Le Spectateur ou le Socrate moderne: XL. Discours

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Nivel 1

XL. Discours

Cita/Lema

Sic, cùm transierint mei.
Nullo cum strepitu dies,
Plebeius moriar senex.
Illi mors gravis incubat,
Qui notus nimis omnibus,
Ignotus moritur sibi.

Sen. in Thyeste vs. 397.

C’est ainsi qu’après avoir passé mes jours sans éclat & sans bruit, je mourrai dans un âge fort avancé & dans l’état de Plebeїen. Celui qui passe la vie d’une maniere à être connu de tout le monde, & qui ne se connoit pas lui même doit s’attendre à une mort fâcheuse.

Metatextualidad

Les plus grands Hommes ne sont pas toujours les plus connus dans le Monde.

Nivel 2

Je me suis étonné des fois de ce que les Juifs attendoient d’un Messie revêtu d’une vaine pompe exterieure & d’une chetive Grandeur mondaine ; de ce qu’ils se le representoient comme un fameux Conquerant, occupé à faire main basse sur toutes les autres Nations, & animé de la sote ambition d’un Alexandre ou d’un Cesar. N’est-il pas infiniment plus illustre dans son veritable caractere, lors qu’on le voit devenir l’Auteur d’une bienveillance universelle entre les Hommes, nous fournir les moiens d’épurer nos Passions, & d’exalter notre Nature, nous donner de vastes idées d’Immortalité & nous encourager au mépris de cette Grandeur apparente, en quoi les Juifs faisoient consister la gloire de leur Messie ? Il n’y a rien, dit Longin, qui puisse être grand, lors qu’il y a de la grandeur d’ame à le mépriser. La possession des biens & des richesses ne sauroit rendre un Homme grand, parce qu’il y a une veritable grandeur à les négliger & à n’en faire pas l’objet de nos desirs. C’est pour cela même que je suis disposé à croire qu’il y a des Hommes cachez dans la foule, qui sont plus grands que ceux que nous voïons paroître sur la Scéne & qui s’attirent les yeux & l’admiration du monde. Nous n’aurions jamais entendu parler de Virgile, si ses malheurs domestiques ne 1’eussent fait sortir de son obscurité, & ne l’eussent conduit à Rome. Si nous suposons qu’il y a des Esprits ou des Anges qui observent toutes nos démarches, comme la chose est très probable par les lumieres de la Raison & de la Revelation, quelle difference ne doit-il pas y avoir entre les idées qui se forment de nous & celles que nous avons nous-mêmes les uns des autres ? S’ils devoient nous donner leur Catalogue des Personnes de merite qui vivent de nos jours, combien ne disereroit-il pas de la Liste qu’aucun de nous en pourroit dresser ? Nous sommes éblouïs par la magnificence des Titres, l’ostentation du Savoir, & le bruit des Victoires : Eux au contraire voient le Philosophe dans une Cabane, posseder son ame en patience & avec actions de grace, sous le poids de ce que les petits Esprits apellent Infortune & Pauvreté. Ils ne cherchent pas les grands Hommes à la tête des Armées, ni dans la Pompe des Cours ; mais ils les trouvent souvent à l’ombre des Bocages, au milieu des Solitudes & dans les sentiers reculez d’une Vie privée. La promenade qu’un Philosophe fait tout seul vers le soir paroit plus interessante à leurs yeux, que la marche d’un General à la tête de cent mille Hommes. Une heure emploïée à méditer sur les Ouvrages de Dieu, un acte volonttaire de Justice qui nous cause quelque perte, un zéle ardent pour le bonheur du Genre Humain, des larmes repandues en secret pour les calamitez des autres, un desir criminel ou un ressentiment étoufé ; en un mot, un acte sincere d’humilité, ou de toute autre Vertu, sont les exercices ou les talens qui leur paroissent glorieux, & les seuls qui puissent amener les Hommes à la veritable Grandeur. lls regardent souvent, avec pitié, mépris, ou indignation, les plus fameux d’entre nous, pendant qu’ils regardent avec amitié, estime & aprobation les plus obscurs de notre espece. La Morale de cette Speculation revient à ceci : Que nous ne devrions pas nous laisser entraîner par les censures ou les aplaudissemens des Hommes ; mais considerer la figure que chacun de nous fera un jour, lors que la Sagesse sera justifiée par ses Enfans, & que rien ne passera pour grand ou illustre, s’il n’aide à embellir & à perfectionner la Nature Humaine. L’histoire de Gyge’s, ce riche Monarque de Lydie, nous fournit un Exemple mémorable qui vient ici bien à propos. Sur la demande qu’il avoit fait a l’Oracle de lui dire qui étoit l’Homme le plus heureux qu’il y eut au Monde, il lui fut répondu que c’étoit Aglaus, Gyge’s, qui esperoit de s’entendre nommer à cette occasion, fut bien surpris d’une telle réponse, & très-curieux de savoir qui pouvoit être cet Homme-là. Après une infinité de recherches, il se trouva que c’étoit un bon Homme de la Campagne, qui menoit une vie obscure, & qui emploïoit tout son tems à cultiver un Jardin, avec quelques arpens de terre qu’il avoit autour de sa Maison. L’agreablc recit que notre Poëte Cowley en fait servira de cloture à ce Discours. Voici de quelle maniere il s’exprime:

Cita/Lema

C’est donc ainsi qu’Aglaüs inconnu,
Quoique des Dieux parfaitement connu,
Vivant sans nom, & dans l’obscurité,
Après sa mort fut de tous regreté. Le Roi Gygès, mechant, riche & brouillon,
Voulut un jour consulter Apollon. O toi, dit-il, qu’on croit l’Oeuil de ce Monde,
Vois-tu Mortel, en qui tout bien abonde,
Qui de bonheur soit plus comblé que moi ?
Aglaüs l’est, dit ce Dieu ; j’en fais foi.
Alors Gygès, plein de rage & de honte,
Où est ce Roi, dit-il ? Qui m’en rend compte ?
Nul jusqu’ici n’en a jamais rien dit
Dans tout l’enclos de mon vaste district.
Il disoit vrai ; car dans toute la Terre
Aglaüs Roi n’ouvrit point la paupiere.
Il ajoute, Y a-t-il un Héros de ce nom,
Qui de nos Dieux ait tiré son renom ?
Est-ce un grand Géneral, fameux par ses victoires,
Et pour avoir au large étendu ses frontieres ?
Où est cet Homme enfin ? Où est ce Aglaüs ?
Est-ce un nouveau Mammon ? Est-ce un autre Crésus ?
Après avoir ainsi par tout envain cherché
Tous les Endroits fameux le coin le plus caché,
Dans un sombre Vallon de l’ancienne Arcadit,
Tout voisin de Sopho, sans souci, sans envie,
Aglaüs fut trouvé travaillant de ses mains
A cultiver son Champ, à tailler ses Jasinins.
Grand Dieu, s’il m’est permis, dans le Christianisme ;
De te nommer avec ces Dieux du Paganisme,
Fai que, coulant en paix mon âge decrépit,
Obscur & peu connu, sans crainte & sans dépit,
Après mille travaux, après un long Voïage,
J’arrive enfin au Port de ton saint Héritage,
Et que, charmé d’atendre un Bonheur si parfait,
J’en ressente ici-bas l’avantgoût & l’effet !