Le Spectateur ou le Socrate moderne: LXVII. Discours
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Niveau 1
LXVII. Discours
Citation/Devise
Spectatum admissi risum
teneatis amici?
Hor. A. P. v. 5.
Pourriez-vous, mes chers Amis, vous empêcher d’en rire ?Metatextualité
Les Curieux qui font
négoce de bagatelles sont presque toujours des Fripons.
Metatextualité
Les Curieux qui font
négoce de bagatelles sont presque toujours des Fripons.
Niveau 2
Quel mêlange de plaisirs & de
chagrins n’ai-je pas essuïé, lorsque j’ai reflechi sur les
progrès & la décadence des Sciences, divines &
humaines ? Les diférentes idées que j’ai eu
autrefois là-dessus me paroissent comme les differens âges de
l’Esprit. Il me semble qu’Apollon éclaire le Monde intellectuel
avec le même feu que les Poëtes lui atribuent, & le même
éclat dont il brille, lorsque, sous le nom du Soleil, il anime
le Monde corporel. Mais il n’illumine pas également tous les
Esprits à la fois ; tantôt il est obsurci dans les uns, &
tantôt il dissipe tous les nuages dans les autres. A mesure
qu’il s’aproche ou qu’il s’éloigne de l’Empire de quelque Art,
ou de quelque Science, on y voit plus ou moins clair. Non
seulement le Genie universel d’une Nation, mais aussi celui de
chaque Homme en particulier, est sujet à cette vicissitude,
suivant les diférentes faisons de l’Esprit. J’ai eu bien des
fois la pensée de travailler à une Histoire de toutes les
revolutions survenues, de mon tems, à tous les Arts & à
toutes les Sciences, qui ont eu leur progrès & leur déclin,
leur regne & leur chute dans notre Isle. Je me suis même
flaté que cet Ouvrage pourroit m’aquerir une grande reputation,
qu’il seroit également utile & agréable au Public, &
qu’à l’exemple de notre fameux Lord Bacon, je deviendrois un
nouveau Restaurateur des Arts & des Sciences. Peut-être
l’entreprendrai-je quelque jour ; mais pour le
coup, je me bornerai à dépeindre l’abus de ces Gens de Lettre
qui se donnent le titre de Curieux par excellence ; & ceci
servira d’Echantillon à ceux qui voudront souscrire pour
encourager l’Edition de tout l’Ouvrage. Lorsque j’étois un petit
Garçon, l’on ne donnoit le titre flateur de Curieux qu’aux plus
rares & aux plus sublimes des beaux Esprits ; mais
aujourd’hui il ne signifie guére autre chose qu’un Fripon ou
qu’un Fou ; à moins qu’on ne l’aplique par raillerie à quelque
Ami trop ataché à certaines bagatelles. Pour moi, à voir ce qui
se passe dans le Monde, je ne saurois que le prendre en mauvaise
part. Ces Curieux, ainsi qu’on les apelle aujourd’hui, ont été
regardez d’un œil plus favorable qu’aucune autre sorte de Gens,
du nombre de ceux qui méritent d’être critiquez, & de servir
de sujet à la Satire. Les Fous de cette profession ont été
souvent relevés, soit par moi-même, ou par d’autres Ecrivains ;
mais pour remédier au mal, & le couper jusqu’à la racine, il
faut attaquer les Chefs & les Maîtres de l’Art, qui,
semblables aux Requins dans le vaste Océan, dévorent les
Poissons & les Fous qui s’amusent à jouër avec eux. Un
Joueur qui trompe n’est qu’un honête Voleur,
comparé à un Curieux Fripon. La sotise de ceux qui se laissent
duper aux Cartes ou aux Dez a été suffisamment exposée aux yeux
du Public, & tout le monde est assez averti du danger qu’il
y a dans ces Jeux. Mais à l’égard des Curiositez, quoi que l’on
ait tourné en ridicule ceux qui s’y amusent, ils ne s’en mettent
guéres en peine, ils taxent même les Railleurs de petits
Esprits, & de Gens sans goût pour les Ouvrages de la Nature,
& ils s’abandonnent aveuglement à la conduite de quelque
vieux Routier de cet ordre, qui n’a pour tout merite qu’une
legere connoissance des Mathematiques, de la Physique, ou de la
Chimie. Emu de compassion envers plusieurs de nos jeunes
Heritiers, qui n’ont sauvé qu’un petit Jardin, un Cabinet de
verdure, & une partie d’Oignons de Tulipes, au lieu d’une
belle Maison de Campagne, & de quatre ou cinq mille Arpens
de bonne terre ; qui ne possedent que des Microscopes pour y
examiner des Puces, & des Boetes remplies de Papillons, au
lieu de Colombiers & de Volieres ; qui ne jouїssent que d’un
petit nombre de Cocons de Vers à foie, & d’un tas de
feuilles de Meurier, au lieu de Greniers plein de bon Froment,
de Vergers fertiles, & de Bois d’une vaste étendue ; ému de compassion envers de jeunes Heritiers
obligées de recevoir, pour une Dot de cinq ou six mille Livres
Sterlin, cinquante ou soixante Médailles de Bronze moisi ; qui,
au lieu de beaux Coliers de Perles fines & de Pendeloques de
brillans, n’ont obtenu que des Filets de Coquillages & de
petites Pierres, où sont gravez des Hieroglyphes
inintelligibles ; émû, dis-je, de compassion envers ces
Heritiers & Heritieres, & pour empêcher que la fraude ne
se continue à l’infini, je travaillerai toujours à démasquer
tous ces Filoux publics. Il ne tiendra pas à moi, que les
Personnes, aussi riches qu’imprudentes, & qui ont Famille,
ne ruinent plus leur Postérité, & qu’elles ne soient plus
les Dupes de ces Joueurs de Gobelets, qui croient faire leurs
tours de passe-passe à la sourdine, sans que le Spectateur s’en
aperçoive. Ce ne sera plus une énigme pour les Curieux ignorans,
& ils ne s’étonneront plus de voir qu’on se moque d’eux
& qu’on les traite de Fous, sur ce qu’ils emploient tout
leur bien à l’aquisition de Papillons secs, de Serpens marquetez
& d’autres Insectes qu’ils conservent dans l’Esprit de Vin ;
pendant qu’il y en a quelques-uns des principaux qui ont du
savoir, qui paroissent prodigues dans l’achat de ces curieuses bagatelles, & qui avec tout cela ne
perdent pas le titre de personnes d’Esprits. Ces Disciples
voient-ils jamais leurs Maîtres devenir pauvres malgré leur
prodigalité ? ou plutôt ne les voient-ils pas s’enrichir au
milieu de leur depense extraordinaire ? Hélas ! ils suivent
cette bonne Maxime qui se trouve dans Hudibras :
Lorsque la Monnoie de cuir étoit en vogue dans ce Roїaume, elle
étoit aussi précieuse à celui qui en avoit besoin, que l’Or ou
l’Argent l’auroit pû être. Ces insignes Fripons, les Curieux en
Chef du Siécle, ont, par une infinité de stratagémes inouїs,
usurpé une espece de tyrannie & de pouvoir absolu sur
l’esprit des Ignorans ; & devenus les souverains Maîtres de
tous les Sens des Hommes les plus foibles & les plus riches,
ils donnent, pour ainsi dire, leur Aprobation Roїale aux
Curiositez les plus ridicules & aux plus grandes bagatelles
du monde ; ils les achetent à très bon marché, & les
revendent ensuite à un prix excessif ; de même qu’on tire de
l’Or & de l’Argent des Indiens pour des Coliers de verre
qu’on leur donne en échange. C’est par-là que ces habiles
Curieux s’enrichissent aux depens de ceux qui les
écoutent & qui se piquent de savoir ce qu’ils n’entendent
pas. Où est l’Homme tant soit peu sensé qui n’eût l’esprit de
donner trente ou quarante Guinées pour une Vipere, un Crapaud,
ou tout autre Animal aussi commun, qui ne menaçat même le
Vendeur de le poursuivre en Justice, s’il ne vouloit pas tenir
son marché, s’il étoit bien persuadé qu’à la faveur de tout ce
vacarme, il en aura lui-même quatre-vingts ou cent Guinées
toutes les fois qu’il en voudra disposer ? Il me semble que cela
doit sufire pour guerir de cette fole Curiosité tout Homme qui
n’est pas tout-à-fait incurable. De sorte qu’après avoir averti
les Novices qui la professent que c’est une espece de Fourbe qui
s’est élevée sur les ruines de la Chimie, & les avoir
exhortez à renoncer à l’illusion, je les entretiendrai d’une
avanture, où, pour me servir des termes de l’Ami qui me la
<sic> racontée, le Curieux trompeur fut cruellement dupé
lui-même.
Citation/Devise
Le prix de tout ne se
mesure
Que par l’argent qu’il nous procure.
Que par l’argent qu’il nous procure.
Récit général
Un homme de grande
reputation, à ce que dit mon Ami, & dont la parole sur
la valeur intrinseque de tout Infecte étoit une Loi, entre
les Curieux du plus bas étage, n’eut pas plutôt fixé le prix
d’un Grillon fémele de Marais, comme il l’appelloit, qu’il
disoit hanter les bords d’une Riviere à dix
mille de Londres, qu’un jeune Etourdi de la Confrerie promit
de lui en donner cette somme, s’il pouvoit le lui délivrer.
Aussitôt mon Homme monte à cheval, & court à la quête de
son Gibier. Arrivé sur les lieux tout auprès d’un Moulin, il
descend de son cheval, qu’il attache à un arbre ; il se met
à marcher à quatre pates, & il applique, de tems en
tems, son oreille contre terre, pour voir s’il entendroit la
voix harmonieuse de cet aimable Grillon. Il ne l’eut pas
plutôt entendue, que, transporté de joie il se mit à faire
mille postures grotesques, & à danser à quatre pates,
d’une maniere extravagante, suivant que le son le guidoit.
Un jeune Garçon, qui l’épioit du Moulin, le prit pour un Fou
& courut en avertir son Maitre. Celui-ci, dans la
crainte que ce Fou ne se jettât dans l’eau & ne se
noїât, se munit de bonnes cordes pour l’attacher &
prévenir l’effet de son desespoir. Le Meunier ne fut pas
plutôt à portée, que le Grillon cessa de chanter. Le
Curieux, enragé de cette avanture, le gronda vivement &
lui dit qu’il venoit de lui faire perdre un petit Animal qui
valoit vingt livres Sterlin. Ensuite adressant la parole au
jeune Garçon, il ajouta, d’un ton plein
d’allegresse, A mesure qu’il prononçoit
ces mots, & qu’il se traînoit à quatre pates, le Meunier
vint par derriere, lui jetta sa corde, où il y avoit un nœud
coulant, par-dessus les épaules, lui ferra bien les bras
contre les côtez & lui dit alors : Il seroit inutile
de remarquer ici que le Curieux entra dans une si grande
colere qu’il fit tant de menaces, & qu’il poussa tant de
regrets sur la perte de son Grillon, que tout cela ne servit
qu’à convaincre de plus en plus le Meunier qu’il étoit Fou.
D’ailleurs, de quelques paroles que le Curieux avoit
lâchées, le Meunier en conclut qu’il demeureroit dans une
certaine Maison à Chelsea. De sorte que, sur cet indice tout
seul, il monta d’abord à cheval, & le mit en travers
devant lui, comme un Sac de Blé, pour le
ramener à son Logis. Arrivé à la porte, après avoir mis pié
à terre, & vû quelques personnes environnées de
Papillons, pendant que d’autres s’amusoient à enfiler des
Coquilles de Petoncle, il dit à haute voix & d’un ton
rustique,
Comme la foule s’atroupoit, à l’ouïe de ce bruit, un d’entre
eux, qui étoit plus sage que les autres, à la vûe du Curieux
étendu comme un Veau sur le Cheval, tira le Meunier à part,
& lui dit, Tenez, mon Ami, voilà vos deux Ecus ; vous
n’avez qu’à retourner chez vous, & nous laisser le soin
de délier notre Homme. Le Meunier profita de l’avis, &
le Curieux, qui en vouloit duper un autre avec le Grillon
feméle de Marais, s’il eût pû le saisir, fut lui-même pris
pour dupe.
Dialogue
Prête bien
l’oreille, mon Ami, & applique-la contre terre,
ainsi que je fais ; n’entens-tu pas sa voix ? Oh, oh, te
voila donc, mon Gaillard; je t’atraperai bientôt. A
l’ouïe de ce doux chant, sa joie redoubla, & il dit
au Meunier : Ecoutez, mon Voisin, le voilà qui chante de
nouveau ; je vous donnerai un Ecu, deux Ecus, si vous
pouvez me le livrer.
Dialogue
C’est-à-present, Monsieur, que j’aurai deux
Ecus de vos Parens, pour vous avoir attrapé vous-même,
amené chez eux en toute sûreté.
Dialogue
Où est donc le Maître
de ces petites-Maisons ? Que voulez-vous dire, Maraut
que vous êtes, avec vos petites-Maisons, lui repondit le
Maître, auquel il se trouva, par malheur, qu’il s’étoit
adressé ? Moi, lui répliqua le Meunier, je ne suis point
un Maraut ; mais vous devriez tenir vos portes fermées,
& ne laisser pas courir vos Fous de tous côtez. J’ai
été obligé de vous en ramener un qui extravague de la
plus terrible maniere du monde ; il cherchoit un Grillon
feméle de Marais, & il étoit sur le point de se
noїer dans la Riviere, si je ne l’avois prévenu.