Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXIII. Discours

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XXXIII. Discours.

Zitat/Motto

Solemque suum, sua sidera nôrunt.

Virg. Ӕneid. VI. 641.

Les Habitans de ces lieux-là connoissent leur Soleil & leurs Astres.

Metatextualität

Sur la nature de l’Ame, & du Bonheur pont elle jouïra dans le Ciel.

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Je me suis toûjours fait un vrai plaisir d’examiner les sentimens que les Hommes de différentes Religions, de divers tems & de divers Païs ont eu sur l’Immortalité de 1’Ame, & le Bonheur qu’ils esperent obtenir dans une autre Vie. Nous voïons du moins, à quelques préjugez & à quelques erreurs que la Nature Humaine soit exposée, que tous les Peuples, conduits par la Raison, ou une Tradition venue de nos premiers Peres, ont eu de ces deux grands Articles quelque idée qui aproche de la Verité & de ce que la Revelation Divine nous en a découvert. Je m’entretenois en dernier lieu sur ce chapitre avec un Savant de mes Amis qui a fait un long sejour dans les Quartiers les plus Occidentaux de l’Afrique. Il me dit qu’il avoit raisonné avec plusieurs des Habitans du Païs, & que l’idée qu’ils ont du Ciel ou d’un Bonheur à venir est celle-ci, Que tout ce que nous y souhaiterons se presentera d’abord à nous. Nous trouvons, disent-ils, que nos Ames sont d’une telle nature qu’elles se plaisent à la diversité, & qu’elles ne sauroient contempler toûjours les mêmes Objets. De là vient, ajoutent-ils que l’Etre suprême, qui leur a donné ce gout ou ce penchant, satisfera tous leurs desirs. Si nous avons envie de nous promener dans des Bocages ou sous des Berceaux, au milieu des Fontaines & des Cascades, cette Scéne paroîtra d’abord à nos yeux. Si nous voulons entendre les sons mélodieux de la Musique, aussitôt il y aura un Concert autour de nous, & tout le voisinage retentira d’une douce Harmonie. En un mot, chacun de nos desirs sera immédiatement suivi de la jouïssance. D’ailleurs il n’importe pas beaucoup de savoir si Dieu créera de nouveau tout ce que nous pouvons souhaiter, ou s’il produira cet effet sur notre Imagination. Dans l’un & l’autre de ces deux cas, notre Bonheur sera toûjours le même, soit qu’il vienne des Objets exterieurs, ou des impressions de la Divinité sur notre Cerveau. C’est là ce que j’ai oui dire à mon illustre Ami. Quoique cette créance soit en general chimerique, il y a quelque chose de sublime dans cette maniere de considerer l’influence du souverain Maître de l’Univers sur nos Ames. Elle est aussi fondée sur la Verité, de même que la plûpart des autres Opinions du Paganisme sur ces Points importans, en ce qu’elle supose que les Ames des Gens de bien jouïront après cette vie d’un Bonheur parfait, & qu’il n’y aura, dans ce nouvel état, ni esperances vaines, ni desirs inutiles. Mais ce qui me plait davantage de tout le Systême, & qui vient d’une juste reflexion sur la Nature Humaine, est cette varieté de plaisirs qu’il atribue aus Ames des Personnes vertueuses dans un autre Monde. C’est ce que je trouve fort probable, soit qu’on ait égard aux lumieres de la Raison ou à celles de la Revélation. L’ame est douée de plusieurs facultez, comme de l’entendement & de la Volonté, aussi bien que de tous les Sens, externes & internes ; ou, pour s’exprimer d’une maniere plus philosophique, l’Ame peut se repandre en differentes sortes d’action. Elle peut entendre, vouloir, imaginer, voir, ouïr, aimer, discourir, & s’apliquer à quantité d’autres exercices de differente nature ; mais ce qui merite le plus notre atention, c’est que l’Ame est capable de recevoir le plaisir le plus vif de l’exercice de ses facultez, lors qu’elles jouissent des Objets qui leur sont propres ; elle peut être fort heureuse par la satisfaction de la Mémoire, de la Vûe, de l’Ouïe, & de tout autre Perception. Chaque faculté est comme un Goût distinct dans l’Esprit, qui a ses Objets particuliers. Le Docteur Tillotson dit quelque part, qu’il n’oseroit déterminer en quoi consiste la felicité des Bienheureux dans le Ciel, parce que Dieu peut rendre l’Ame heureuse en mille & mille manieres diférentes. Outre toutes les sources de plaisir dont l’Ame jouït dans cette Vie ; il n’est pas impossible, suivant l’opinion de plusieurs célebres Théologiens, qu’il n’y ait de nouvelles Facultez dans les Ames des Gens de bien rendues parfaites, de même que de nouveaux Sens dans leurs Corps glorifiez. Nous sommes sûrs du moins qu’il s’ofrira de nouveaux Objets à toutes les Facultez qui nous sont essentielles. Nous devons remarquer aussi que chaque Faculté particuliere peut être emploïée sur une grande varieté d’Objets. L’Entendement, par exemple, peut devenir heureux dans la contemplation des Veritez morales, physiques, mathématiques, ou de tout autre espece. La Mémoire peut se tourner aussi à une infinité d’Objets, sur tout lorsqu’elle aura passé à travers une durée de plusieurs milliers de siécles, & reflechira avec plaisir sur l’Eternité. Toute autre Faculté peut être envisagée dans la même étendue. On ne sauroit douter que le Bonheur d’une Ame ne soit proportionné à sa nature, & que toutes ses Facultez ne soient emploïées & mises en œuvre. Le Bonheur regarde l’Homme tout entier, & il nous est aisé de concevoir celui de l’Ame, lors que chacune de ses Facultez jouïra de son souverain Bien. Plus la Faculté est exquise, plus son Bonheur sera grand ; mais comme toute l’Ame agit dans l’exercice de chacune de ses Facultez particulieres, aussi toute l’Ame est heureuse dans le plaisir qui naît de quelcun de ses actes en particulier. En effet, quoi que nous divisions l’Ame en plusieurs Facultez, ainsi que je l’ai déja insinué & qu’un des plus grands Philosophes modernes l’a remarqué, il n’y a pas une telle division dans l’Ame, puisque c’est l’Ame toute entiere qui se ressouvient, qui entend, qui veut, ou qui imagine. Notre maniere de concevoir la Memoire, l’Entendement, la Volonté, l’Imagination, & les autres Facultez de l’Ame n’est que pour être en état de nous mieux exprimer sur des sujets si abstraits, & non pas pour insinuer qu’il y ait une pareille division dans l’Ame même. Puis donc que l’Ame est douée de plusieurs Facultez, ou, en d’autres termes qu’elle a diférentes manieres d’agir ; qu’elle peu être souverainement heureuse, ou goûter un plaisir extrême par l’usage de ces Facultez ; qu’elle en peut avoir plusieurs autres cachées, qu’elle n’est pas en état de produire dans ce Monde ; que nous ne la saurions croire douée de quelque faculté qui lui soit inutile ; que lorsque quelcune de ces Facultez jouït d’un plaisir transcendant, l’Ame est dans un état heureux ; enfin puisque le Bonheur d’une autre Vie doit être le Bonheur de l’Homme tout entier, qui peut douter qu’il n’y ait une infinie varieté dans les plaisirs dont nous parlons & que cette plenitude de joïe ne consiste dans tous ces plaisirs que la nature de l’Ame est capable de recevoir. Nous admettrons plutôt cette Doctrine, si nous prenons garde à la varieté que l’Esprit Humain recherche. Il ne sauroit s’occuper toujours du même Objet, Ses Facultez se relevent tour à tour les unes les autres, & reçoivent un surcroit de plaisir par la nouveauté des Objets qui leur sont propres. La Revelation sert bien aussi à confirmer cette idée sous les differentes vûes qu’elle nous donne de notre bonheur à venir. Dans la description du Thrône de Dieu elle nous représente tous ces Objets qui peuvent satisfaire les Sens & l’Imagination. Elle nous insinue en divers endroits tout le bonheur que l’Entendement peut recevoir dans cet état, où toutes choses nous seront revelées, & où nous connoitrons, de même que nous sommes connus ; elle nous parle des transports de la Dévotion & de l’Amour Divin, du plaisir qu’il y aura de converser avec notre bienheureux Sauveur, avec une Armée innombrable d’Anges, & les Esprits des Justes rendus parfaits. Elle nous entretient aussi de ces Hierarchies, ou Gouvernement, où les Bienheureux seront placez les uns au dessus des autres, & en quoi nous pouvons être assûrez qu’une grande partie de notre Bonheur consistera ; puisqu’il n’en sera pas là comme dans ce Monde, où chacun tend au pouvoir & à la superiorité ; au lieu que dans le Ciel, chacun satisfait de son Poste croira, selon toutes les apparences, qu’il ne seroit pas si heureux dans toute autre situation. Tous ces avantages & plusieurs autres de la même nature, que la Revélation Divine fait entrer dans notre Bonheur céleste, emporte cette grande variété de joïe & de plaisirs, cette satisfaction universelle de l’Ame dans toutes ses facultez dont j’ai discouru jusques-ici. Quelques Rabins nous disent que les Cherubins sont un Ordre d’Anges qui savent le plus, & les Seraphins un de ceux qui aiment le plus. Je n’examinerai pas si cette distinction est bien ou mal-fondée ; mais il est très-probable qu’entre les Esprits des Justes glorifiez, il y en aura quelques-uns qui se plairont davantage dans l’exercice d’une certaine Faculté que dans celui d’une autre, & cela peut-être suivant ces innocentes Habitudes ou ces Inclinations vertueuses qu’ils ont contractées dans ce Monde. Je pourrois apliquer cette idée aux Esprits des Méchans, à l’égard des peines qu’ils endureront dans chacune de leurs Facultez, & des differentes tortures que chacune d’elles soufrira en particulier. Mais j’en laisse le soin à mes Lecteurs, & je me borne à observer, pour conclusion que nous devons de très-humbles actions de grace à notre divin Maître, de ce qu’il nous a donné l’existence, & rendu nos Ames capables d’une si grande varieté de plaisirs. Nous voïons par combien d’avenues diférentes la joïe & le plaisir peuvent entrer dans l’Esprit de l’Homme, & qu’il est formé d’une maniere si merveilleuse, qu’il Peut obtenir sa propre satisfaction, & goûter jusqu’où va la bonté de son Créateur. Nous avons donc sujet de nous regarder avec étonement & admiration, sans pouvoir jamais bien exprimer notre gratitude envers celui qui nous a comblez de tant de benedictions, & qui nous a ouvert tant de voies differentes pour en jouïr. II n’y pas de plus forte Preuve que Dieu nous a destinez pour un heureux état à venir, & pour cette Gloire celeste qu’il nous a revelée, que celle qui se tire des qualitez dont il a orné l’Ame, & qui la rendent capable de recevoir tant de bonheur. Il ne sauroit jamais avoir fait de telles Facultez en vain, non plus que nous en avoir enrichis, si elles ne pouvoient s’exercer sur les Objets qui leur conviennent. Il est très-clair, par la formation interieure de nos Esprits qu’il les a disposez à goûter une infinie varieté de plaisirs, qui ne se trouvent pas dans cette Vie. De sorte que nous devons toujours prendre garde à ne pas frustrer ses gracieux desseins envers nous, & à ne pas emploïer ces Facultez, qu’il nous a données pour notre Bonheur & notre Recompense, à devenir les instrumens de notre Misere & de notre Punition,