Citation: Justus Van Effen (Ed.): "IX. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\011 (1711-1712), pp. 73-83, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1660 [last accessed: ].


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IX. Discours.

Level 2► J’ai soûtenu 1 que le Sens-commun est la chose du monde la plus rare, & je ne doute point que ceux qui combattent le plus cette vérité, ne soient ceux-là même, dont toute la conduite est une démonstration suivie de mon Paradoxe. N’est-il pas sûr que bien des gens mettent la beauté de leur génie & la force de leur esprit, à s’écarter des notions ordinaires, qu’on appelle le Sens-commun ?

Par cela même que le Sens-commun est le partage de tous ceux qui raisonnent, il devient méprisable, & l’homme courant toûjours après le plaisir de se distinguer, ne manque pas de se faire des régles particulieres de raisonnement ; régles, dont la bizarrerie passe souvent à la faveur de la nouveauté. Mais

Citation/Motto► « Ces propos, diras-tu, sont bons dans la Satyre,

Pour égayer d’abord un Lecteur qui veut rire :
Mais il faut les prouver en forme. J’y consens ;
Répons-moi donc, Lecteur, & mets-toi sur les bancs. » ◀Citation/Motto

En quoi consiste le Sens-commun ? En quelques régles de se conduire, que la rai-[74]son décourvre sans peine à tous ceux qui sont capables d’y faire la moindre attention. Telles sont les maximes que voici : Un grand intérêt doit être préféré à un moindre. Il faut tâcher de se rendre heureux. Les choses doivent être estimées à proportion de leur valeur reconnue. Ce qui n’est d’aucun usage ne mérite pas d’être recherché. Une chimére ne doit point l’emporter sur une réalité : Un nom est fort différent d’une chose, &c.

Proposez les Principes du Sens-commun à tous ceux qui pensent, personne n’en disconviendra ; exigez-en la pratique de ces mêmes personnes, un très-petit nombre voudra s’y conformer. Venons-en à l’expérience ; examinons la conduite des hommes, & tous les momens de notre vie ne feront que nous confirmer dans le sentiment que je viens d’avancer. Voyons le tour d’esprit de la jeunesse ; Heteroportrait► dites à Damon qu’il est brutal, peu sociable, effronté, mauvais-plaisant, & qui pis est, Petit-maître ; à peine Damon fera-t-il quelque attention à des reproches si cruels : mais dites-lui qu’il a la jambe mal faite, Damon sera au désespoir de cette insulte ; il se couperoit la gorge avec vous, si les Duels étoient à la mode. Tout jeune-homme est presque Damon sur cette matiere : dans leur esprit une belle chevelure, une taille fine, une jambe bien tournée, sont infiniment au-dessus de l’agrément des manieres, de la noblesse des sentimens, & de la beauté de l’esprit. ◀Heteroportrait

[75] Heteroportrait► Le vieux Cléante a un raisonnement banal, dont il croit mettre en déroute tout ce qu’on peut oposer de plus raisonnable à son vain babil, qui ne fait que croître avec son âge. Sçavez-vous, jeune-homme, dira-t-il, que c’est à vous à vous taire quand je parle ? C’est bien à une jeune-barbe comme vous à me contredire ? Sçavez-vous que j’ai soixante & dix ans bien comptez ?

Grand bien vous fasse, Mr. Cléante ; on ne vous envie ni votre esprit, ni votre âge. Croyez-vous que vivre long-tems & avoir de l’expérience, sont des expressions sinonimes ? L’expérience n’est pas le fruit d’un grand nombre de momens que l’on a vêcu, mais d’un grand nombre de momens où l’on a réfléchi : & à ce compte, c’est vous qui êtes une jeune-barbe, & celui que vous rudoyez tant est peut-être un homme d’âge. La raison de presque tous les Vieillards est mise à la chaîne par cette ridicule prévention pour leur âge, & ils préférent les ans, qui peuvent donner de l’expérience à l’expérience même ; une chimére, à une réalité. ◀Heteroportrait

Monsieur V. W. célébre Médecin de L.H… ajoûte ce titre à celui de vieillard, pour être plus authorisé à choquer le Sens-commun. On commençoit à désesperer d’un de ses malades, quand un Magistrat, homme fort sensé, quoiqu’habile Chimiste, offrit aux parens du Patient, un remede dont il avoit reconnu l’excellence par plusieurs [76] cures fort heureuses. Les Parens n’oserent employer ce remede sans l’aveu du Médecin, & le Magistrat voulut lui-même lui en aller demander son avis. A peint eût-il commencé à expliquer la nature de son Spécique, que le Médecin l’interrompit, en lui demandant s’il étoit de la Faculté. Non, répondit ce Monsieur. Vous n’êtes pas Médecin ! Je n’ai rien à vous dire ; sortez de ma maison au plus vîte ; vous n’êtes pas de la Faculté, & vous vous mêlez de donner des remedes ! Sortez d’ici, vous dis-je. Hélas ! il l’auroit fait sortir du monde s’il en avoit trouvé l’occasion, tant il étoit outré qu’un homme s’ingérât de faire le Médecin, sans avoir donné trois cens florins pour en obtenir le titre. Cependant, à bien prendre la chose, le sage Magistrat ne songeoit pas seulement à empiéter sur les droits de Mr. ** Son remede, selon toutes les apparences, auroit tiré le malade d’affaire d’une toute autre manière que Mr. V. W. ne l’a fait.

La réputation & le sens-commun ne se trouvent pas toûjours dans un même sujet. Ce Mr. V. W. nous prodigue tous les jours des preuves de cette maxime. Un autre de ses malades étoit réduit à la dernière extrêmité par une rétention d’urine. Dans cette conjoncture délicate il fut assez modeste pour consentir à une Consultation, & pour joindre à ses lumieres celles d’un de ses Collégues. L’autre Médecin vint, & après que [77] Mr. V. W. eût passé avec lui une demi-heure dans une autre chambre, à causer sur les affaires du tems, il approche gravement du lit du malade. Monsieur, lui dit-il, après avoir mûrement réfléchi sur les causes de votre maladie, nous avons trouvé qu’il faut vous comparer à un tonneau : (remarquez qu’il avoit ses raisons pour tirer ses comparaisons de là) Tant qu’un tonneau est exactement rempli, la liqueur n’en coulera jamais par en-bas, & il faut de nécessité lui donner de l’air par en haut, pour en faire sortir le vin par la route ordinaire : cela étant posé, il est démontré que la saignée seule pourra vous tirer d’affaire, & que vous urinerez dès que par ce moyen nous aurons donné de l’air à votre corps. A peine eût-il lâché ce mot, que l’Executeur de la Sentence fit couler le sang innocent du pauvre malade ; mais il eut beau couler, la Nature se moqua de la demonstration du Médecin, qui vit avec étonnement partir on malade pour l’autre monde, & qui pis est, partir sans avoir uriné.

Chrysophile s’étoit senti dès sa plus tendre jeunessè un penchant à la friponnerie, qu’il n’a jamais combatu. Tandis qu’il a rampé dans la route des sélérats vulgaires, il s’est attiré la haine & le mépris de tous ceux qui l’ont connu. Un de ses Saluts auroit deshonoré un honnête-homme, & la Justice seule auroit eu quelque commerce avec lui, [78] s’il n’avoit eu la prudence de l’éviter. Lassé à la fin de se voir le rebut de tout l’Univers, sa friponnerie ambitieuse a pris l’effor, & soûtenu par son heureux naturel pour les crimes, il a sçu bâtir une fortune éclatante sur les ruïnes de vingt familles, aussi distinguées à présent par leurs miseres, qu’elles l’étoient autrefois par leur opulence. Le mépris qu’on a eu pour lui s’est-il augmenté à proportion de ses crimes ? Point du tout. Non seulement il s’est retranché contre la Justice derriere un rampart de pistoles, il a acquis encore des amis, des Maîtresses, de la réputation, de la naissance, de la probité même : tout le monde dumoins en agit avec lui, comme avec un parfaitement honnête-homme. Bien-tôt un Poëte lui donnera dans une Préface, toutes les qualitez de Mécenas, & Madame D. N. le déclarera innocent aux yeux de tout l’Univers, & aux yeux de ces malheureux même, qui sont les témoignages vivans de l’abominable conduite de cet illustre Scélérat. Le comble de l’extravagance de Chrysophile, c’est qu’il commence à se croire homme de probité, à force de se l’entendre dire. S’il s’en étoit tenu à la centiéme partie de ses fraudes abominables, peut-être auroit-il charmé par une fin tragique ceux qui aplaudissent à présent à ses Vertus ; & à l’heure qu’il est, il est devenu honnête-homme à force d’être Fripon dans un degré éminent :

[79] Citation/Motto► Du Sens-commun la lumiere brillante

Est disparuë à l’éclat radieux
De l’or qu’il étale à nos yeux ;
De ses crimes nombreux l’énormité criante
Est de la probité, qu’un tas d’amis affreux
Lui donne, & que lui-même il se donne après eux,
La cause abominable autant qu’extravagante ! ◀Citation/Motto

Qui de vous, Lecteurs, peut ne pas connoître une espece de Parasites, dont les Grands ne sçauroient se passer, & sans lesquels ils ne sçauroient manger bien, ni boire délicieusement ? Ces Juges de la bonne chére ont asservi le goût à des régles bizares, & se sont fait une ridicule Science, d’une chose qui dépend absolument de la Nature. Le Sens-commun nous dicte, que la bonté d’un mets consiste dans le plaisir qu’il fait au palais, disposé d’une manière à en être touché agréablement ; mais ce n’est plus cela, c’est de la décision des ces Arbitres de la Table que dépend la délicatesse des plats. On mange d’un ragôut bizare, la Nature y répugne, on ne sçauroit s’empêcher de grimacer ; la Nature a tort ; ce ragoût est à la mode en France, il paroît sur les tables les plus délicates. Voila qui est fait, le Gourmet a décidé, jamais on n’a rien mangé de plus délicieux. On verse à boire, le vin chatouille le palais, & répand une agréable chaleur dans tout le corps : cependant le palais doit suspendre son jugement, & n’ose trouver en-[80]core bon, ce qu’avec un peu de Sens-commun il trouveroit excellent. Le Parasite y goûte, dans le tems qu’il roule artistement cette liqueur dans sa bouche, tous les yeux des Convives sont fixez sur lui, & ils attendent impatiemment qu’il prononce sur la destinée du vin. Il est trop commun, dit-il, il n’a pas assez de séve, il a trop de liqueur. St. Evremond n’a jamais aprouvé les vins de ce côteau-là, & je n’en ai jamais vû sur la table d’un tel Prince. Voila le vin condamné, & il faut attendre à boire avec plaisir qu’il plaise aux fantaisies du Gourmet de le bien vouloir permettre. Ce n’est pas tout, ce Faquin se liguera avec la mode, pour tiranniser les Festins, & cette mode accordera tantôt aux vins de Bourgogne, tantôt aux vins de Champagne, le privilege d’être les meilleurs vins du monde.

Citation/Motto► O vous qui recelez sous le chaume rustique

Du rare Sens-commun les restes précieux,
Venez heureux Manans, d’un Maître sourcilleux
Admirer avec moi l’esclavage comique.
Renonçant aux plaisirs aussi permis que doux,
Que fit exprès pour lui la prudente Nature,
Il asservit ses sens à l’infâme imposture
D’un Faquin qui s’érige en Censeur des Ragoûts.
Pour imposer au goût d’une Loi souveraine,
Il nourrit à sa table un tyran entêté,
Qui bien payé du soin de le mettre à la chaîne,
[81] Fait ramper son Patron sous un joug acheté.
Fortunez Villageois, pour faire bonne chére,
A votre propre goût vous osez vous fier,
Mille fois moins soumis à votre maître altier
Qu’il ne s’assujettit à son vil Mercenaire. ◀Citation/Motto

Approchez, Alcantor, j’ai un mot à vous dire : Ecoutez bien. Un Voleur fut condamé un jour à être fouetté de la main du Bourreau. A peine eût-il achevé de gémir sous la rigueur de son suplice, que se tournant vers un de ses assistans, il lui demanda s’il n’y avoit pas moyen d’entrer la nuit dans une telle Boutique ? Si le vieux Lysidor ne se relâchoit en rien sur l’exacte garde de ses Coffres-forts ? Et si la Foire de la Haye ne fourniroit pas matiere à la subtilité de ses doigts ? En un mot, le dos encore ensanglanté, il chercha aux yeux mêmes des Spectateurs de son châtiment, les occasions d’en mériter un plus rude. Que dites-vous de cet homme-là, Alcantor ? Il étoit trop brouillé avec le Sens-commun, direz-vous, pour être traité comme un scélérat ; c’étoit un enragé, qu’il falloit mettre aux Petites-Maisons. Oui, Monsieur ; hé bien, allez vous-y mettre de ce pas, avant qu’un autre y occupe une place que vous méritez si bien.

Vil esclave de vos plaisirs, malheureuse victime de vos débauches, vous avez trouvé le fatal secret d’avoir quatrevingt ans à l’âge de soixante. Affaissé sous les infirmitez [82] que vous avez achetées des biens immenses de vos Peres, vous allez promener vos fleurettes banales de ruelle en ruelle, & répandre partout le venin subtil de vos médisances, sur tous ceux que choque l’impertinence de votre conduite ; c’est-à-dire, sur tous les gens du bon sens & de probité. Mais ce n’est pas-là, dites-vous, l’Histoire du Voleur ; non, mais la voici :

Citation/Motto► Lorsque l’impitoyable Goute,

Mal qu’on s’attire & qu’on redoute,
Surprend pour quelque tems tes infâmes plaisirs,
Combien de pleurs versées ! quels sanglots ! quels soupirs !
Que de cris pousses-tu vers le Ciel qui t’écoute,
Mais qui se rit des vœux de ces impurs Martirs,
Qui veulent la santé pour suivre encor la route,
Où, sourds à la raison, les traînent leurs désirs !
Le Ciel pour un moment suspend-il tes supplices,
A peine es-tu sorti des mains de tes Bourreaux,
Que le souvenir de tes vices
Retrace à ton esprit leurs funestres délices ;
A tes amis, témoins de tes cris, de tes maux :
Comment, dis-tu, gouvernez-vous Catos ?
Est-elle toûjours bien aimable ?
Toujours à six haut prix met-elle son honneur ?
Et cent Ducats bien comptez sur sa table,
Ne pourroient-ils pas bien adoucir sa rigueur ?
Alcantor, du Voleur n’est-ce pas-là mon conte ?
[83] Vil jouet de tes Passion,
Va cacher à nos yeux ta folie & ta honte,
Au fond des petites Maisons. ◀Citation/Motto ◀Level 2 ◀Level 1

1Voyez la fin du Discours II.