Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXIX. Discours
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XXIX. Discours.
Zitat/Motto
Molle meum levibus cor
est violabile telis
Ovid. Ep. Sapph. vs. 79.
Mon cœur est si tendre, qu’il est sensible à tous les traits de l’Amour.
Ebene 2
Metatextualität
Lettre d’un jeune Homme d’une
complexion fort amoureuse. Le Cas de celui qui m’a
écrit la Lettre suivante a quelque chose de si particulier
& de si bizarre, que je me fais un vrai plaisir de la
communiquer au public.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, Allgemeine Erzählung
« Je suis très-convaincu qu’il n’y a
point d’Homme sur la Terre plus impertinent ni plus
incommode que nous autres Amoureux de profession.
Nous nous plaignons de la cruauté de notre sort à
des gens qui n’y prennent pas le moindre interêt
& nous cherchons sans cesses à fortifier une
Passion qui ne sert qu’à nous tourmenter. Malgré cet
aveu, je ne saurois m’empêcher de vous faire part,
de mon état. Vous saurés donc, Monsieur, que, depuis
mon Enfance, l’inclination qui m’a toujours le plus
dominé a été le desir de me rendre agréable au beau
Sexe. Je suis dans ma vingt & uniéme année,
& il y a long-temps que j’aurois pris une
fidelle Compagne, s’il n’avoit plu à
mon Pere, qui a gagné un bien assez considerable
& qui s’est acquis la reputation d’un Homme
prudent, de tenir pour Maxime qu’il n’y a rien de
plus opposé à la fortune d’un jeune Homme que de se
marier trop tôt, & qu’aucun ne doit penser à ces
nœuds sacrez à moins qu’il ne soit parvenu à l’âge
de vingt-six ans. Instruit de ses idées la-dessus,
je crus qu’il étoit inutile de m’adresser à de
riches Demoiselles, qui attendent un Douaire
proportioné à leur Bien ; de sorte que toutes mes
Amours jusques-ici n’ont eu en vûe que de pauvres
Filles sans Dot, Mais pour vous donner une juste
idée de ma conduite, je ne scache pas qu’il y ait de
meilleur expedient, que celui de vous faire en peu
de mots, le détail de ma vie. Je n’ai pas oublié que
chez mes Maîtresses d’Ecole, toutes les fois que les
Vacances venoient, je voulois être toujours avec la
petite Demoiselle qui étoit en Couches, & que
j’étois constamment un des premiers à jouër un Rôle
dans la Comédie du Mari & de la Femme. Cette
passion d’être bien auprès du beau Sexe augmentoit
de plus en plus à mesure que j’avançois en âge. à
l’Ecole de Danse, je m’attirois tant de disputes
avec les autres Ecoliers pour avoir la jeune
Demoselle <sic> qui me plaisoit
le mieux, qu’une nuit de Bal, j’avois d’ordinaire
tout le Nés en sang, avant que nos Meres s’y
rendissent. Mon Pere, en Homme sage & prudent,
me fit abandonner cette agréable Scéne pour
m’envoier à une Ecôle mieux disciplinée, ou
<sic> j’apris le Latin & le Grec.
J’essuiai bien de rudes fatigues dans cet Endroit,
jusqu’à ce qu’on trouva bon de m’envoïer à
l’Université, quoi qu’à dire le vrai, je ne serois
pas allé si-tôt à ce noble sejour des Muses, si l’on
n’avoit découvert une intrigue entre moi & la
Gouvernante de mon Maître ; Je l’avois si bien
gagnée par mon éloquence, que, malgré son âge
avancé, peu s’en faloit que je ne l’eusse amenée à
vouloir m’épouser. A mon arrivée à Oxford, je
trouvai la Logique une étude si séche, qu’au lieu de
m’entretenir avec les Morts, je m’adressai bientôt
aux Personnes vivantes. Ma premiere Maîtresse fut
une jolie Fille, que je nommerai Partenope, &
dont la Mere vendoit de la Biere douce faite sans
Houblon tout auprès des murailles de la Ville. Sur
ce que l’Inspecteur du Collége m’y avoit souvent
atrapé, je me vis enfin réduit, pour mettre à
couvert la réputation de ma Belle, à lui déclarer
que mes desseins étoient bons & honétes. Là-dessus je fus renvoïé incessamment à
la maison Paternelle ; mais bientôt après Partenope
fut mariée à un Cordonier ; de sorte qu’on me permit
de retourner à Oxford. J’y eu pour seconde Maîtresse
la Fille de mon Tailleur, qui m’abandonna pour
l’amour d’un jeune Barbier. Je me plaignis de cette
infortune à un de mes intimes Amis, qui, au lieu de
me consoler, eut la cruauté de me demander avec un
souris malin, Si l’Aiguille pouvoit tourner d’un
autre côté que vers le 1Pole ? Je devins
ensuite éperdûment amoureux d’une jeune Merciere,
& enfin de la vieille Servante qui faisoit mon
Lit. Là-dessus je fus banni de l’Université pour
toujours comme un Rustique, indigne de vivre parmi
les Gens de Lettres. De retour à la Maison, je
m’apliquai si bien à l’Etude, & je contractai
une humeur si reservée, faute de voir la Compagnie
qui m’étoit la plus agréable, que mon Père crut
pouvoir me hasarder au Temple, pour y étudier en
Droit. Huit jours après qu’il m’y eut envoïé, je
commençai de nouveau à briller, & je devins amoureux d’une très-jolie Demoiselle, qui
àvoit toutes sorte de bonnes qualitez, aux richesses
près. Avec les frequentes occasions que j’avois de
l’entretenir & de lui dire toutes les douceurs
qu’un Cœur tendre & sensible pouvoit m’inspirer,
nous en vinmes bientôt à parler de notre Mariage ;
Mais, pour notre malheur commun, lorsqu’elle n’étoit
pas au Logis, je tenois à peu près les mêmes
discours à sa Sœur aînée, qui est aussi bien jolie.
Cependant je puis vous assurer, Mr. le Spectateur,
que je n’avois pour elle aucune tendresse
particuliere ; mais tout-à-fait novice dans la
conversation des Hommes, & entraîné
invinciblement à m’associer avec les Femmes, je
n’entendois aucun autre Langage que celui de
l’Amour. Je vous serois d’ailleurs très-obligé si
vous pouviez me tirer de l’embarras où je me trouve
à présent. J’ai écrit à mon bon Homme de Pere à la
Campagne, pour lui demander la permission d’épouser
la plus jeune des deux Sœurs ; & leur Père, qui
ne savoit pas mieux, lui a écrit par la même Poste,
que je recherchois depuis quelque temps sa Fille
aînée. Là-dessus, mon vieux Têtu me répond, qu’il
est si ennuïé d’entendre toutes mes fredaines, qu’il
a résolu de m’embarquer auplutôt pour
la Mer du Sud. J’ai eu tant de fois occasion de
parler de la Mort dans mes Entretiens amoureux,
qu’il n’y a pas grand mal, ce me semble, à s’y
exposer : de sorte que, si mon vieux Campagnard
persiste dans son dessein, je l’avertis ici que j’ai
déja tous les Instrumens necessaires pour la
délivrance des Amans desesperez : Qu’il y prenne
donc bien garde & qu’il se souvienne que, par
son opiniatreté mal-entendue, il peut se priver
lui-même d’un Fils qui feroit les délices de ses
vieux jours, ravir au Monde un jeune Avocat qui
promet beaucoup, à ma Maitresse un Amant passioné,
& à vous, Mr. le Spectateur, un de vos plus
fidéles Admirateurs, » Jeremie Lamoureux.
Ebene 2
Metatextualität
Lettre d’un jeune Homme d’une
complexion fort amoureuse.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, Jeremie Lamoureux.
Allgemeine Erzählung
« Je suis très-convaincu qu’il n’y a
point d’Homme sur la Terre plus impertinent ni plus
incommode que nous autres Amoureux de profession.
Nous nous plaignons de la cruauté de notre sort à
des gens qui n’y prennent pas le moindre interêt
& nous cherchons sans cesses à fortifier une
Passion qui ne sert qu’à nous tourmenter. Malgré cet
aveu, je ne saurois m’empêcher de vous faire part,
de mon état. Vous saurés donc, Monsieur, que, depuis
mon Enfance, l’inclination qui m’a toujours le plus
dominé a été le desir de me rendre agréable au beau
Sexe. Je suis dans ma vingt & uniéme année,
& il y a long-temps que j’aurois pris une
fidelle Compagne, s’il n’avoit plu à
mon Pere, qui a gagné un bien assez considerable
& qui s’est acquis la reputation d’un Homme
prudent, de tenir pour Maxime qu’il n’y a rien de
plus opposé à la fortune d’un jeune Homme que de se
marier trop tôt, & qu’aucun ne doit penser à ces
nœuds sacrez à moins qu’il ne soit parvenu à l’âge
de vingt-six ans. Instruit de ses idées la-dessus,
je crus qu’il étoit inutile de m’adresser à de
riches Demoiselles, qui attendent un Douaire
proportioné à leur Bien ; de sorte que toutes mes
Amours jusques-ici n’ont eu en vûe que de pauvres
Filles sans Dot, Mais pour vous donner une juste
idée de ma conduite, je ne scache pas qu’il y ait de
meilleur expedient, que celui de vous faire en peu
de mots, le détail de ma vie. Je n’ai pas oublié que
chez mes Maîtresses d’Ecole, toutes les fois que les
Vacances venoient, je voulois être toujours avec la
petite Demoiselle qui étoit en Couches, & que
j’étois constamment un des premiers à jouër un Rôle
dans la Comédie du Mari & de la Femme. Cette
passion d’être bien auprès du beau Sexe augmentoit
de plus en plus à mesure que j’avançois en âge. à
l’Ecole de Danse, je m’attirois tant de disputes
avec les autres Ecoliers pour avoir la jeune
Demoselle <sic> qui me plaisoit
le mieux, qu’une nuit de Bal, j’avois d’ordinaire
tout le Nés en sang, avant que nos Meres s’y
rendissent. Mon Pere, en Homme sage & prudent,
me fit abandonner cette agréable Scéne pour
m’envoier à une Ecôle mieux disciplinée, ou
<sic> j’apris le Latin & le Grec.
J’essuiai bien de rudes fatigues dans cet Endroit,
jusqu’à ce qu’on trouva bon de m’envoïer à
l’Université, quoi qu’à dire le vrai, je ne serois
pas allé si-tôt à ce noble sejour des Muses, si l’on
n’avoit découvert une intrigue entre moi & la
Gouvernante de mon Maître ; Je l’avois si bien
gagnée par mon éloquence, que, malgré son âge
avancé, peu s’en faloit que je ne l’eusse amenée à
vouloir m’épouser. A mon arrivée à Oxford, je
trouvai la Logique une étude si séche, qu’au lieu de
m’entretenir avec les Morts, je m’adressai bientôt
aux Personnes vivantes. Ma premiere Maîtresse fut
une jolie Fille, que je nommerai Partenope, &
dont la Mere vendoit de la Biere douce faite sans
Houblon tout auprès des murailles de la Ville. Sur
ce que l’Inspecteur du Collége m’y avoit souvent
atrapé, je me vis enfin réduit, pour mettre à
couvert la réputation de ma Belle, à lui déclarer
que mes desseins étoient bons & honétes. Là-dessus je fus renvoïé incessamment à
la maison Paternelle ; mais bientôt après Partenope
fut mariée à un Cordonier ; de sorte qu’on me permit
de retourner à Oxford. J’y eu pour seconde Maîtresse
la Fille de mon Tailleur, qui m’abandonna pour
l’amour d’un jeune Barbier. Je me plaignis de cette
infortune à un de mes intimes Amis, qui, au lieu de
me consoler, eut la cruauté de me demander avec un
souris malin, Si l’Aiguille pouvoit tourner d’un
autre côté que vers le 1Pole ? Je devins
ensuite éperdûment amoureux d’une jeune Merciere,
& enfin de la vieille Servante qui faisoit mon
Lit. Là-dessus je fus banni de l’Université pour
toujours comme un Rustique, indigne de vivre parmi
les Gens de Lettres. De retour à la Maison, je
m’apliquai si bien à l’Etude, & je contractai
une humeur si reservée, faute de voir la Compagnie
qui m’étoit la plus agréable, que mon Père crut
pouvoir me hasarder au Temple, pour y étudier en
Droit. Huit jours après qu’il m’y eut envoïé, je
commençai de nouveau à briller, & je devins amoureux d’une très-jolie Demoiselle, qui
àvoit toutes sorte de bonnes qualitez, aux richesses
près. Avec les frequentes occasions que j’avois de
l’entretenir & de lui dire toutes les douceurs
qu’un Cœur tendre & sensible pouvoit m’inspirer,
nous en vinmes bientôt à parler de notre Mariage ;
Mais, pour notre malheur commun, lorsqu’elle n’étoit
pas au Logis, je tenois à peu près les mêmes
discours à sa Sœur aînée, qui est aussi bien jolie.
Cependant je puis vous assurer, Mr. le Spectateur,
que je n’avois pour elle aucune tendresse
particuliere ; mais tout-à-fait novice dans la
conversation des Hommes, & entraîné
invinciblement à m’associer avec les Femmes, je
n’entendois aucun autre Langage que celui de
l’Amour. Je vous serois d’ailleurs très-obligé si
vous pouviez me tirer de l’embarras où je me trouve
à présent. J’ai écrit à mon bon Homme de Pere à la
Campagne, pour lui demander la permission d’épouser
la plus jeune des deux Sœurs ; & leur Père, qui
ne savoit pas mieux, lui a écrit par la même Poste,
que je recherchois depuis quelque temps sa Fille
aînée. Là-dessus, mon vieux Têtu me répond, qu’il
est si ennuïé d’entendre toutes mes fredaines, qu’il
a résolu de m’embarquer auplutôt pour
la Mer du Sud. J’ai eu tant de fois occasion de
parler de la Mort dans mes Entretiens amoureux,
qu’il n’y a pas grand mal, ce me semble, à s’y
exposer : de sorte que, si mon vieux Campagnard
persiste dans son dessein, je l’avertis ici que j’ai
déja tous les Instrumens necessaires pour la
délivrance des Amans desesperez : Qu’il y prenne
donc bien garde & qu’il se souvienne que, par
son opiniatreté mal-entendue, il peut se priver
lui-même d’un Fils qui feroit les délices de ses
vieux jours, ravir au Monde un jeune Avocat qui
promet beaucoup, à ma Maitresse un Amant passioné,
& à vous, Mr. le Spectateur, un de vos plus
fidéles Admirateurs, »
1Le mot Anglois, Pole, signifie non seulement les Poles du Monde, mais aussi une longue Perche de diverses couleurs qui sert d’Enseigne aux Barbiers. C’est une Equivoque, ou un jeu de mots, qu’on ne sauroit exprimer en François.