Je regarde le Théatre comme un Monde
en lui-même : On a fait paroître en dernier lieu, dans sa
moïenne Region, un nouveau Peloton de Metéores, pour donner du
relief à plusieurs Tragedies modernes. Je fus, l’Hiver passé, à
la premiere repetition du nouveau Tonnerre, qui est beaucoup
plus bruyant & plus sonore qu’aucun qu’on ait emploïé
jusques ici. On a un
1Salomonée, derriere
la Tapisserie, qui le fait jouër avec un succès merveilleux. Les
Eclairs y brillent avec plus de vivacité qu’autrefois ; les
nuages y font aussi plus de volumes, & sont mieux godronez ;
pour ne rien dire d’un violent Orage enfermé dans une grande
Caisse qui est destiné <sic> pour
2la Tempête. On y est aussi pourvu de plus
d’une douzaine de Bourrasques de Neige, formées, à ce que l’on
m’a dit, des Comédies de plusieurs de nos
malheureux Poëtes qui ont été adroitement dépecées en flocons.
L’Edgar de Mr. Rimer doit tomber en neige la premiere fois qu’on
jouëra le Roy Lear, pour relever, ou plutôt pour aléger, le
déplorable état de cet infortuné Prince ; & pour servir, en
guise de Décoration, à une Piéce critique, que ce grand Auteur
en a publiée. Je ne m’étonne pas à la verité que les Acteurs
soient Ennemis déclarez de ceux que nous apellons communément
des Critiques, puisque la régle constante de ces Messieurs est
d’attaquer une Piéce, non pas à cause qu’elle est mal écrite,
mais parce qu’elle a la vogue. Plusieurs d’entre eux ont pour
Maxime, que toute Piece de Theatre qui est long-tems couruë ne
doit rien valoir, comme si le but principal de la Poësie n’étoit
pas de plaire. Je laisse à d’autres plus experts que moi à
décider si cette Régle est bien ou mal fondée : Mais, si elle
est juste, j’ose dire qu’elle sert beaucoup à rélever l’honneur
de ceux qui l’ont établie ; puisqu’il n’y a guére de leurs
Pieces qui ayent été disgraciées jusques au point d’essuïer
trois diferentes représentations, & qu’il y en
a plusieurs de si bien écrites, que la Ville n’a jamais voulu
les entendre qu’un seule fois. J’ai une véritable estime pour
les bons Critiques, tels qu’Aristote & Longin entre les
Grecs, Horace & Quintilien entre les Romans, Boileau &
Dacier entre les François. Mais, par malheur, quelques-uns de
ceux qui s’érigent en Critiques de profession parmi nous sont si
stupides, qu’ils ne sçavent pas mettre dix mots ensemble avec
élegance, ni s’énoncer en termes propres ; & avec tout cela
si ignorans, qu’ils n’ont aucune teinture des Langues savantes ;
c’est-à-dire que leur Critique des anciens Auteurs n’est que de
la seconde main. Ils en jugent parce que d’autres en ont écrit,
& non par aucune idée qu’ils aient prise des Auteurs mêmes.
Les mots Unité, Action, Sentiment & Diction, emploïez avec
un air d’autorité, leur donne du relief parmi les Ignorans, qui
les croient fort habiles, parce qu’ils sont intelligibles. Les
anciens Critiques des Auteurs les plus célebres de leur tems
s’épuisent à faire leur éloge ; & ils trouvent souvent des
raisons pour excuser les petites bévues & les inadvertances
qui paroissent dans leurs Ecrits. Il n’en est pas de même des
prétendus Critiques de nos jours la plûpart ne cherchent qu’à ravaler toutes les Productions qui sont
aplaudies, à y remarquer des fautes imaginaires, & à
soutenir, par des raisons tirées de loin, que les plus grandes
beautez qu’on y observe sont au pié de la lettre de véritables
taches. En un mot, les Remarques de ces Critiques, comparées à
celles des Anciens, sont comme les Ouvrages des Sophistes
comparez à ceux des anciens Philosophes. L’Envie & la
Chicane sont les fruits naturels de la Paresse & de
l’Ignorance. De-là vient peut-être aussi que la Mythologie
Païenne nous aprend que Momus étoit le Fils de la Nuit & du
Sommeil. Les Paresseux, qui n’ont pas travaillé à se
perfectionner ou à se distinguer par quelque bon endroit, sont
très-disposez à médire des autres ; de même que les Ignorans
sont fort sujets à décrier les beautez d’un Ouvrage aplaudi
qu’ils ne sçauroient découvrir eux-mêmes. Plusieurs de nos
Enfans de Momus, qui s’honorent du nom de Critiques, descendent
en droite ligne de ces deux venérables Ancêtres. Ils tombent
dans cette foule d’absurditez, dont ils instruisent tous les
jours le Peuple, parce qu’ils ne considerent pas, 1. Qu’il y a
quelquefois plus de jugement à s’éloigner des Régles de l’Art,
qu’à les suivre, & 2. Qu’il y a plus de beauté
dans les Ouvrages d’un grand Génie qui ne sait aucune de ces
Régles, que dans ceux d’un petit Génie, qui les possede à fond,
& qui les observe scrupuleusement. i. En effet, nons voïons
souvent des Auteurs qui n’ignorent aucune des Régles de
l’Eloquence, & qui avec tout cela aiment mieux les negliger
en certaines occasions extraordinaires. Je pourrois en alléguer
pour Exemples tous les Ecrivains tragiques de l’Antiquité, qui
ont donné des preuves de leur habileté à cet égard, & qui
ont negligé à-dessein une Régle établie du Théatre, lors que
cette négligence leur à fourni le moïen d’inserer dans leurs
Piéces une plus grande beauté, que ne l’auroit pû jamais être
l’observation de la Régle. Ceux qui ont examiné les plus
admirables Piéces d’Architecture & de Sculpture, anciennes
& modernes, savent très-bien que les plus habiles Maîtres
s’y éloignent souvent des Régles de l’Art, & que cela même
produit un plus bel effet qu’une Méthode plus exacte & plus
reguliere. C’est ce que les Italiens appellent Gusto grande dans
ces Arts, & que nous apellons le Sublime dans l’Art
Oratoire. ii. Nos Critiques ne paroissent pas sentir qu’il y a
plus de beauté dans les Ouvrages d’un grand Génie
qui ignore les Régles de l’Art, que dans ceux d’un petit Génie
qui les sait & qui les observe à toute rigueur. C’est de ces
beaux Génies de son tems, & de ces petits Chicaneurs
artificiels dont Terence parle dans le Prologue de son
Andrienne, où il dit, « qu’il aime beaucoup mieux imiter
l’heureuse négligence des uns, que l’exactitude obscure &
embarassée des autres :
Zitat/Motto
vs. 20.
Quorum amulari exoptat negligentiam
Potius quàm istorum
obscuram diligentiam.
Un de nos Critiques peut se
consoler du mauvais succès de sa Piéce, de la même maniere qu’un
Medecin se console, à ce que le Dr. South nous dit, de la mort
d’un de ses Patiens, c’est qu’il l’avoit traité suivant toutes
les régles de l’Art. Notre inimitable Shakespear est un Ecueuil
pour toute l’Engeance de ces Critiques severes. Qui n’aimeroit
mieux lire une de ces Piéces, où il viole toutes les Régles du
Théatre, qu’aucune des Productions d’un de nos Critiques
modernes, où il n’y a pas une seule de ces Régles qui ne soit
observée ? Il faut avouër que Shakespear étoit né avec toutes
les semences de la Poësie, & qu’on peut le comparer à la
pierre enchassée dans l’anneau de Pyrrhus qui, à ce que nous dit
Pline, représentoit la Figure d’Apollon avec
les neuf Muses dans ses veines, que la Nature y avoit tracé
d’elle-même, sans aucun secours de l’art.