Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XXII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\024 (1711-1712), pp. 191-198, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1675 [last accessed: ].


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XXII. Discours.

Level 2► Quand on se met à parler de l’esprit, comme le bon-homme Damis triomphe sur cette matiere : Un tel a l’esprit grand, dira-t-il ; un tel l’a délicat ; celui-ci a l’esprit vaste ; celui-ci l’a joli ; cet autre l’a fleuri & brillant : enfin, on diroit qu’il a des balances de la derniere justesse, par le moyen desquelles il connoît la juste valeur de toutes sortes de génies. Cependant demandez à ce Sage éclairé, ce que c’est que l’esprit ? Ce que c’est que l’esprit, répondra-t-il ; c’est : mais il n’y a personne qui ne sçache cela. Insistez pour en sçavoir son sentiment, il vous quittera plein d’indignation, & regardera vos instances comme autant d’insultes que vous faites à ses lumieres.

Mais, s’il s’examine, il trouvera qu’il n’a jamais songé seulement à se faire cette demande à lui-même ; que faute de cette défiance de son habileté, il n’a que des idées très-confuses de l’esprit, & que les différentes épithétes qu’il lui donne, partent plûtôt de [192] sa mémoire, que d’un choix raisonné de son jugement.

Ce qui rend la signification de ce terme si peu précise, c’est qu’on y attache plusieurs idées différentes, qu’on ne s’efforce pas assez de débrouiller.

Tantôt on donne le nom d’esprit à la pénétration, tantôt à la justesse du raisonnement, tantôt à la beauté de l’imagination ; & dans ce dernier sens on l’opose quelquefois à la solidité du jugement, sans courir grand risque de faire une bévûe. Pour faire un esprit véritablement grand & beau, toutes ces trois qualitez sont requises ; & par-là il est facile de comprendre, combien ces sortes de Génies du premier ordre doivent êtres rares.

Parmi nos Auteurs,en matiere de Bel-Esprit, on en trouve beaucoup dont l’imagination est belle & vaste, & dont l’esprit est vif & pénétrant ; mais on en trouve très-peu qui à l’aide d’une raison exacte, sçavent user comme il faut de la dangereuse beauté de leur génie ; & s’empêcher de mêler aux beautez les plus sublimes, des petitesses pitoyables.

Du petit nombre de ces Esprits aussi sensez que fleuris, sont à mon avis, Pascal, Fontenelle, la Bruyere & la Motte. Pour le sens & pour la pensée, rien ne cloche presque dans les Ouvrages de ces Grands-Hommes. On peut voir chez quelques-uns d’en-[193]tr’eux un mot hazardé, une période mal arrondie ; mais on n’y verra point un sophisme grossier, une équivoque fade, une pensée fausse, un galimatias pompeux.

Heteroportrait► Fontenelle surpasse encore les autres Ecrivains dont je viens de parler par la netteté & par l’élégance de son stile ; ses termes sont aussi choisis, & ses périodes aussi coulantes, que son goût est sûr, & que ses pensées sont brillantes & justes. Tout ce qu’on pourroit censurer peut-être dans sa maniere d’écrire, c’est qu’il a trop d’esprit, & qu’il donne quelquefois dans le précieux. ◀Heteroportrait

Il en est-à-peu-près du titre d’hommes d’esprit, comme il en étoit chez les Grecs & chez les Romains, des récompenses qu’on donnoit aux actions signalées des Grands-Hommes. D’abord ces récompenses étoient rares & fort glorieuses, & après cela très-communes & très-méprisées. De la même maniere on donnoit autrefois le titre d’Homme d’esprit à très-peu de personnes, & on le considéroit extrêmement ; & à présent il n’y a rien de si commun & rien dont on fasse moins de cas. On n’entend parler que de l’esprit, tout le monde en a, & ce n’est plus par l’esprit qu’on se distingue avantageusement du Vulgaire.

Heteroportrait► Célimene passe pour avoir de l’esprit & du plus délicat : En effet elle parle bien, les termes dont elle se sert sont du bel usage, & élevée auprès des personnes de bon goût, [194] elle dit quelquefois de jolies choses que le hazard offre à sa mémoire ; mais percez un peu la superficie brillante de son génie, vous verrez qu’il n’y a rien de si sec, rien de si destitué de bon-sens & de raison ; & si elle impose à ceux qui n’ont pas un plus grand fond qu’elle, ceux qui ont de la pénétration ne sçauroient que la confondre avec les adorateurs de son génie. ◀Heteroportrait

Les études sérieuses de Clitophon sont quelques Recueils & le Mercure Galant ; son esprit fatigué de cette lecture se délasse dans le Théâtre Italien. Il est tout farci des phrases burlesques d’Arlequin & de Pasquariel, rien au monde n’est plus plaisant ni plus drôle que cet homme-là : Il ne faut que lui seul pour divertir toute une Compagnie. Peut-on, sans une injustice criane refuser le titre d’Homme d’esprit à un si joli Boufon, dont la seule vuë excite des éclats de rire ? Il entrera dans une Compagnie inconnuë, en faisant des grimaces & des postures, & toute la différence entre Dominique & lui, c’est que le dernier étoit un véritable Caton hors du Théâtre, & que le masque lui servoit plus à cacher une honnête pudeur, qu’à proportionner l’air de son visage au comique de ses gestes & de ses discours.

Heteroportrait► L’aimable homme, le charmant tour d’esprit que Mr. Furet, il ne se passe point d’Histoire dans la Ville qu’il ne sçache sur le bout du doigt. Il vous dira tout le détail de la [195] querelle de Doris & d’Isméne sur leur qualité, & vous fera un détail exact de toutes les injures de Harangere qu’elles se sont dites, pour prouver la beauté du sang qui coule dans leurs veines, & qui naturellement se devroit communiquer à leur cœur. Il n’ignore aucun des avantages qu’une Cour Etrangere se vante, peut-être avec un peu trop de justice, d’avoir remportez sur nos Dames. Si les arbres d’un bocage pouvoient parler, ils ne raconteroient pas d’une maniere plus circonstanciée que lui les promenades galantes de Lysidor & d’Artamise : & quand Mr. Furet lui-même auroit été un de ceux qui ont troublé par leur présence inopinée le tendre cours des plaisirs de ces Amans, il ne sçauroit pas mieux dépeindre leur surprise & leur embaras. Les Compagnies peuvent-elles se passer d’un si agréable Historien ? Et n’est-il pas juste de lui pardonner son sot silence, dès qu’il a debité tout ce qu’il sçait de nouveau sur l’Histoire scandaleuse du siécle ? ◀Heteroportrait

Heteroportrait► Néophile n’est pas homme d’esprit seulement, c’est un Bel-esprit du premier ordre ; jamais homme ne fut plus curieux de la nouveauté des mots ; tous les jours il va à la chasse des termes à la mode, & qui commencent seulement à se mettre en vogue ; dès qu’il en a atrapé quelques-uns, il part de la main pour les débiter tout chauds dans la premiere compagnie qu’il veut honorer de [196] sa conversation. On ne l’entend pas la plûpart du tems, il est vrai ; mais aussi ne parle-t-il pas dans ce dessein-là. Il est ingénieux à faire naître l’occasion de faire parade de ses phrases de nouvelle Edition, & pour les mettre à toutes sauces.

Voilà une grande soupe, diroit-il d’un potage qu’il trouveroit à son gré, & il loüera exprès un ragoût & du vin, pour dire que l’un est joli & que l’autre est charmant. Ces sottises-là ont encore leur mérite, dira-t-il, de quelqu’autre mets dont il voudra faire l’Eloge ; & chez lui les Dames n’ont jamais un beau visage, un esprit agréable, un cœur bien placé, de belles manieres, non ; leur esprit est gracieux, leurs manieres son gracieuses, &c. Ce mot lui plaît infiniment, & vaut chez lui les pensées du monde les meilleures. Lui fait-on quelque compliment. Ah ! Madame, vous me gracieusez, dit-il, vos louanges, Mademoiselle, me confusionnent. Vous me gonflez d’honneur, Monsieur, & vos gracieusetez sont capables de m’enthousiasmer de mon mérite.

Après ces beaux discours il s’en va de-peur de tomber dans l’expression ordinaire, & il employe le reste de la journée à promener dans toutes les Assemblées la nouveauté brillante de ses phrases.

Philologue paroît né pour soûtenir les conversations : il s’est acquis un art merveilleux de parler long-tems sur la moindre ba-[197]gatelle. Chez lui le plus grand malheur dans un entretien, n’est pas de dire une sotise, c’est de n’avoir rien à dire, & il défie le Philosophe le plus taciturne de démontrer son caquet, quand même il ne répondroit qu’en monosillables, qui sont l’écueil ordinaire de l’impétuosité de ces sortes de génies. S’agit-il de raisonner, il croit argumenter mieux qu’un autre en criant plus fort ; avec cela il gesticule, il se démene, il marque partout son air qu’il dit quelque chose de délicat : à le voir parler, on diroit qu’il parle bien, & bien des gens n’en jugent que par la vuë. ◀Heteroportrait

Heteroportrait► Mais tous ces Beaux-Esprits de nos jours sont infiniment plus suportables qu’Ariste, quoique véritablement il ait le génie beau & le raisonnement juste. C’est le fleau de la Société ; on frissonne quand on le voit entrer dans une Compagnie ; il y vient toujours accompagné de toute la supériorité de son esprit, dont il accable impitoyablement ceux dont les lumieres sont plus bornées que les siennes. On ne peut pas dire une fadaise qu’il ne la releve, pas une pointe dont il ne fasse sentir le faux-brillant. Bien-tôt il est contraint de parler seul, ou de s’en aller, pour rendre la parole à des gens que le feu de son esprit a glacez, & que la force de ses raisonnemens a étourdis.

Ce n’est pas tout ; il ajoûte à l’importunité de sa Critique, les railleries les plus piquantes, & ne respecte, ni la simplicité de [198] l’un, ni les bonnes qualitez de l’autre, ni l’amitié que lui marque un troisiéme. Ariste est né pour briller, il faut qu’il brille ; dût-il être son seul Ami, dût-il s’attirer la haine de tout le monde, & la Société ne dût-elle pas avoir pour lui le moindre agrément. Lui qui raisonne si bien, ne fera-t-il jamais quelque réfléxion utile sur l’extravagance de ses manieres ? Ne songera-t-il jamais à modérer l’éclat de son esprit, pour le rendre suportable à tout le monde ? Ne sçait-il pas qu’on ne vit, & qu’on ne respire que pour le Genre-Humain, & que rien n’est estimable, qu’autant qu’il a du rapport au bonheur & à l’agrément de la Société, à qui nous devons tâcher de plaire ; aussi- bien par devoir que par intérêt ? Le Ciel ne nous donne point de talens extraordinaires afin que nous nous rendions odieux à nos prochains, & si le caractére essentiel d’un esprit supérieur étoit d’être importun & insuportable, la sotise accompagnée de quelque bonté seroit infiniment plus digne d’estime, que le génie du monde le plus transcendant. ◀Heteroportrait ◀Level 2 ◀Level 1