Citation: Anonym (Ed.): "LXIX. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\069 (1726), pp. 437-444, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1640 [last accessed: ].


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LXIX. Discours

Citation/Motto► Еπ άνδρί δυςυχψντί μή ωλάςης χαχόν.
Μήμβαίνε δυςυχύντί Κοινη γαρ τύχη.
Мηδέποτε ς´αυτνόν δυςυχψ άπελπίςης.

Menander.

Ne tramez aucun mal contre un Infortuné.
N’insultez point au malheur de vos Freres,
Puis que le même sort nous est commun à tous.
Ne desesperez point au milieu des revers. ◀Citation/Motto

Metatextuality► Sur les Debiteurs insolvables, & les Créanciers inhumains. ◀Metatextuality

Level 2► Il n’y a personne qui fasse le mal pour l’amour du mal même. C’est une Verité que les Philosophes & les Théologiens ont toujours reconnue. Je suis fâché qu’une des plus grandes objections qu’on y oppose vienne du procedé qu’ont tenu jusques-ici mes Compatriotes ; quoi que je me flate que le Parlement qui est assemblé la dissipera bientôt & mettra bon ordre.

Je veux parler des humbles Suplications de nos pauvres Débiteurs insolvables. Je me crois obligé de prendre leur cause en main, parce que le Siécle est si corrompu, que les Forts ne veulent pas soutenir les Foibles, ni les Riches aider les Pauvres ; que les Gentilshommes magnifiques dans leurs Habits méprisent ceux qui sont re-[438]vêtus de haillons, & ne pensent pas à couvrir leur nudité ; que ceux qui se plongent dans la crapule & dans toute sorte de plaisirs illicites ne veulent pas donner à manger à ceux qui ont faim, ni jetter un regard pitoiable sur un honête & malheureux Indigent : C’est-à-dire que la Pauvreté est devenue aujourd’hui un sujet de risée.

La Posterité ne dira jamais qu’au milieu du Christianisme, & d’un Païs, où il est enseigné dans toute sa pureté, le Censeur de la Grande Bretagne a negligé de reprendre ceux qui comblez de biens, dont ils ne sont que les Administrateurs, n’ont aucun égard aux Loix divines ni humaines, foulent aux piez la Grace & l’Humanité, refusent de nourrir ceux qui ont faim, de donner à boire à ceux qui ont soif, de revêtir ceux qui sont nuds, de visiter les Malades & les Prisonniers, de consoler ceux qui sont afligez & qui ont le cœur abatu, quoi que ces œuvres de Charité soient la mesure par laquelle nous serons absous ou condamnez au dernier jour, & cela dans toute l’Eternité.

Un Homme, qui vit dans l’afluence de tous les biens temporels, qui goûte tous les plaisirs de la vie, & qui triomphe, en quelque maniere, de la Fortune, s’imagi-[439]nera peut-être que ces reflexions sont trop serieuses & hors de propos ; mais qu’il me soit permis de lui dire, que cette insensibilité pour la misere des autres, dont la seule Providence Divine l’a garanti lui-même, ne vient que d’un cerveau derangé par les indigestions qui suivent la bonne Chere, par les fumées du Vin & par une honteuse débauche. C’est-là une Vérité mortifiante, mais elle n’en est pas moins solide.

II faut que cet Homme sâche que plusieurs de ces malheureux, qui sont aujourd’hui Prisoniers ne l’ont pas toujours été ; que plusieurs de ceux qui le remercieroient aujourd’hui pour un Verre d’eau fraiche ont pu autrefois boire d’excellent Vin, de même que lui ; que plusieurs de ceux qui sautent de joie à la vûe d’une Corbeille pleine de restes qu’on leur aporte ont tenu autrefois une aussi bonne Table que la sienne ; que plusieurs de ceux qui se félicitent d’avoir un Habit rapetassé de diferens morceaux, pour couvrir leur nudité & se garantir contre le froid, ont paru autrefois avec éclat en Habits chamarrez d’or & d’argent ; que plusieurs de ceux qui sont réduits à coucher fur la paille, ou peut-être même sur le pavé, ont dormi profondement & avec indolence [440] sur un Lit de duvet, aussi bien que lui ; que plusieurs de ceux qui sont renfermez dans l’enceinte de quatre murailles toutes nuës ont fait retentir, dans nos Ruës, le bruit de leurs Carrosses magnifiques, atelez à six Chevaux, de même que le sien.

Il doit aprendre en second lieu qu’ils avoient alors autant de sûreté, qu’il en peut avoir lui-même, de se maintenir dans cet éclat ; que leur Banqueroute (car je m’adresse ici à nos riches Marchands & Citoïens de Londres) a été forcée & involontaire ; qu’il y a mille & mille revers imprévûs, qu’on ne sauroit parer, & qui peuvent, tôt ou tard, le plonger dans le même malheur. C’est pourquoi j’exhorte & je prie un tel Homme de suspendre, pour un moment, ses plaisirs ; de jetter sur lui-même, un regard charitable, de se représenter dans le cas d’un de ces malheureux & de se demander ensuite, qu’elle compassion il croiroit lui être dûë de la part de ses Confreres ? En un mot, je ne requiers de lui que la pratique d’une Maxime généralement reçûe de tout le monde, & que les Païens eux-mêmes ont observée, je veux dire, d’en user à l’égard des autres comme il voudroit qu’on en usât envers lui.

Quelle différence n’y a-t-il pas entre cette heureuse disposition & celle d’un [441] Créancier implacablé, qui se dépouille de la Nature humaine, lorsqu’il cherche à se venger d’un Crime imaginaire sur un honête Débiteur, qu’un accident fatal a rendu insolvable & le malheureux objet de ses cruelles poursuites ?

Si l’on veut se former une juste idée à cet égard, on n’a qu’à suposer qu’un riche & honête Marchand de cette grande Ville, où l’on ne voit que trop de tels desastres, que ce Marchand, dis-je, environné d’une Famille nombreuse, estimé de tous ses Voisins & de tous ceux qui négocient avec lui, vient d’apprendre que tous ses Vaisseaux ont péri en Mer ; que l’un, surpris par un Ouragan, a été coulé à fond ; que l’autre a été mis en pièces contre un Rocher, que le troisiéme a sombré sous voiles par l’effet d’une Trombe, & que le dernier enfin est venu échouer presque à la vûe du Port. Au milieu de tous ces revers, des larmes & des cris de la chere Famille, qui le percent jusques au fond du cœur, cet honête Homme se soumet aux ordres de la Providence & baise la main qui le châtie. Accablé sous le poids de diverses Dettes, ausquelles il lui est impossible de satisfaire, il prend la resolution de les païer d’abord qu’il sera en état & il travaille de toutes ses forces pour en venir à bout. [442] Malgré la triste situation où il se trouve, il ne perd jamais la gaïeté, qui vient d’une bonne conscience, & s’il lui arrive de soupirer quelquefois, c’est plutôt pour l’amour de ses Créanciers que pour lui-même.

Qui ne seroit touché de compassion à la vûe d’un tel Objet? Qui ne sentiroit ses entrailles émuës pour un si illustre & si digne Malheureux ? Où est l’Homme dont la bile ne s’échaufât contre un barbare Créancier, qui, sans aucun égard ni aux prieres ni aux larmes de ce pauvre Afligé, insulte à sa misere, aggrave ses peines, interrompt ses nobles éforts qui ne tendent qu’à païer ses Dettes, & veut le rendre, bongré malgré qu’il en ait, son Débiteur éternel ? Ce qu’il y a de plus rude est, que les Créanciers ont l’aprobation générale de leur côté, & que les Loix semblent justifier leur Cause. Mais s’ils traitent de Coquins & de Fripons, comme cela n’est que trop ordinaire, d’honêtes & d’innocens Débiteurs, tout Homme de bien n’est-il pas obligé de leur répondre, Coquins & Fripons, vous-mêmes ? Ne prendra-t-on pas la liberté de leur dire que le Droit pris à la rigueur est souvent une grande Injustice ? Ne leur ferons-nous pas entendre que ce qui est souvent légitime par les Loix du Païs ne l’est pas tou-[443]jours par les principes de la Religion, & qu’il est même quelquefois très-criminel, à l’examiner en bonne conscience ?

Dans ce point de vûe, qui n’est d’ordinaire que trop vrai, le Débiteur est un malheureux innocent, quoiqu’accablé de reproches, qui demande tout notre secours, tous nos vœux & tous nos suffrages pour sa délivrance, & le Créancier est un Scélérat d’autant plus barbare qu’il a l’autorité des Loix en sa faveur, qui n’a pour règle de sa conduite que sa volonté, sa malice, & son esprit vindicatif, sans aucun égard & sans misericorde pour son Prochain, auquel il fait un crime de son désastre.

Cela posé, ce n’est pas le Débiteur, mais le Créancier qui est injuste, & tous les Hommes sont obligez, s’ils en trouvent une bonne occasion, de moderer la severité des Loix, lorsqu’elles blessent, d’une maniere si visible, une Conscience un peu délicate. Pour moi, je m’exposerois à la brêche, entre un Débiteur & un Créancier de cet ordre, aussi volontiers que je défendrois un pauvre malheureux, qui tombé du haut d’une fenêtre en bas, se seroit fracassé tous les os, & qui par sa chute en auroit culbuté un autre, prêt à le poignarder, sous ombre qu’il lui a fait insulte.

[444] Le Parallèle est fort juste, & c’est le cas de la plupart de ces Débiteurs qui sont insolvables au pié de la lettre. Ce n’est aussi que pour ceux-là qu’on a présenté une Requête au Parlement qui tient aujourd’hui ses Séances, afin qu’il daigne les soulager, & adoucir la severité d’une Loi, qui les reduit à un si malheureux état.

Je puis même les assûrer, pour leur consolation, qu’il n’y avoit jamais eu tant d’apparence d’obtenir leur demande. En effet, toute la Chambre des Communes ne respire que la modération & la liberté ; plusieurs de ses Membres sont de riches Négocians, qui connoissent les dangers & les revers, ausquels le Trafic expose, & qui ne peuvent que compatir à la misere de ceux qui en soufrent ; en un mot, nous avons un Roy dont les Vertus favorites sont la Clemence, la Douceur & la Compassion. ◀Level 2 ◀Level 1