Le Spectateur ou le Socrate moderne: LVII. Discours
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LVII. Discours
Zitat/Motto
Experiar, quid
concedatur in illos, Quorum Flaminiâ tegitur cinis atque
Latinâ.
Juv. Sat. I. 169.
Hé bien, s’il est si dangereux d’attaquer les vivans, je m’en vais remuer les cendres des morts ; nous verrons ce que l’en pourra dire d’eux.Metatextualität
Des Prétentions
ridicules de certaines Gens qui aspirent aux Emplois.
Metatextualität
Des Prétentions
ridicules de certaines Gens qui aspirent aux Emplois.
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Après ceux qui sont reduits à
solliciter quelque Emploi, il n’y a personne qui soit plus à
plaindre que ceux qu’on sollicite pour l’obtenir. S’ils
répondent d’une maniere positive qu’ils ne peuvent l’accorder,
on les taxe d’être boufis d’orgueil ; & s’ils s’en excusent
en termes civils & honêtes, on veut que ce soit
une promesse & un engagement. Il n’y a rien de plus ridicule
que les prétentions de ceux qui aspirent aux Emplois. Tout ce
qu’un Homme a soufert, pendant que le Parti contraire au sien
avoit le dessus, ne lui est sans doute arrivé que par la malice
de ses Ennemis. Une mauvaise Cause n’auroit pas été perduë, si
un tel Juge n’avoit pas été sur le Tribunal ; & ce jeune
Debauché n’auroit pas eu le malheur d’être desherité, s’il ne
s’étoit enivré tous les jours à boire la santé des Ministres
d’état dépouillez de leur Charges. Je me souviens d’un Tory,
qui, après avoir été condamné à une Amande, dans une Cour de
Justice, pour une Fredéne qui meritoit le Pilori, prétendit, à
cette occasion, meriter une place de Juge à Paix lors que ses
Amis furent en crédit ; & je n’oublierai jamais un Whig,
qui, sur ce qu’il fut poursuivi en Justice pour crime de Rapt,
osa dire à ses Amis, Vous voïez à quoi l’on est exposé pour être
fidele à ses Principes. Il est certain que les soufrances d’un
Homme qui se trouve dans un Parti sont fort équivoques. Lors
qu’elles ont servi à l’avancement d’une bonne Cause, & qu’on
ne les a pas méritées, il n’y a nul doute qu’on ne
doive y avoir égard & même les recompenser au-delà de tout
autre prétention. Mais quand on se les attire par basesse ou par
imprudence, & pour avoir pris des mesures qui ruinent plutôt
qu’elles n’avancent l’interét qu’on a en vûe, (ce qui est
presque toûjours le cas de ceux qui soufrent beaucoup) elles ne
servent qu’à les recommander aux Fous & aux Violens. J’ai
entre les mains une liasse de Mémoires, presentez par divers
1Cavaliers ensuite du retablissement
du Roi Charles II, qui peuvent fournir autant d’Exemples qui
conviennent à notre sujet. Entre autres, il y en a un d’un Homme
fort riche, qui, sur ce qu’il avoit fait rôtir un Bœuf entier
& distribué une Barrique de Vin, à l’Anniversaire de la
Naissance du Roi Charles, prioit Sa Majesté de lui vouloir
donner un Emploi, tel qu’Elle jugeroit lui convenir en sa grande
sagesse. Un autre demandoit à être nommé Gouverneur du Prince
Henri, parce qu’il avoit eu le courage de boire sa santé dans
les tems les plus fâcheux. Un troisiéme aspiroit à une
Commission de Colonel, sur ce que, dans un Boulingrin public, il
avoit maudit Olivier Cromwell la veille de sa mort.
Mais le plus grotesque de tous les Placets que j’y aie trouvé
est celui de B. B. Ecuïer, qui suplioit le Roi de l’honorer du
titre de chevalier, pour avoir planté des cornes au Chevalier T.
W. fameux entre les2Têtes-rondes. Un autre, qui avoit laissé
croître sa barbe depuis le Martyre de Charles I. jusqu’au
retablissement de Charles II, demandoit qu’on eut égard à cette
longue pénitence & qu’on le fit Membre du Conseil privé. Je
ne dois pas oublier le Memoire d’un autre, qui represente, qu’il
avoit porté, avec une diligence extrême, une Lettre d’un certain
Seigneur à un autre Seigneur, où, comme il parut dans la suite,
l’on prenoit des mesures pour le retablissement de la Famille
Roïale, & sans lesquelles il croit de bonne foi que cette
heureuse Revolution n’auroit jamais eu lieu : C’est pourquoi il
suplie très-humblement Sa Majesté de lui accorder la place de
Maître Général des Postes. Un certain Gentilhomme, qui paroit
écrire avec beaucoup de feu, & qui emploie
souvent dans sa Requête, les termes de Bravoure & d’action
digne d’un Gentilhomme, demande, qu’eu égard à ses perils &
à ses domages, pour avoir porté, dix années de suite, son
Chapeau avec le retroussi loïal & Cavalier, il soit fait
Capitaine aux Gardes.
Metatextualität
Pour finir
cet Extrait, je vais donner ici une de ses Requêtes dans
toute son étendue, & je prie mes Lecteurs de la regarder
comme une piece fort curieuse qui merite bien leur
attention.
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E. H. Ecuïer, remontre en toute
humilité. « Que le Colonel G. H., Oncle du Frere du Pere du
Supliant, perdit le troisiéme doigt de sa main gauche à la
Bataille de Edge hill. Que le Supliant, malgrè son peu de
bien, en qualité de Frere Cadet, a toujours exercé
l’Hospitalité, & que tous les Dimanches de l’Année il a
bû dix ou douze Razades à la confusion des Têtes-rondes,
comme plusieurs Gentilshommes dignes de foi, dont les Noms
se trouvent écrits ci-dessous, sont prêts à le témoigner,
Que votre dit Supliant a été cinq fois emprisonné en cinq
differentes Comtez, pour avoir été le Chef de cinq
diférentes Seditions, ou son zele pour les
interêts de la Famille Roïale l’avoit entraîné, pendant que
les plus riches n’avoient pas le courage de faire le moindre
soulevement. Que ledit E. H. a soutenu six Duels & vingt
& quatre Défis à coups de poing pour la défense du droit
de Sa Majesté ; & qu’à l’occasion d’un Feu de joie, qui
se fit à Stratford sur l’Avon, il y reçut un tel coup sur la
tête, qu’il ne s’est pas trop bien porté depuis ce jour-là.
Qu’il est si éloigné d’avoir établi sa fortune, dans ces
derniers tems maudits, qu’il ne doute pas, & qu’il a de
bonnes raisons pour croire que, s’il avoit jouï d’un bien
considerable, on n’auroit pas manqué de le piller & de
mettre sa personne en sequestre. C’est pourquoi, eu égard à
ses merites & à ses soufrances, il suplie
très-humblement qu’il puisse obtenir une place de Receveur
des Taxes, ou de la Douane, ou de Greffier d’un Juge à Paix,
ou de Sou-Gouverneur de quelque Province, ou tout autre
Emploi dont il sera jugé capable. Et ledit Supliant priera
toujours Dieu &c. »