Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XIX. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\021 (1711-1712), pp. 167-174, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1672 [last accessed: ].


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XIX. Discours.

Level 2► Tous les hommes sont presque dans deux préjugez contraires à l’égard des Poëtes ; les uns regardent ces sortes de Beaux-Esprits comme des prodiges de la nature : il n’est pas nécessaire d’être excellent Poëte pour s’attirer leur admiration ; le tout c’est d’être Poëte ; ils trouvent dans le talent de faire des Vers, quelque chose de si éloignée de la portée du Vulgaire, qu’il suffit de sçavoir donner au discours une certaine cadence, & terminer les lignes par des sons semblables, pour être dans leur esprit des hommes merveilleux & dignes des plus profonds respects. Tous les gens du commun sont presque dans cette prévention : au contraire la plus grande partie de ce qu’on apelle beau monde, ne distingue pas seulement un excellent Poëte d’avec un Poëte médiocre, ni même d’avec un Rimeur pitoyable. Faire des Vers, c’est être extravagant, & on mesure cette extravagance au nombre des Vers qu’un Auteur compose, plûtôt qu’à leur qualité.

Cette derniere opinion, quoiqu’elle ne soit pas raisonnable dans toute son étenduë, est pourtant très-vraye dans la plûpart des cas. Si un homme qui fait des Vers n’a pas [168] toûjours l’esprit un peu déréglé, il arrive dumoins rarement que dans un grand nombre de cas il ne soit très-insupportable. Je veux bien, en faveur de ceux qui aiment la Poësie, distinguer les Rimeurs en deux classes, & m’en tenir à une distinction qui sépare le caractére d’un homme qui fait des Vers, d’avec le caractére d’un Poëte.

Heteroportrait► On apelle Poëte un homme qui fait parade de ce titre, & qui se fait un métier & une profession de le mériter. Non content du fréquent commerce qu’il a avec sa Muse dans son Cabinet, il la traîne avec lui dans les Cercles & dans les Ruelles, & s’en fait une compagne incommode & fâcheuse. Méprisant les discours vulgaires, il se plaît uniquement au langage divin que lui dicte son génie poëtique ; ou bien, lecteur perpetuel de ses productions, il foure ses Vers dans la conversation de toutes les compagnies où la soif des louanges le conduit. ◀Heteroportrait On ne fait pas grand tort à ses sortes de Rimeurs, en leur attribuant une forte dose de folie. A en juger par leurs grimaces burlesques, leurs mouvemens convulsifs, leurs distractions comiques, leurs yeux hagards, leur langage empoulé, leur mal-propreté dégoûtante, & leur maniere singuliere de se mettre : à en juger, dis-je, par tout cet extérieur ridicule, il n’est pas possible de se tromper sur l’égarement de leur esprit. Passe encore s’ils nous donnoient dans leurs [169] Ouvrages dequoi nous indemniser du desagrément de leurs manieres ; mais je mets en fait qu’un Rimeur de métier doit absolument faire un grand nombre de sots Ouvrages, quelque propre qu’il puisse être naturellement à en faire d’excellens.

Pour peu qu’on ait essayé de rimer, on sçait qu’Apollon a ses heures du Berger, aussi-bien que l’Amour ; qu’il faut se saisir des momens heureux pour versifier avec succès, & que ces momens sont rares. Lorsqu’on voudra les forcer à venir, on fera peut-être des Vers où il y aura du bonsens & de l’esprit ; mais on n’en fera point où brilleront la facilité & le génie : Ainsi quiconque se fait une loi de

« Mettre tous les matins vingt Impromptus au net »

jouera d’un grand bonheur, si parmi ces vingt il ne s’en trouve que dix-neuf d’absolument mauvais.

Les malheureux Rimeurs de cette Classe jouent d’un grand bonheur, quand la récompense des peines qu’ils se donnent va au-delà du plaisir de s’admirer eux-mêmes, & des louanges seches & infructueuses que peuvent leur accorder quelques Connoisseurs. Mais quelle mortification pour eux, quand au-lieu de ces louanges, dont ils sont si affamez, il ne trouvent que des critiques sensées & terrassantes.

[170] Citation/Motto► Que je jette un œil pitoyable

Sur un Rimeur si miserable.
Dans un cercle attentif de rigides Censeurs
Il prétend remporter un triomphe honorable
Sur l’austere bon sens des plus fins Connoisseurs ;
Vingt fois à l’entretien il donne la torture,
Pour trouver une conjoncture
Favorable au récit d’un ouvrage nouveau,
Qui dispute le pris à la Mothe, à Boileau.
Vingt fois trompé dans son attente,
Il voit naître à la fin l’occasion charmante,
De donner l’essort à ses Vers ;
Il tire son cahier, & d’une voix tremblante
S’efforce de jetter cent préjugez divers
Dans l’esprit de son Auditoire.
Deja son Ouvrage a la gloire
De plaire à tels, à tels, à Damon, à Lysis,
Les plus chers Favoris des Filles de memoire :
Et c’est la vérité notoire,
Que Johnson a voulu les imprimer gratis,
Et que D… en offre un raisonnable prix.
Après avoir fini ce burlesque prélude,
Mon Fat se fait une nouvelle étude
De tirer du secours du geste & de la voix,
S’arrête au bel endroit, le répete vingt fois,
Regarde tout le monde, & de l’air des visages
Tâche à recueillir les suffrages.
Mais, hélas ! il n’y voit qu’une morne froideur,
Qui condamne la Piéce, & qui sifle l’Auteur.
Il se mord la levre, il enrage ;
[171] Mais c’est envain, personne ne dit mot.
A la fin le Rimeur capot
S’efforce à rompre le silence
De l’Assistance.
Quel desastre pour lui, surtout si l’Auditeur
Se pique d’un peu de candeur.
L’un trouve le sujet trop sec & trop stérile,
L’autre se jette sur le stile ;
Celui-là trouve tout commun,
Et celui-ci, critique encor plus importun,
En blâme le trop d’étenduë,
Trouve par-ci par-là passables quelques Vers ;
Mais conseille à l’Auteur d’en faire la revuë :
Conseil trop odieux, quoi ! d’une ame inhumaine
Immoler au bon-sens les enfans de sa veine,
Et la plume à la main pourra-t-il sans horreur,
En effaçant ses Vers percer son propre cœur ?
Non, le dépit sur le visage,
La douleur dans les yeux, & dans le cœur la rage,
Il quitta bien-tôt ces Amis odieux,
En les traitant d’ignorans, d’envieux,
Quoiqu’il ait éprouvé de cent & cent manieres,
Leur probité, leur gout & leurs lumieres ;
Et de-là chez des sots, & qu’il connoît pour tels,
Il court à son génie élever des Autels.
A duper leur crasse ignorance,
Il épuise son éloquence ;
Il leur dira qu’eux seuls d’un Vers sçavent le prix,
Et qu’eux seuls au bon-sens mesurent les Ecrits.
Voilà mes sots charmez qu’un Sçavant les admire,
[172] Qui trouvent déja beau ce qu’on va bien-tôt lire ;
Point de Vers aussi plat dont le tour ne soit vif,
Le Phebus est sublime, & le fade est naïf.
Chacun s’écrie à chaque phrase,
A chaque rime on se met en extase,
On lance vers le Ciel un regard égaré,
Ce qu’on entend le moins est le plus admiré.
Alors mon fou, dont l’orgueil s’authorise
D’un suffrage à des sots arraché par suprise,
Sur la foi de leur mauvais sens,
Croit ses Ouvrages excellens ;
De soi-même echanté se respecte, s’adore,
Et va sur nouveaux frais versifier encore.
Que je compâtis au destin
De cet Auteur toujours à la folie en proye,
Moins à plaindre dans son chagrin,
Qu’il n’est à plaindre dans la joye ! ◀Citation/Motto

Disons un mot de ceux qui sans se faire une occupation sérieuse de la Vérsification, se laissent maîtriser quelquefois par leur génie, & qui goutent dans cet amusement un des plaisirs du monde les plus doux & les plus vifs.

Il n’est pas impossible que ceux-là ne soient des personnes sensées & d’un agréable commerce ; & à consulter sur leur chapitre la raison plûtôt que l’expérience, je je <sic> ne vois pas qu’ils ne puissent ressembler au portrait que je vais tracer.

Heteroportrait► Un Versificateur de cette espece est un [173] honnête-homme, qui sans donner dans une vanité excessive, ose trouver ses Vers bons, & les lire à ses amis, quand ils n’ont rien de meilleur à faire que de les écouter ; il reçoit leurs critiques d’une manière docile, & dégagé d’un amour paternel qui aveugle les Auteurs sur les défauts de leurs Ouvrages, il ne laisse agir dans l’examen de ses Piéces que sa seule Raison. Enfin, il n’estime pas davantage son talent qu’il ne veut, & ne regarde pas chacun de ses Vers comme un service important rendu à sa Patrie. ◀Heteroportrait

C’est dommage que le caractére que je viens de dépeindre ne soit qu’un être de raison, qu’une image riante dont l’original ne subsiste point.

S’il se trouve quelquefois un génie poëtique assez sage pour ne faire des Vers que rarement, & pour les sauver même de l’écueil de l’Impression, je n’en ai jamais trouvé d’un esprit assez fort pour soutenir la critique ; surtout quand débarassée d’une politesse flateuse, elle va droit au fait, & déclare hardiment mauvais ce qu’elle trouve contraire au bon-sens.

Quiconque lit ses propres Vers paroît avoir fait une convention tacite avec ceux qui l’écoutent, d’en être loué ; s’il ne fait pas éclater son chagrin contre ses Censeurs, rarement conviendra-t’il de la justesse de leurs remarques, & toujours il leur sçaura mauvais gré d’une franchise qu’il ne devroit [174] considerer que comme une forte preuve de leur amitié.

On peut passer cette folie à des ignorans ; mais le moyen de l’excuser dans les véritables Connoisseurs de la Poësie ? Je leur demanderois volontiers, s’ils ont jamais lû vingt Vers de suite où il n’y eût quelque sujet d’une critique raisonnable ? S’ils veulent être de bonne-foi, ils ne le soutiendront pas ; & le nombre des choses qu’il faut pour rendre les Vers parfaits, m’est caution qu’il ne le sçauroient soutenir avec fondement. Pourquoi donc leur amour-propre s’allarme-t-il tant de quelques censures qui ne font que les confondre avec les plus excellens Poëtes, & qui roulent sur des inexactitudes, dont il faut autant s’en prendre à la Poësie qu’au Poëte ?

Ce n’est pas tout, je n’ai jamais vu de Rimeur qui ne fût plus vain d’avoir fait une jolie Epigramme, ou un bon Sonnet, que ne l’est Marlborough d’avoir trompé la vigilance de Villars. Cependant qu’y-a-il de plus creux que cette vanité poëtique ? Le talent de faire des Vers ne produit aucune utilité solide, ni au Poëte, ni au Lecteur ; & tout l’honneur qu’on en puisse tirer, c’est celui de réussir dans la bagatelle, & d’amuser agréablement ceux qui aiment mieux le bon sens gêné par la mesure & par la rime, que le bon sens délivré de cette contrainte, & par cela-même plus agréable à d’autres. ◀Level 2 ◀Level 1