Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXI. Discours

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XXXI. Discours.

Zitat/Motto

Jam ne igitur laudas, quod de Sapientibus alter.
Ridebat, quoties à limine moverat unum,
Protuleràtque pedem, flebat contrarius alter ?

Juv. Sat. X. 28.

Hé bien, n’estimez-vous pas à présent Démocrite & Héraclite, qui n’avoient pas plutôt mis le pié hors du Logis, qu’ils se moquoient, chaqu’un à sa maniere, des souhaits de la plûpart des Hommes ?

Metatextualität

Les Hommes distinguez en deux Bandes, celle des Enjouez, & l’autre des Serieux.

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On peut diviser les Hommes en deux Bandes, celle des Gais & celle des Serieux ; qui font les uns & les autres une assez bonne figure dans leur espece, pourvû que leurs humeurs respectives n’aillent pas jusqu’aux extremitez voisines, où elles ont une pente naturelle, & qu’elle ne degenerent pas, l’une en mélancholie bourrue, & l’autre en legéreté capricieuse. Les Esprits gais & de bonne humeur sont fort agreables dans la Conversation, lors qu’ils y repandent la joie à propos ; mais ils deviennent le fleau de la Societé, lorsqu’ils mêlent par tout une joie insipide, & qu’ils tournent en ridicule des sujets qui ne l’admettent pas. En effet, si le Ris est le propre des Créatures douées de Raison, l’excès a toûjours été regardé comme une marque de folie. D’un autre côté le Serieux a ses agrémens, lors qu’il est accompagné de douceur & de bienveillance, & il ne vient pas mal-à-propos pour moderer la joie de ceux avec qui nous conversons. Ces deux sortes d’Hommes, quoi que chacune brille dans son Caractere particulier, ont naturellement quelque antipathie les uns pour les autres. Y a-t-il rien de plus ordinaire que d’entendre des Gens d’une humeur serieuse & d’une Morale rigide déclamer contre les Vanitez & les Folies de la Jeunesse qui ne respire que la Joie, & de les voir regarder avec une espece d’horreur des Divertissemens qui ne sont point criminels en eux-mêmes, & qui ne le deviennent que lors que le Cœur s’y attache trop ? Je n’ai pû m’empêcher de sourire en lisant un endroit de la Vie de Baxter écrite par lui-même, où il se felicite comme d’un grand bonheur, de ce que dans sa jeunesse peu s’en falut qu’il n’obtint un Emploi à la Cour, & de ce qu’il le manqua. Il faut avouër qu’une Humeur badine & legere porte un Homme à n’être pas sur ses gardes & l’expose à succomber sous toutes les tentations qui l’attaquent. Elle favorise toutes les aproches du Vice, & afoiblit tous les éforts de la Vertu. De là vient qu’un célébre Ministre d’Etat, sous la Reine Elizabeth, après avoir quité la Cour & renoncé à toutes les affaires publiques, pour s’attacher aux devoirs de la Religion, lors que quelcun de ses anciens Amis lui alloit rendre visite, avoit toûjours ce mot d’avis à la bouche, Soiez serieux. Un fameux Auteur Italien de la même trempe éxalte beaucoup les avantages de l’Humeur serieuse, & nous dit fort gravement, qu’il souhaitteroit, pour le bonheur du Genre Humain, avoir en sa garde la Caverne de Trophonius, qui contribueroit plus, ajoute-t-il à corriger les Hommes de leurs vices que toutes les Maisons de Discipline qu’il y a en Europe. On trouve une description fort exacte de cette Caverne dans Pausanias, qui nous dit qu’elle ressembloit à un grand Four, & qu’il y avoit quantité de vapeurs, qui rendoient les Gens plus serieux & pensifs qu’à l’ordinaire, en sorte que tout Homme qui y étoit entré une fois ne rioit plus de sa vie. Aussi avoit-on accoûtumé de dire en ce tems-là de ceux qui avoient l’air sombre & mélancholique, qu’ils ressembloient à un Homme qui venoit de la Caverne de Trophonius. Pour les Ecrivains d’une humeur enjouée, ils n’ont pas été moins severes contre ceux du Parti opposé, & ils ont eu même cet avantage de les avoir attaquez avec plus de tours d’Esprit & de vivacité. Après tout, si le temperament d’un Homme étoit à sa disposition, je ne croi pas qu’il voulut être de l’un ou de l’autre de ces deux Partis ; puis que le Caractere le plus solide est formé de l’un & de l’autre. On ne doit pas se piquer de vivre en Hermite, ni d’être un Boufon. La nature Humaine n’est pas si miserable, qu’elle nous reduise à nous plonger dans la Mélancholie ; ni si heureuse, qu’elle nous engage à ne respirer que la joie. En un mot, on ne doit pas vivre comme s’il n’y avoit point de Dieu au Monde ; ni, en même tems comme s’il n’y avoit point d’Hommes.