Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXIV. Discours
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Niveau 1
XXXIV. Discours.
Citation/Devise
Ὁ ἄνθρωπος εὐεργετὸς
πεφυκὼς.
M. Anton. Lib. IX. ad fin.
L’Homme est né pour faire du bien.Metatextualité
L’Humeur bienfaisante,
quoique naturelle aux Hommes, est exposée à bien des
obstacles, qu’il faut tâcher de vaincre.
Metatextualité
L’Humeur bienfaisante,
quoique naturelle aux Hommes, est exposée à bien des
obstacles, qu’il faut tâcher de vaincre.
Niveau 2
Quoique l’humeur interressée & peu
communicative soit fort en vogue dans le Monde, il n’en faut pas
conclure que c’est le temperament de tous les Hommes en genéral,
puisqu’il y en a qui se plaisent à faire du bien, & dont le
bonheur, pour ainsi dire, est plutôt réflechi que direct &
immédiat. D’ailleurs, quoique ces Ames nobles & genéreuses
soient en petit nombre, & si élevée au-dessus
de la Multitude, qu’on les croiroit d’une autre éspéce, avec
tout cela leur nature est la même, conduite par les mêmes
ressorts, & douée des mêmes qualitez essentielles, mais
cultivées & rafinées par l’Education. L’Eau est le même
corps fluide en Hiver & en Eté ; lorsqu’elle est tournée en
glace par la rigueur du froit, ou qu’elle arrose & rejouït
les Campagnes au long & au large. Le propre du cœur de
l’Homme est d’aimer à se répandre ; il souhaite du bien à toute
la vaste étendue de la Création, & s’il y en a quelques-uns
comme on en voit que trop, qui renfermez en eux-mêmes ne
cherissent que leur individu, sans paroître s’intéresser à ceux
de leur Espéce, il faut croire que leur bon-naturel est glacé,
& qu’il est arrêté dans ses operations par la force
prédominante de quelque qualité contraire. Je tâcherai donc de
marquer ici quelques-uns des principaux obstacles qui s’opposent
à ce généreux panchant de nos Ames, pour voir s’il y a moïen d’y
remedier & de le rétablir dans l’exercice libre de ses
fonctions naturelles. La premiere & la principale Cause est
le malheureux temperament du Corps. Les Païens, qui ne
connoissoient pas la veritable source du Mal moral,
l’attribuoient sur tout à l’obliquité de la
Matiere, laquelle étant supposée éternelle & indépendante,
aucune de ses proprietez ne pouvoit être changée, non pas même
par la toute-puissance de Dieu, qui, lorsqu’il vint à en former
le Monde, fut obligé de la prendre telle qu’il la trouva. Cette
idée, aussi bien que la plûpart de celles qu’ils ont, est un
mélange de Verité & d’Erreur. Avancer que la Matiere est
éternelle, que, depuis sa premiere union avec une Ame, elle a
perverti ses inclinations, & que la maligne influence
qu’elle a sur l’Esprit ne sauroit être corrigée par Dieu
lui-même, ce sont-là de grandes Erreurs, ausquelles une Verité
qui n’est pas moins évidente peut avoir donné lieu, je veux dire
que les facultez & les dispositions de l’Ame dépendent, en
grande partie, du temperament du Corps. Ainsi qu’il y a des fous
naturels, de même il y a des Fripons qui sont tels par le seul
effet de la machine, & l’on peut dire en particulier de
plusieurs, qu’ils sont nez avec un tour d’Esprit qui les porte à
1’Avarice ; que la matiere qui les compose est aussi tenace que
de la Glu, & qu’une espéce de Crampe leur serre les mains
& le cœur, ensorte qu’ils ne veulent jamais les ouvrir, à
moins que ce ne soit pour attraper plus qu’ils ne donnent, ou
qu’il ne possedent. Il faut avouër que c’est une
malheureuse constitution ; mais elle est accompagnée d’un
avantage sur ceux qui n’auroient pas moins de peine à s’abstenir
de rendre de bons offices, que les autres en ont à s’acquiter de
ce devoir ; je veux dire qu’au lieu que les Personnes d’un
naturel genereux prennent souvent l’Instinct pour la Vertu, à
cause de la difficulté qu’il y a de distinguer lorsque c’est
l’un ou l’autre de ces Principes qui les gouverne ; celles d’un
Caractére opposé peuvent être plus certaines du Motif qui les
anime dans chaque action. Si les derniers ne sauroient accorder
un Bienfait avec cet air libre & cette franchise qui sont
necessaire pour y donner quelque grace aux yeux du Public ; en
échange, le merite réel de l’action est relevé par la difficulté
qu’ils ont à vaincre leur penchant. La force de leur Vertu
paroît en ce qu’elle surmonte le poids de la Nature, &
toutes les fois qu’ils prennent la résolution de s’acquiter de
leur devoir, ils sacrifient leur Inclination à la Conscience,
qui est toujours prête à dédomager ceux qui la suivent Peut-être
que l’entiere guérison de cette mauvaise qualité est pas moins
impossible que celle de quelque maladies hereditaires.
Cependant, s’il y a moïen d’y réussir, il me semble qu’une suite
continuée & opiniâtre de genérositez en
pourroit venir à bout, & qu’on se formeroit par-là une
Habitude morale, qui serviroit de contrepois à la force du
Méchanisme. Mais on ne doit perdre aucune occasion, sous quelque
prétexte que ce soit, de faire du bien, puisque la moindre
interruption peut donner lieu à la Nature, qui est sans cesse
aux aguets, de reprendre son ancien pli, & de recouvrer en
peu de jours tout le terrain qu’elle avoit perdu en plusieurs
années. Il y a du moins cette difference entre les Habitudes de
l’Esprit & celles du Corps, que les dernieres n’ont besoin,
pour se fortifier, que de n’être pas opposées, au lieu que les
autres doivent être rafraichies & renouvellées à toute
heure, autrement elles s’affoiblissent & s’éteignent à la
fin. Cela même nous insinue la raison pourquoi il faut plus de
temps en genéral aux bonnes Habitudes pour s’enrasiner qu’aux
mauvaises, & qu’il leur en faut moins pour s’anéantir ;
c’est que les vicieuses (l’Yvrognerie par exemple) laissent de
profondes traces dans le Corps, ce qui n’arrive pas à l’égard
des autres, qui doivent ainsi être maintenues par la même voie
qu’elles sont acquises je veux dire à force d’industrie, de
resolution & de vigilance. Un autre obstacle
qui empêche les effets de la Genérosité est l’Amour du monde,
qui vient d’une fausse idée que l’on a, que, pour se rendre la
vie heureuse, on doit accumuler quantité de Biens temporels.
Ceux-ci sont d’une telle nature, que le partage en cause la
diminution, & que, plus il y a de possesseurs, moins il en
revient à chacun en particulier. Il s’ensuit de-là qu’ils se
regardent les uns les autres de mauvais œuil, & que, tous
embarquez dans le même dessein, ils s’imaginent que l’un ne
sauroit l’obtenir que ce ne soit au préjudice de l’autre. De-là
viennent ces Concurrences outrées pour les biens & les
Honneurs ; de-là vient que le succès de l’un fait la misere de
l’autre, & que tous semblables à des Rivaux qui en veulent à
la même Maitresse, à peine ont-ils entre eux la Charité la plus
commune. Ce n’est pas qu’ils soient disposez naturellement à
s’injurier ou à se vouloir du mal ; mais il est naturel à chaque
Homme de se préferer à tous les autres, & d’avoir soin en
premier lieu de son propre intérêt. Si ce en quoi les Hommes
font consister leur bonheur étoit, comme la Lumiere, un Bien
universel & sufisant pour tous, soit qu’il y en ait dix
mille qui en jouissent, ou un seul, nous verrions que leur
Bienveillance & leur Genérosité seroient aussi
universelles. « Celui, dit Ennuis, qui a l’honêteté de montrer
le chemin à un Homme qui s’est égaré, ne fait, pour ainsi dire,
que lui communiquer la lumiere de sa Lampe, qui ne sert pas
moins ensuite à l’éclairer lui-même : » Mais par malheur les Hommes s’accordent à
choisir des Objets, qui les engagent inévitablement dans des
Disputes continuelles. Aprenez, donc, en Hommes sages, à estimer
les choses ce qu’elles valent. Ne souhaitez pas des biens de ce
Monde plus qu’il ne vous en faut pour passer la vie avec quelque
douceur ; regardez tout ce qui est au-delà non seulement comme
inutile, mais comme un veritable fardeau. Ne placez pas votre
Bonheur dans les choses que vous ne sauriez obtenir sans en
priver les autres, & les rendre ainsi vos Ennemis ; &
qui une fois obtenues vous donneront plus d’embarras pour les
garder, que du plaisir pour leur jouïssance. La Vertu est un
Bien d’une Nature plus noble ; il s’accroît par la
communication, & il ressemble si peu aux Richesses
mondaines, que plus il se trouve répandu en
differentes mains, plus le Fonds de chacun augmente. C’est une
Lumiere qui sert à éclairer les Hommes & plus il y en a qui
en jouïssent, plus elle brille avec éclat, non seulement dans le
genéral, mais aussi dans chaque Particulier. Enfin,
souvenez-vous que, si les Richesses sont un moïen de se procurer
des plaisirs, le plus grand qu’elles puissent donner est celui
de faire du bien. D’ailleurs, l’activité des organes de nos Sens
est très-bornée, & nos Apétits sont bientôt satisfaits :
Quel sera donc l’Homme le plus heureux ? Ou celui qui n’a égard
qu’à la satisfaction de ses Apétits, & qui ne peut ainsi
goûter que des plaisirs fort courts ? Ou celui qui compte avoir
part à la satisfaction des autres, sur tout à celles qui leur
procure lui-même & qui par ce moïen donne de l’étendue à la
sphere de son Bonheur ? Le dernier obstacle, dont je parlerai,
& qui s’oppose à l’Humeur bienfaisante est l’Inquiétude en
genéral, d’où qu’elle vienne. Un Esprit agité par le crime, ou
mécontent, un Esprit troublé par la mauvaise fortune, déconcerté
par ses passions, aigri par la négligence, ou depité par quelque
revers, n’a pas le loisir d’examiner la justice & le besoin
d’un service qu’on lui demande, ni du goût pour ces plaisirs qui
accompagnent la Genérosité, & qui ne
touchent qu’un Esprit calme adonné à la Vertu. Le plus miserable
de tous les Etres est celui qui a le plus d’envie, & celui
qui jouït du plus grand bonheur est le plus communicatif. Si
vous cherchez le siege de l’Amour parfait, vous ne le trouverez
que dans le sejour des Bienheureux, où la Felicité, semblable à
un Ruisseau rafraichissant passe d’un Cœur à l’autre dans une
circulation perpetuelle, & ne conserve sa douceur & sa
pureté que par ce mouvement. C’est un Avis fort ancien, que
celui qui veut demander quelque grace à un autre doit prendre
son temps, lorsqu’il le voit de bonne humeur & prêt à ne
rien refuser. Ceux qui sont convaincus de leur integrité,
satisfaits d’eux-mêmes & de leur état, pleins de confiance
en l’Etre suprême, & de l’esperance d’une Immortalité
glorieuse envisagent tout ce qui les environne d’un œuil rempli
de bienveillance. Comme des Arbres plantez dans un terroir
fertile, ils sont chargez de fruit, sous le poids duquel leurs
branches plient, & l’ofrent à tous ceux qui en veulent
cueillir. En un mot, si l’Esprit n’a pas cette tranquillité,
c’est une marque infaillible qu’il n’est pas dans son état
naturel. Vous n’avez qu’à l’y remettre, & vous le verrez
d’abord suivre sa pente qui l’oblige à être
bienfaisant.
Citation/Devise
1Homo qui
erranti comiter monstrat viam,
Quasi lumen de suo lumine accendat, facit,
Nihilominus ipsi luceat, cum illi accenderit.
Quasi lumen de suo lumine accendat, facit,
Nihilominus ipsi luceat, cum illi accenderit.
1Apud Cicer.. Lib. I. Offic.