Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XXXVII. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\037 (1726), pp. 236-242, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1601 [consulté le: ].


Niveau 1►

XXXVII. Discours

Citation/Devise► Interea longum cantu solata laborem
Arguto conjux percurrit pectine telas.

Virg. Georg. L. I. 293.

Pendant que sa Femme s’occupe à faire des toiles sur le métier, & qu’elle adoucit par ses chansons la longueur de son travail. ◀Citation/Devise

Metatextualité► Lettre sur ce que les Ouvrages à l’Aiguille sont fort negligez par les Dames Angloises, avec les reflexions de l’Auteur pour en rétablir la mode. ◀Metatextualité

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Mr. le Spectateur,

« J’ai deux Nieces sous ma direction, qui courent si souvent par la Ville, d’un côté & d’autre, que je ne sai où les prendre, lors que j’en aurois besoin. Elles emploient tout leur tems à s’habiller, à boire leur Thé, à rendre ou à recevoir des Visites, & vont se coucher aussi fatiguées pour n’avoir rien fait, que je la suis moi-même après avoir piqué un Jupon tout entier. Le seul tems auquel on peut dire qu’elles ne sont point oisives est celui qu’elles mettent à lire vos Discours ; & puis que vous les destinez au service de la Vertu, je vous prie d’y vouloir recommander l’Art de manier l’Aiguille, qui est negligé depuis bien des années. Les heures qu’on perd aujourd’hui à s’ajuster, à la Comédie, en Visites & autres occupations de cette nature s’emploїoient, du tems de ma jeunesse, à écrire des Recettes, ou à faire [237] des Lits, des Chaises & des Tentures de Tapisserie pour l’usage de la Maison. Pour moi, il y a cinquante ans que je m’exerce aux Ouvrages de l’Aiguille ; & je ne la quite jamais qu’à regret. Le cœur me saigne de voir deux grandes Fainéantes boufies d’orgueuil, passer une après dinée entiere à humer du Thé dans une Chambre tendue par l’industrie de leur Bis-aїeule. Je vous conjure, Monsieur, de vouloir prendre sous votre protection le mysterieux & louable Métier de la Broderie, & puis que vous avez beaucoup de cette noble vertu qui regnoit dans le dernier Siécle, je vous prie de redoubler vos soins pour la réforme de celui-ci. Je suis &c. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Pour obéir aux ordres de ma venerable Correspondante, j’ai bien pesé le grand sujet dont elle vient de m’entretenir, & je me flate que toutes les Dames Angloises, convaincues par mes raisons, ne paroitront plus, aussi-tôt que leur Deuil sera passé, qu’ornées des Ouvrages de leurs propres mains.

Quelle agréable occupation ne doit-ce pas être pour le beau Sexe, que leur modestie naturelle & la tendresse des Hommes à leur égard exemptent du soin des affaires publiques, d’imiter les Fruits & les [238] Fleurs, de transplanter, pour ainsi dire, toutes les beautez de la Nature dans leurs Ajustemens, & de créer un nouveau Monde dans leurs Chambres & leurs Cabinets ! Quel plaisir ne doit-ce pas être pour elles de se promener à l’ombre des Bocages qu’elles ont planté elles-mêmes, & de contempler ces Héros qu’elles ont tué avec la pointe de leurs Aiguilles, ou ces petits Cupidons qu’elles ont mis au monde sans aucune douleur !

C’est le plus beau champ, si je ne me trompe, où une Dame puisse exercer son génie ; & il seroit à souhaiter que plusieurs d’entre elles qui ont écrit se fussent plutôt amusées aux Ouvrages de Tapisserie qu’à faire des Vers. Celles qui aiment les Pastorales peuvent donner carriere à leur Imagination dans les Paїsages, & placer des Bergers reduits au desespoir sous des Saules tissus de soie, ou les noїer dans un Ruisseau de Moire. Celles qui écrivent des Poëmes Heroїques peuvent tracer des Batailles sur le canevas avec le même succès, & les enflammer avec du fil d’or, ou les teindre de sang avec de la soie cramoisi. Celles-là même, dont la veine se borne à une Chanson ou à une Epigramme, peuvent placer bien des traits vifs & piquans dans les points d’une Bourse, & réunir [239] mille graces dans une paire de Jarretieres.

Suposé même qu’il y eût quelque jeune Demoiselle qui manquât de genie pour s’aquiter de ce travail, & s’en tirer avec honeur ; malgrè tout cela je lui conseille de s’y apliquer, quand ce ne seroit que pour se mettre à l’abri du péril où l’oisiveté l’engageroit.

Un autre Motif qui doit porter les Dames à s’occuper à des Ouvrages de cette nature est que par ce moїen elles évitent la Médisance, qui regne d’ordinaire autour des Tables à Thé ou à Caffé, & dans toutes les autres scénes d’une vie oisive. Pendant qu’elles travaillent à former des Oiseaux & des Bêtes à quatre piez, il sera permis à leurs Voisins d’être les Peres de leurs propres Enfans : Les Whigs & les Torys ne feront presque jamais le sujet de leurs Conversations, lors qu’il ne s’agira que de savoir, si le bleu ou le rouge quadreroit mieux dans un certain endroit de leur Canevas, Sophronie n’auroit-elle pas fait plus d’honeur à notre General, si, au lieu de s’emporter avec tant de violence contre ceux qui ont le cœur François, elle eût tracé sur une Tapisserie la fameuse Bataille de Blenheim ?

La troisiéme raison que j’alléguerai, pour soutenir ma Thése, est fondée sur le [240] profit qui revient aux Familles, où ce petit Exercice est encouragé. En effet, les Dames évitent non seulement par-là bien des dépenses inutiles ; mais elles font un gain réel & solide. Quel éloge ne seroit-ce pas pour une venerable Matrone, si l’on gravoit sur son tombeau, « qu’elle a representé sur de belles Tapisseries de haute lisse toutes les Histoires de la Bible, & qu’après en avoir fait trois cens Verges pour couvrir les murailles de sa Maison, elle est morte dans un âge fort avancé ! »

En consequence de tout ce qui est marqué ci-dessus, je soumets très-humblement à toutes les Meres qu’il y a dans la Grande Bretagne, les propositions suivantes :

I. Qu’aucune jeune Demoiselle ne puisse pas recevoir les visites de son premier Amant, si elle n’est parée d’un Habit en broderie de sa façon.

II. Qu’à l’entrée de chaque nouveau Domestique dans la Maison, elle soit obligée de paroître du moins avec un devant de Corps tout neuf.

III. Qu’aucune ne soit actuellement mariée, jusqu’a ce qu’elle ait cousu son Trousseau avec toutes ses dépendances, sans en excepter le petit Manteau destiné à l’usage d’un Garçon.

Ces Loix éxecutées à la rigueur rétabli-[241]roient bientôt, si je ne me trompe, l’Art presque anéanti des Ouvrages à l’aiguille, & rendroient nos jeunes Demoiselles fort habiles de leurs doigts.

Il y avoit autrefois une Coûtume en Gréce, dont Homere nous parle, & dont je me flate que mes belles Compatriotes voudront bien profiter. Exemplum► Une Veuve ne pouvoit pas admettre, sans indecence, un second Mari, jusqu’à ce qu’elle eut tissu de ses mains un Drap mortuaire pour son défunt Seigneur, ou son plus proche Parent. Fondée sur cet usage, la chaste Penelope ne crut pas plutôt qu’Ulysse avoit péri en Mer, qu’elle se mit à filer une Toile pour servir à Laerté’s, le Pere de son Epoux. Quoique cet Ouvrage soit très-fameux, dans la crainte que plusieurs de nos Dames n’en ignorent les circonstances, je vais les raporter ici telle qu’Homere, nous les donne par la bouche d’un des Amans de Penelope.

Citation/Devise► 1 « Elle nous amuse tous, dit-il, de belles esperances ; elle promet à chacun de nous en envoyant messages sur messages, & elle pense tout le contraire de ce qu’elle promet. Voici le dernier tour dont el-[242]le s’est avisée : Elle s’est mise à travailler dans son appartement à une Toile très-fine & d’une immense grandeur, & nous a dit à tous : Jeunes Princes, qui me poursuivez en mariage, puisque le divin Ulysse n’est plus, attendez, je vous prie, & permettez que je ne pense à mes nôces qu’après que j’aurai achevé cette Toile que j’ai commencée ; il ne faut pas que tout mon ouvrage soit perdu : Je la prépare pour les funerailles de Laërtes, quand la Parque cruelle l’aura livré à la mort, afin qu’àucune Femme des Grecs ne vienne me faire des reproches si j’avois laissé sans Drap mortuaire fait de ma main, un Homme si cher & qui possedoit tant de biens. C’est ainsi qu’elle parla, & nous nous laissâmes amuser par ses paroles. Le jour elle travailloit avec beaucoup d’assiduité, mais la nuit, dès que les torches étoient allumées, elle défaisoit ce qu’elle avoit fait le jour. Cette ruse nous a été cachée trois ans entiers mais enfin la quatriéme année étant venuë & presque finie, une de ses Femmes, qui étoit de la confidence, nous avertis de ce complot ; nous-mêmes nous l’avons surprise comme elle défaisoit cet ouvrage admirable, & nous l’avons forcée malgré elle de l’achever. » ◀Citation/Devise ◀Exemplum ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Voїez l’Odissée Liv. II. Pag. 70. de la Trad. de Mad. Dacier, impr. à Amsterdam en 1717.