Citation: Justus Van Effen (Ed.): "III. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\005 (1711-1712), pp. 16-25, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1649 [last accessed: ].


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III. Discours.

Level 2► La sottise des hommes est assurément la plus riche matiere qui puisse occuper un Ecrivain ; elle devient en quelque sorte, stérile par sa prodigieuse fertilité, & l’embaras du choix y fait le même effet que la difficulté de l’invention dans les sujets moins abondans. Traum► Un soir que je fis l’essai de cette vérité dans mon lit, je fus surpris par le sommeil, & un songe me tira d’affaire. C’étoit un de ces songes méthodiques, qu’on ne trouve que dans les Livres, & qui me fut inspiré, je croi, pour instruire les vivans, par la sottise & par la sagesse des morts. Je me trouvai tout d’un coup aux Champs-Elisées, & j’y parcourus en peu de tems un grand nombre d’endroits separez, où les especes différentes d’Ombres bienheureuses jouïssent d’un bonheur éternel. Je ne ferai pas une longue relation de ce que j’y vis, & je raporterai seulement une particularité que je remarquai dans ces Bocages sacrez, où à l’ombre des Lauriers, les Princes se reposent des travaux, où le soin des Peuples & l’amour de la véritable gloire les avoient engagez.

A peine y rencontrai-je un seul de ces grands-hommes qui sont redevables à leur fausses vertus, de l’immortalité de leur nom. Achille, [17] Thésée ; Hercule, Ulisse, Aléxandre, Cesar, Antoine, autant de noms ignorez dans ce tranquille séjour. Le sage Minos a jugé avec autant d’équité que de bonsens :

Citation/Motto► Que de ces lieux la Paix profonde

Ne devoit point calmer l’esprit tumultueux
D’un Héros, qui se fit un métier malheureux
De troubler le repos du monde. ◀Citation/Motto

Les Juges Infernaux n’ont accordé cette tranquilité parfaite, qu’à ces Princes ignorez du reste de la terre, qui avoient déjà goûté pendant leur vie les délices des Champs Elisées, en les faisant goûter à leurs Sujets, dont ils faisoient les délices eux-mêmes.

Loin de songer à étendre les bornes de leur domination, ils n’avoient pensé qu’à conjurer les orages qui menaçoient leurs Pays ; aimant mieux charmer l’orgueil des Conquérans par quelques soumissions peu réelles, que d’irriter leur fierté par une résistance souvent vaine, & toûjours pernicieuse, même à ceux qui résistent avec succès.

Ce n’est pas à ces véritables Peres de leurs Peuples qu’on est redevable de ces Systêmes nouveaux de Gouvernement, & de ces Loix rafinées que la vaine gloire a introduites dans les Etats avec si peu de nécessité ; au contraire, amateurs d’une raisonnable simplicité, ils n’avoient eu d’autre but que de fai-[18]re observer par leur équité & par leur exemple, un petit nombre de Loix, que leur propre bons-sens ou celui de leurs prédécesseurs avoit puisées dans la Nature & dans le véritable intérêt des hommes. Enfin, leur modestie avoit servi de voile à leur vertu qu’elle avoit perfectionnée.

Citation/Motto► Laissant de crime en crime un Conquérant monter

Au faîte glorieux du Temple de Mémoire,
Ils avoient immolé la Gloire
Au plaisir de la mériter. ◀Citation/Motto

Il y a plus loin que l’on ne pense de la demeure de ces Rois à celle des Beaux-Esprits, j’y vains cependant, je ne sçai comment. Le Bel-Esprit trouve plus de protection dans l’autre monde que dans celui-ci ; car au-lieu qu’ici les Auteurs les plus estimez n’ocupent souvent qu’un galetas, je les trouvai très-proprement logez dans lesChamps Elisées. Ils sont séparez en plusieurs petits Cantons, dont la situation se raporte au génie de leurs Ouvrages ; & de tems en tems ils s’assemblent, pour consulter quelque nouveau débarqué sur la destinée de leurs Ecrits dans les différens siécles.

Le premier Poëte qui me frapa les yeux fut Orphée, qui pleurant au bord d’un Ruisseau tiroit de sa Lire la même harmonie touchante qui autrefois avoit forcé Pluton [19] à une pitié qui ne lui étoit pas ordinaire ; & à rompre en faveur de ce Musicien & de sa chere Euridice, les Loix austeres de l’Empire.

Citation/Motto► Mais pourquoi pleurer, dira-t-on ?

Quelle douleur pouvoit troubler son ame ?
N’avoit-il pas trouvé sa femme ?
Eh justement en voilà la raison. ◀Citation/Motto

Oui, voilà pourquoi Orphée pleuroit à chaudes larmes. Quand il perdit son épouse il ne la connoissoit pas encore. Ce n’est pas un petit ouvrage que de connoître une femme ! Il avoit eu tout le loisir d’être instruit de l’humeur de la sienne, depuis qu’il étoit avec elle aux Champs Elisées ; & il prendroit, à l’heure qu’il est, autant de peine pour la perdre, qu’il en prit autrefois pour la retrouver. Je me souviens même que toutes ses Chansons finissoient par ce refrain-ci,

J’ai trouvé ma femme, quelqu’un la veut-il ?

Quelle bévûë ! quelle contradiction ! de donner du chagrin à une ame destinée à une tranquilité pure & sans mêlange. Voilà ce que m’objectera apparament un Critique, qui ne s’apercevra pas que c’étoit pour faire plaisir au Chantre de Thrace, qu’on donnoit matiere à sa mélancolie naturelle, & qu’il étoit de ces gens qu’on ne sçauroit ti-[20]rer sans les mortifier, d’une tristesse dont ils font leurs délices.

Les plaisirs des hommes sont aussi différens que bizares. L’un se fait un charme de rire, qu’il en ait sujet ou qu’il n’en ait pas ; l’autre se plaît à soupirer & à se plaindre avec aussi peu de raison. Il y en a qui ne troqueroient pas le plaisir d’enrager, contre les voluptez les plus délicates. Voyez la prude Céliméne : quel malheur ! Voilà une journée entiere qui se passe sans trouver la moindre raison d’enrager contre ses Domestiques, sa bile l’étouffe, elle va mourir d’une retention de mauvaise humeur. Quelle bénédiction ! on casse une Porcelaine ; Céliméne reprend vigueur, elle éclate, tonne, foudroye : jamais elle ne passa une soirée plus délicieusement. Contentez-vous de cette raison-là, Messieurs les Critiques. Ce n’est qu’un songe que je vous raconte, faut-il tant raisonner sur un songe ? Encore un coup il n’y a rien de si bizare au monde que la maniere de se divertir. Pindare, par exemple, c’étoit choisi, dans le séjour des Lyriques, l’endroit le plus raboteux qu’il y put trouver, & il se plaisoit à courir comme un enragé d’un valon sur une coline, & d’une coline dans un valon. Ce qu’il y avoit de plus plaisant, c’est qu’à tout moment il donnoit du nez en terre, à faire croire qu’il n’en releveroit jamais : mais semblable au célébre Anthée, à qui ses chutes donnoient de nouvelles forces, il se relevoit [21] tout aussi-tôt plus gaillard que jamais, & se donnant un nouvel élans il grimpoit avec une espece de rage Poëtique contre les rochers les plus escarpez : d’ordinaire il faisoit la culbute avant que d’être à la moitié de leur hauteur, & si quelquefois il en gagnoit le sommet, ce n’étoit que pour faire sa chute plus grande & plus risible.

Boileau, nouvel habitant de l’Empire des Morts, regardoit les courses impétueuses de Pindare avec admiration : cette admiration devint bien-tôt extase ; l’extase se change en rage Poëtique ; le voilà qui prend l’essort, & qui suit à toutes jambes l’objet de son admiration. Mais il culbuta d’abord trois ou quatre fois d’une maniere si rude, que jamais il ne se seroit tiré de ces lieux inégaux, s’il n’avoit gagné le Canton des Satyriques.

1 Citation/Motto► Par des routes inconnues

A l’Auteur de St. Paulin. ◀Citation/Motto

Horace rioit comme un fou de tout ce manége-là, & jugeant à propos d’apostropher son Ami infortuné, il se mit à lui chanter l’Ode célébre que voici :

Citation/Motto► Pindarum quisquis studet amulari,

Jule, ceratis ope Dadalea
Nititur pennis, vitreo daturus
Nomina Ponto. ◀Citation/Motto

[22] Mais je n’ai garde de herisser mon Ouvrage de Latin ; je prétens bien être lû des Ignorans & du beau Sexe, & par conséquent je ferai mieux de dire en François ce qu’Horace chantoit dans sa Langue au téméraire imitateur de Pindare :

Citation/Motto► Qui veut d’un vol égal à celui de Pindare

Au vil Peuple se dérober,
Cher Boileau, ce nouvel Icare
Ne s’éleve que pour tomber.
Pareil à ce torrent dont le bruit effroyable
Est suivi de fort peu d’effet,
Pindare fait un bruit de Diable,
Et ce bruit c’est tout ce qu’il fait.
Le Phébus empoulé fut toûjours son partage :
Et quand sans rime & sans raison
Il chante Bacchus & sa rage,
D’un air qui sent fort la boisson ;
Et quand des Immortels empruntant le langage,
Cet amateur du merveilleux
Abime dans son verbiage
Les exploits des Rois & des Dieux :
Soit qu’il suive, couvert d’une noble poussiere,
Des Héros à vaincre obstinez :
Et que bronchant dans la carriere
Sa Muse se casse le nez :
Soit qu’il chante les pleurs d’une fille nubile,
Qui perd sa future moitié
Et que son sujet & son stile
Nous fassent doublement pitié ;
[23] Ce téméraire esprit se plaisant dans les nuës,
S’éleve à la source du jour ;
Mais ses Phrases mal soutenuës,
N’y font pas un fort long séjour.
Les beaux Vers qu’à grands flots précipite sa veine,
A leur Auteur ne coûtent rien
Mais s’ils sont Vers à la douzaine
Ils ne s’en vendent pas moins bien.2
Avec peine, avec choix l’Abeille industrieuse
Tire son miel des fleurs des champs ;
Et moi pour faire une Ode heureuse,
Je veux des soins, je veux du tems. ◀Citation/Motto

Ce Poëte Lirique qui sçavoit si bien dauber les autres, ne laissoit pas d’avoir ses petits caprices aussi. Souvent, quand ses Amis se faisoient un plaisir de le suivre dans les chemins où il les engageoit lui-même, il se déroboit à leurs yeux, & s’égaroit, 3 dans des routes riantes à la vérité ; mais très-éloignées de celles où ses Admirateurs s’étoient promis de l’accompagner. Dans le tems que j’étois tout étonné d’une de ses Escapades, je vis, à mon grand contentement, Anacreon couché nonchalamment sous l’épais [24] feuillage d’un arbre. Cet agréable Débauché n’avoit jamais laissé échaper à sa paresse délicate que des Vers, où son cœur jaloux de ses droits, exprimoit sans le secours de l’esprit, la tendre molesse de ses sentimens, que la Nature même avoit soin de rendre toûjours touchans, toûjours nouveaux. Je me mis à le suplier d’acorder sa Lyre pour quelqu’une de ses aimables Chansons ; mais en levant négligemment la tête, il me répondit d’un ton indolent :

Citation/Motto► Comment voulez-vous que je chante ?

De ces Vers que 1’Esprit enfante,
Je n’ai jamais connu le tour :
Depuis que j’ai perdu le jour,
Mon ame est toûjours indolente ;
Je suis sans vin & sans amour,
Comment voulez-vous que je chante ? ◀Citation/Motto

Voilà tout ce que je pus tirer d’Anacréon. Mais je fus dédommagé de sa paresse par l’illustre Sapho, dont les sentimens plus vifs s’exprimoient aussi d’une maniere plus animée. Après avoir préludé par quelques soupirs, voici ce qu’elle chanta aux Echos d’un sombre bocage où elle se promenoit toute seule :

Charmant repos, douce béatitude,

Citation/Motto► De ce séjour délicieux,
[25] Un cœur dont la Raison fait la sublime étude
Méprise dans son sein le brillant sort des Dieux.
Mais pour moi dont l’amour est la douce habitude
Ton calme ne vaut pas les troubles amoureux.
Si ton pouvoir s’étend sur cette solitude,
Amour, dont le flambeau trouble la paix des Cieux,
Rends-moi d’un cœur touché l’aimable inquiétude. ◀Citation/Motto

Tous mes sens étoient suspendus par la charmante voix de Sapho, & par le tour passionné de sa Chanson, quand je fus tiré de mon extase par un bruit confus de cris & d’applaudissems… ◀Traum ◀Level 2 ◀Level 1

1C’est par ces Vers satiriques que Boileau finit une Ode qu’il a fait à l’imitation de celle de Pindare.

2Pindare étoit d’une avarice sordide, & vendoit ses Vers fort cher aux Vainqueurs des Jeux Olympiques.

3Horace dans ses Odes pour l’ordinaire s’écarte de son sujet.