Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXV. Discours
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Niveau 1
XXXV. Discours.
Citation/Devise
Tu ne quæsieris (scire
nefas) quem mihi, quem tibi
Finem Dî dederint, Leuconoé ; nec Babylonios
Tentâris numeros.
Finem Dî dederint, Leuconoé ; nec Babylonios
Tentâris numeros.
Hor. Lib. I. Ode Xi. I.
Leuconoé, nos jours sont comptez ; nul mortel n’en peut savoir le nombre ; cessez de vouloir pénetrer ce mystere, & d’avoir recours aux supputations des Astrologues.
Metatextualité
La Curiosité des Hommes
à l’égard de l’avenir & Rêve de l’Auteur à cette
occasion.
Metatextualité
La Curiosité des Hommes
à l’égard de l’avenir & Rêve de l’Auteur à cette
occasion.
Niveau 2
« L’Envie de connoître l’avenir est
une des plus fortes passions de l’Esprit Humain. Il est vrai
que, dans le langage ordinaire des Hommes, on appelle Sagacité
& Prudence, le Bonheur de prévoir des accidens qui peuvent
arriver ; mais, comme si les lumieres de la Raison ne leur
sufisoient pas, ils tâchent de penetrer dans l’avenir par une
voie plus courte. La Magie, les Oracles, les Présages, les jours
heureux, & tous les autres Artifices de la Superstition
doivent leur origine à cette puissante Cause. Animez par ce
Principe, qui est fondé sur l’amour propre, chacun s’interesse à
sa propre fortune, à la conduite de sa vie, au tems & à la
nature de sa mort. Si l’on se rappelle que nous
sommes des Agens libres, on trouvera que de pareilles recherches
sont absurdes. Une action, que nous aurions pû faire ou
negliger, est la cause d’un autre qui lui succede, & ainsi
tout le train de la vie est enchainé ensemble. La Douleur, la
Pauvreté ou l’Infamie sont une suite naturelle du Vice & de
l’Imprudence ; mais les Benedictions opposées accompagnent
d’ordinaire la Vertu ; & il y auroit de l’impieté à
prétendre que notre sort est determiné. Ce qui augmente beaucoup
le plaisir vient de ce qu’il arrive lors qu’on ne s’y attendoit
pas, & ce qui redouble la peine vient de ce qu’elle a été
prévûë. C’est pour toutes ces raisons & plusieurs autres que
nous devons être satisfaits de la portion qui nous est accordée,
& benir Dieu de ce qu’il a si bien proportioné toutes choses
à notre état, en sorte qu’il n’a pas moins déploïé sa bonté
infinie dans ce qu’il nous a permis de connoître que dans ce
qu’il a voulu nous cacher. Il n’est pas indigne de nous,
d’observer, que les recherches superstitieuses dans l’avenir
prévalent plus ou moins dans les diferentes Parties du Monde,
selon que les Arts liberaux & les Sciences y ont fait plus
ou moins de progrès. De-là vient qu’en Laponie les Enchantemens
magiques subsistent toûjours ; que dans les
endroits les plus reculez de l’Ecosse, quelques-uns jouïssent de
ce qu’ils appellent la seconde vûë, & que plusieurs de mes
Compatriotes voient quantité de Fées. Cette credulité est
presque generale en Asie, & la Science la plus rafinée s’y
borne à connoître les Amuletes, les Talismans, les Nombres
ocultes & autres Secrets de cette nature. Lors que j’étois
au grand Caire, je fis connoissance avec un bon Musulman, qui me
promit monts & merveilles lors qu’il seroit devenu premier
Ministre d’Etat, ce qu’un Docteur très-habile dans les Sciences
ocultes lui faisoit esperer. Il m’engagea même, à force de
sollicitations, d’aller apprendre ma destinée de ce fameux
Devin. Il ne m’en coûta qu’une petite somme pour obtenir sa
réponse ; mais il me fit atendre dans un apartement obscur qu’il
eut achevé toutes les Céremonies qui en devoient être un
prélude. J’avois une si grande pente à la Rêverie, même alors,
que je m’endormis sur le Sopha, où je m’étois placé, & que
j’y eus la Vision suivante, dont il y a peu de jours que j’ai
trouvé le détail entre mes Papiers. La vûe de toutes ces calamitez humaines me rendit muet pendant quelques milles. Ce fut
alors que, pour me décharger le cœur, je pris du papier, de
l’encre & une plume. & je couchai par écrit tout ce qui
s’est passé depuis dans mon Office de Spectateur.
Il y en avoit de toutes sortes de caracteres & de talens ;
les uns distinguez par des Titres honorables, & les autres
en Habits de Livrée ; mais ce qui m’étonna le plus, ce fut d’en
voir deux ou trois, entre mes Ennemis, vêtus de Robes noires. Ce
n’étoit pas un petit chagrin pour moi de voir quelquefois un
Homme m’aborder avec une mine refrognée, & me reprocher que
je l’avois satirisé, quoi que je ne l’eusse vû de ma vie, ni
même entendu parler de lui. Il en étoit autrement à l’égard des
Dames : Plusieurs devenoient mes Ennemies, par ce que je ne les
avois pas designées en particulier ; & d’autres, sur ce
qu’elles s’imaginoient que mes traits satiriques,
ou plutôt mes Censures, les regardoient. Toute ma consolation
fut de m’entretenir avec une demi-douzaine d’Amis, qui, à ce que
j’ai trouvé depuis, ont formé la Coterie, Je m’étois moqué bien des fois du Chevalier De Coverley
au milieu de mon Rêve, & je me divertis d’autant plus des
Galanteries de Mr. Honeycomb, lors que nous vinmes ensuite à
nous connoître, que j’avois prévu son Mariage avec la Fille d’un
Fermier. Le regret que j’eus de la mort de mes illustres
Camarades, mes soucis pour les interêts du Public, & toutes
les calamitez qui s’ofroient sans cesse à mes yeux, me faisoient
repentir de ma curiosité, lors que le Magicien entra dans la
Chambre, & qu’il m’éveillat pour me dire, qu’il alloit
commencer ses operations.
Rêve
Il me sembla d’abord que j’étois dans une vaste Plaine
sans bornes, où toutes les Nations du Monde, distinguées par
leurs Habits & leur Langage, étoient
assemblées en Corps. La Multitude alloit d’un bon pas, &
je me sentis porté à la joindre. Je découvris bientôt
quelques Personnages qui faisoient la plus belle figure.
Plusieurs, qui se distinguoient par la richesse de leurs
Castans ou par l’éclat de leurs Turbans, coudoïoient tous
les autres, & fouloient aux piez ceux qu’ils
renversoient en chemin ; mais je fus bien surpris de voir
que leur empressement ne servoit qu’à les amener plutôt à un
Echafaut, ou qu’à terminer leurs jours avec un Cordon de
soie. Quantité de belles Demoiselles s’avançoient d’un autre
côté remplies d’allegresse ; les unes dansoient jusqu’à ne
pouvoir plus se tenir de bout & être obligées de se
coucher par terre ; les autres se peignoient le Visage avec
des drogues si venimeuses, qu’elles en perdoient le nés.
J’entendis à cette occasion une troupe de Gens qui
éclatoient de rire à la vûe d’un si triste spectacle. Je
voulus tourner la tête pour voir qui c’étoit, & je les
vis occupez à se remplir les poches d’Or & de
Pierreries ; mais dès qu’ils ne sûrent plus où les mettre,
ces miserables, saisis de crainte & d’horreur,
dessecherent peu à peu & moururent de faim en ma
presence.
Autoportrait
Occupé de cette maniere à servir le
Public, j’eus le chagrin de voir que mes semblables ne me
païoient que d’ingratitude. Jamais pauvre Auteur n’a été si
exposé aux attaques des Ecrivains de Brochures, qui
marchoient quelquefois tête levée contre moi ; mais qui le
plus souvent tiroient sur moi à l’abri de quelque Boulevard,
ou qui sortoient tout d’un coup de quelque embuscade.
Metatextualité
dont j’ai si souvent parlé dans mes Discours.