dit Passor, la Raison
Suffit pour trouver
beaux le Vers de Salomon !
Ce Roi, dont les Thrésors
égaloient la Sagesse
Courut sans feu ni lieu rimailler dans la
Grece.
C’est 1 Barnes qui le dit, Bon, Barnes est un
Sot.
Au son séditieux de ce terrible mot,
Passor tremble, pâlit, & bien-tôt le visage
De
l’emporté Stentor est témoin de sa rage.
Lui,
voyant de deux coups l’un sur l’autre donnez
Un sang fumant &
noir découler de son nez,
Va sur son Ennemi, d’un regard le
menace,
Il le prend aux cheveux, l’ébranle, le terrasse :
Sous
ses coups redoublez l’Agresseur aux abois,
Eût défendu Dacier pour la derniere fois,
Si des autres Sçavans
la troupe pitoyable
Ne l’eût tiré des mains du Vainqueur
redoutable.
Mais par ce Furieux un coup mal dirigé
A ces fiers
Combattans joint Bartole outragé.
La gloire des Pédans,
l’effroyable Bartole,
Qui la férule en main fait
trembler son Ecole,
Par mille & mille coups appliquez à
dessein,
Se vange sur Stentor d’un crime du
Destin.
[205] Le fracas se redouble, & la même
infortune
Fait d’un combat de deux une cause commune.
Le Démon
de la Guerre anime le couroux,
Dans la foule sans choix tous
confondent leurs coups
Tel Cadmus vit tomber les enfans de
la terre,
Par l’aveugle fureur d’une confuse guerre ;
Bartole en tout objet croit rencontrer Stentor ;
Pour Stentor tout le monde est
Bartole ou Passor,
Rien ne s’oppose
plus à leur rage barbare,
La seule lassitude à la fin les
sépare ;
Et tous en même tems, & Vainqueurs &
Vaincus
Restent sur le carreau sans vigueur étendus.
Là l’on
voit sous le faix des tables renversées,
Une écritoire à terre,
& des tasses brisées.
Là d’encre & de caffé d’épais &
noirs ruisseaux,
Mêlent leurs flots amers au sang de nos
Héros.
Barthole décoëffé, pour comble de
disgrace
Dans ce Cocite affreux voit nager sa
tignasse.
Passor plaint d’un habit les lambeaux
emportez,
Et ses cheveux toujours du peigne respectez.
De bosses
maint Guerrier à la tête couverte,
Malgré sa dureté plus d’une autre
est ouverte.
Stentor sans haut de chausse au spectateur
paroît :
De cent piéces de drap cet économe adroit,
Appellant au
secours l’épingle officieuse,
Lui-même composa cette œuvre
industrieuse ;
Et les lambeaux réduits à leur premier
état,
Couvroient tout le plancher à la fin du combat.
Leur
maître tout confus se leve, les ramasse,
[206] Et cache d’un
manteau sa risible disgrace.
Il descend, on le suit, & déchirez
& las,
Tous vont en clopinant gagner leurs galetas. ◀Citation/Motto
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