Lettre d’un jeune Homme d’une
complexion fort amoureuse.
Le Cas de celui qui m’a écrit la Lettre suivante a quelque chose de
si particulier & de si bizarre, que je me fais un vrai plaisir
de la communiquer au public.
Monsieur,
« Je suis très-convaincu qu’il
n’y a point d’Homme sur la Terre plus impertinent ni plus incommode
que nous autres Amoureux de profession. Nous nous plaignons de la
cruauté de notre sort à des gens qui n’y prennent pas le moindre
interêt & nous cherchons sans cesses à fortifier une Passion qui
ne sert qu’à nous tourmenter. Malgré cet aveu, je ne saurois
m’empêcher de vous faire part, de mon état. Vous saurés donc,
Monsieur, que, depuis mon Enfance, l’inclination qui m’a toujours le
plus dominé a été le desir de me rendre agréable au beau Sexe. Je
suis dans ma vingt & uniéme année, & il y a long-temps que
j’aurois pris une fidelle Compagne, s’il n’avoit plu à
mon Pere, qui a gagné un bien assez considerable & qui s’est
acquis la reputation d’un Homme prudent, de tenir pour Maxime qu’il
n’y a rien de plus opposé à la fortune d’un jeune Homme que de se
marier trop tôt, & qu’aucun ne doit penser à ces nœuds sacrez à
moins qu’il ne soit parvenu à l’âge de vingt-six ans. Instruit de
ses idées la-dessus, je crus qu’il étoit inutile de m’adresser à de
riches Demoiselles, qui attendent un Douaire proportioné à leur
Bien ; de sorte que toutes mes Amours jusques-ici n’ont eu en vûe
que de pauvres Filles sans Dot, Mais pour vous donner une juste idée
de ma conduite, je ne scache pas qu’il y ait de meilleur expedient,
que celui de vous faire en peu de mots, le détail de ma vie.
Je n’ai pas oublié que chez mes Maîtresses d’Ecole, toutes les fois
que les Vacances venoient, je voulois être toujours avec la petite
Demoiselle qui étoit en Couches, & que j’étois constamment un
des premiers à jouër un Rôle dans la Comédie du Mari & de la Femme. Cette passion d’être bien auprès
du beau Sexe augmentoit de plus en plus à mesure que j’avançois en
âge. à l’Ecole de Danse, je m’attirois tant de disputes avec les
autres Ecoliers pour avoir la jeune Demoselle <sic> qui me plaisoit le mieux, qu’une nuit de Bal, j’avois
d’ordinaire tout le Nés en sang, avant que nos Meres s’y rendissent.
Mon Pere, en Homme sage & prudent, me fit abandonner cette
agréable Scéne pour m’envoier à une Ecôle mieux disciplinée, ou
<sic> j’apris le Latin & le Grec. J’essuiai bien de rudes fatigues dans
cet Endroit, jusqu’à ce qu’on trouva bon de m’envoïer à
l’Université, quoi qu’à dire le vrai, je ne serois pas allé si-tôt à
ce noble sejour des Muses, si l’on n’avoit découvert une intrigue
entre moi & la Gouvernante de mon Maître ; Je l’avois si bien
gagnée par mon éloquence, que, malgré son âge avancé, peu s’en
faloit que je ne l’eusse amenée à vouloir m’épouser. A mon arrivée à
Oxford, je trouvai la Logique une étude si séche,
qu’au lieu de m’entretenir avec les Morts, je m’adressai bientôt aux
Personnes vivantes. Ma premiere Maîtresse fut une jolie Fille, que
je nommerai Partenope, & dont la Mere vendoit de
la Biere douce faite sans Houblon tout auprès des murailles de la
Ville. Sur ce que l’Inspecteur du Collége m’y avoit souvent atrapé,
je me vis enfin réduit, pour mettre à couvert la réputation de ma
Belle, à lui déclarer que mes desseins étoient bons & honétes.
Là-dessus je fus renvoïé incessamment à la maison
Paternelle ; mais bientôt après Partenope
fut mariée à un Cordonier ; de sorte qu’on me permit de retourner à
Oxford. J’y eu pour seconde Maîtresse la Fille de
mon Tailleur, qui m’abandonna pour l’amour d’un jeune Barbier. Je me
plaignis de cette infortune à un de mes intimes Amis, qui, au lieu
de me consoler, eut la cruauté de me demander avec un souris malin,
Si l’Aiguille pouvoit tourner d’un autre côté
que vers le
Le mot Anglois, Pole, signifie non seulement les Poles du Monde,
mais aussi une longue Perche de diverses couleurs qui sert
d’Enseigne aux Barbiers. C’est une Equivoque, ou un jeu de
mots, qu’on ne sauroit exprimer en François.Pole ? Je devins ensuite éperdûment amoureux
d’une jeune Merciere, & enfin de la vieille Servante qui faisoit
mon Lit. Là-dessus je fus banni de l’Université pour toujours comme
un Rustique, indigne de vivre parmi les Gens de Lettres.
De retour à la Maison, je m’apliquai si bien à l’Etude, & je
contractai une humeur si reservée, faute de voir la Compagnie qui
m’étoit la plus agréable, que mon Père crut pouvoir me hasarder au
Temple, pour y étudier en Droit.
Huit jours après qu’il m’y eut envoïé, je commençai de nouveau à
briller, & je devins amoureux d’une très-jolie
Demoiselle, qui àvoit toutes sorte de bonnes qualitez, aux richesses
près. Avec les frequentes occasions que j’avois de l’entretenir
& de lui dire toutes les douceurs qu’un Cœur tendre &
sensible pouvoit m’inspirer, nous en vinmes bientôt à parler de
notre Mariage ; Mais, pour notre malheur commun, lorsqu’elle n’étoit
pas au Logis, je tenois à peu près les mêmes discours à sa Sœur
aînée, qui est aussi bien jolie. Cependant je puis vous assurer,
Mr. le Spectateur, que je n’avois pour
elle aucune tendresse particuliere ; mais tout-à-fait novice dans la
conversation des Hommes, & entraîné invinciblement à m’associer
avec les Femmes, je n’entendois aucun autre Langage que celui de
l’Amour. Je vous serois d’ailleurs très-obligé si vous pouviez me
tirer de l’embarras où je me trouve à présent. J’ai écrit à mon bon
Homme de Pere à la Campagne, pour lui demander la permission
d’épouser la plus jeune des deux Sœurs ; & leur Père, qui ne
savoit pas mieux, lui a écrit par la même Poste, que je recherchois
depuis quelque temps sa Fille aînée. Là-dessus, mon vieux Têtu me
répond, qu’il est si ennuïé d’entendre toutes mes fredaines, qu’il a
résolu de m’embarquer au-plutôt pour la Mer du Sud.
J’ai eu tant de fois occasion de parler de la Mort dans mes
Entretiens amoureux, qu’il n’y a pas grand mal, ce me semble, à s’y
exposer : de sorte que, si mon vieux Campagnard persiste dans son
dessein, je l’avertis ici que j’ai déja tous les Instrumens
necessaires pour la délivrance des Amans desesperez : Qu’il y prenne
donc bien garde & qu’il se souvienne que, par son opiniatreté
mal-entendue, il peut se priver lui-même d’un Fils qui feroit les
délices de ses vieux jours, ravir au Monde un jeune Avocat qui
promet beaucoup, à ma Maitresse un Amant passioné, & à vous,
Mr. le Spectateur, un de vos plus fidéles
Admirateurs, »
Jeremie Lamoureux.