Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXII. Discours
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Niveau 1
XXII Discours.
Citation/Devise
Dicitis, Omnis in
Imbecillitate est & Gratia & Caritas.
Cic. de Nat. Deor. L. I. c. ult.
Il faut de la foiblesse, dites-vous, pour être capable d’aimer les autres, & de leur faire du bien.
Metatextualité
L’Amour propre & la
Bienveillance sont les deux Principes qui font agir les
Hommes.
Metatextualité
L’Amour propre & la
Bienveillance sont les deux Principes qui font agir les
Hommes.
Niveau 2
On ne peut envisager l’Homme sous deux
diférentes idées, ou en qualité de Créature raisonnable, ou d’un
Etre propre à la Societé, qui peut se rendre heureux ou
malheureux lui-même, & contribuer au bonheur ou à la misere
de ceux qui lui ressemblent. En consequence de cette double
capacité, le Créateur de l’Univers l’a sagement revêtu de deux
Principes d’action, c’est-à-dire de l’Amour propre & de la
Bienveillance, dont l’un est destiné à le rendre attentif à son
Interêt particulier, & l’autre le dispose à secourir de
toutes ses forces ceux qui tendent au même but. Cette idée est
si conforme aux lumieres de la Raison, elle fait tant d’honneur
à celui qui nous a créez, & donne un si beau relief à notre
Espéce, qu’on a de la peine à concevoir qu’il y ait eu des
Hommes capables de nous representer la Nature Humaine sous de
tout autres couleurs, & à nous la dépeindre
comme uniquement attachée à un vil & sordide interêt.
Qu’est-ce qui peut les avoir engagez à nous en donner un
portrait si desavantageux, & quel plaisir y ont ils pû
trouver ? Croient-ils qu’ils les representent eux-mêmes aussi
bien que les autres, & que la Source n’est pas moins
corrompue que les ruisseaux qui en découlent ? Quoiqu’il en
soit, Epicure a été un des premiers qui a parlé si noblement de
l’Homme. S’il en faut croire ses Sectateurs, la Bienveillance ne
vient que d’une pure foiblesse, & tous les bons Offices que
les Hommes se rendent les uns aux autres ne partent que de
l’Amour propre. Il faut avoüer que cela s’accorde le mieux du
monde avec le reste de cette belle Philosophie, qui après avoir
formé l’Homme des quatre Elemens, attribue son existence au
Hasard, & fait dépendre toutes ses actions de la rencontre
fortuite & de la pente inintelligible des Atomes. A la vue
de ces glorieuses découvertes, le1Poëte donne des éloges excessifs à son Heros
comme si celui-ci devoit être un Génie plus qu’Humain, pour
avoir tâché de faire voir que l’Homme n’est en rien au-dessus de
la Bête. C’est dans cette Ecole que Hobbes avoit
apris à parler de la même maniere, si cette connoissance ne lui
étoit venue plutôt de ce qu’il avoit observé dans son propre
Naturel : Il lui est du moins échapé quelque part de poser comme
une Regle infaillible, Je ne disputerai pas à
Hobbes, qu’il ne connût mieux que personne qu’elle étoit son
penchant ; mais, de bonne foi, je me voudrois beaucoup de mal,
& j’aurois aussi peu d’amitié pour moi-même que pour tout le
reste du monde, si j’étois si ennemi des autres qu’il le supose.
J’ai toujours cru jusques-ici que la Bienveillance étoit
naturelle au Cœur de l’Homme, & que, malgrè toutes les
passions qui la croisent ou qui l’ofusquent, elle a encore
quelque pouvoir sur les plus mauvais Naturels & une grande
influence sur les bons. Il me semble d’ailleurs que ce qui peut
en fournir une assez bonne preuve est que le plus bienfaisant de
tous les Etres est celui qui possede toute sorte de perfections
au suprême dégré, qui a donné l’existence à l’Univers, & qui
ne sauroit manquer lui-même de ce qu’il a
communiqué à ses Créatures, sans rien perdre de son pouvoir
& de son bonheur. Il est vrai que les Philosophes, dont nous
venons de parler, ont fait tout ce qu’ils ont pû pour invalider
cet Argument, & qu’après avoir placé les Dieux dans l’état
le plus heureux que l’on puisse imaginer, ils nous les
dépeignent comme aussi attachez à leur propre interêt que nous
autres miserables Mortels, & qu’ils leur ôtent la conduite
du Genre Humain, sous prétexte qu’ils n’ont pas besoin de nous.
Mais si celui qui habite dans le Ciel n’a pas besoin de nous, il
n’y a pas un seul moment auquel nous n’aïons besoin de lui ;
& si la contemplation des trésors immenses de son Esprit
fait ses plus cheres délices, le plus grand plaisir qu’il ait
ensuite vient de ce qu’il regarde d’un œuil favorable ce nombre
infini de Créatures qu’il a tirées du sein du Néant, & qui
se rejouissent dans les diférens dégrès d’existence & de
bonheur dont il les a revêtues. C’est en cela que consiste le
véritable & glorieux Caractere de la Divinité, qui ne peut
ainsi avoir crée un Etre doué de Raison & formé à son Image,
sans lui avoir imprimé quelque trait d’un si aimable Atribut. En
effet, quel plaisir un Esprit, dont l’amour qu’il a
pour ses Créatures est aussi étendu que sa connoissance,
pourroit-il goûter dans la vûe d’un Ouvrage qui lui
ressembleroit si peu ? d’une Créature capable de s’entretenir
avec une infinité d’Objets, & qui n’en aimeroit aucun autre
qu’elle seule ? Quel raport y auroit-il entre la tête & le
cœur de cette Créature, entre ses afections & son
entendement ? Est-ce qu’une Societé de pareilles Créatures, qui
n’auroient d’autre principe pour leur commerce mutuel que
l’Amour propre, pourroit jamais fleurir ? Il est certain que la
Raison obligeroit chaque Homme en particulier à rechercher le
bonheur du Public comme un moïen d’obtenir & de fixer le
sien ; mais si outre ce motif, il n’y avoit pas un Instinct
naturel qui nous portât à souhaiter les avantages & la
satisfaction des autres, l’Amour propre, malgrè toutes les
raisons du monde, ne tarderoit pas à bouleverser tout, & à
nous reduire dans un état de guerre & de confusion. Quelque
interêt que l’Ame prenne à la santé du Corps, notre sage
Créateur a trouvé qu’il étoit à propos de la faire souvenir du
soin qu’elle en doit prendre, par le retour periodique de la
Faim & de la Soif ; sachant bien que, si nous ne mangions
& ne beuvions qu’autant & toutes les fois que de simples idées abstraites l’exigeroient, à force de
raisonner, nous nous priverions bientôt de la vie. En effet, on
peut remarquer aisément que nous ne poursuivons rien avec
ardeur, à moins que nous n’y soïons engagez par un espece de
penchant qui prévient notre Raison, & qui, comme un poids, y
entraîne l’Esprit avec quelque violence. De sorte que, pour
établir, entre les Hommes, un commerce perpetuel de bons
offices, leur Créateur ne pouvoit que leur donner cette
génereuse inclination à la Bienveillance, si la chose étoit
possible. Mais d’où viendroit l’impossibilité ? Est-ce que cette
inclination croise l’Amour propre ? Leurs mouvemens sont-ils
contraires ? Ils ne le sont non plus que le mouvement diurne de
la Terre est opposé à son mouvement annuel, ou que son mouvement
autour de son Centre, qu’on peut comparer, si l’on veut, à
l’Amour propre, l’est à celui qui l’emporte autour du Centre
commun du Monde, qui repond à la Bienveillance universelle.
Est-ce que cette Bienveillance diminue la force de l’Amour
propre, ou qu’elle porte quelque préjudice à ses interêts ? Elle
en est si éloignée, quoi qu’un Principe distinct, qu’elle est
très utile à l’Amour propre, & cela d’autant plus qu’elle y
pense le moins. Mais, pour venir à ce qui se voit
tous les jours, la Pitié qu’on ressent à la vûe des personnes
qui soufrent ou qui sont dans la misere, & le plaisir qu’on
goûte de les avoir delivrées de ce malheureux état, sont une
Preuve convaincante qui en vaut mille autres, qu’il n’y a une
Bienveillance desinteressée. Si la Pitié devoit son origine à la
reflexion qu’on fait que nous sommes tous sujets aux mêmes
accidens, elle ne serviroit de rien à notre but ; mais c’est en
alleguer une cause indirecte, qu’on ne sauroit admettre, parce
que c’est une Passion naturelle, que les Enfans, & que les
Personnes les moins capables de reflechir sur leur état, ou sur
l’avenir, sentent avec le plus de force. A l’égard de la
satisfaction qu’on reçoit aussitôt qu’on a rendu service à
quelqu’un, ou qu’on l’a soulagé de ses peines, & qui est au
pié de la lettre inexprimable, lors que le service est important
& qu’il embrasse plusieurs objets, à quoi est-ce qu’on peut
l’attribuer qu’au sentiment interieur que l’on a d’avoir fait
une action digne de louange & qui marque une grandeur
d’ame ? Au contraire, si l’on n’agit en tout ceci que par un
principe de vanité & d’Amour propre, comme il n’y auroit
rien de noble ni de genereux dans les Actions qui paroissent
avec le plus d’éclat, aussi la Nature ne les auroit
pas recompensées de ce plaisir divin ; les éloges même qu’on
reçoit pour des services rendus dans des vûës d’interêt ne
satisferoient pas davantage, que si l’on étoit aplaudi pour ce
que l’on fait sans aucun dessein, parce que l’Amour propre
trouve également son compte dans l’un & l’autre de ces deux
cas. La satisfaction interieure qu’on ressent d’être un des
Bienfaicteurs du Genre Humain est sans doute la plus noble
recompense que l’on en puisse attendre ; & les plus
interessez ne sauroient se proposer rien qui tourne tant à leur
avantage, quoi que, malgré tout cela, l’Inclination soit en
elle-même desinteressée. Le plaisir qu’on goûte à satisfaire la
Faim & la Soif n’est pas la cause de ses Apétits ; l’un
& l’autre le précedent. Il en est de même du penchant que
nous avons à nous rendre utiles aux autres ; avec cette
difference que celui-ci reside dans la partie intellectuelle,
& qu’il peut être amelioré & gouverné par la Raison,
quoi qu’il l’a precede, ou plutôt qu’il n’est une Vertu
qu’autant que la Raison le guide. C’est ainsi que j’ai soutenu
la dignité de la Nature dont j’ai l’honneur de participer,
&, après toutes les preuves que j’en ai fournies, je crois
être en droit de conclure, malgrè le Mot de
Ciceron, qui est à la tête de ce Discours, qu’il y a dans le
Monde ce qu’on appelle Genérosité. Mais, si par malheur je me
trompois là-dessus, je dirois volontiers, de même que cet
Orateur le dit à l’égard de l’immortalité de l’Ame, que mon
Erreur me fait plaisir, & qu’il seroit à souhaitter, pour
l’interêt du Genre Humain, qu’il fût dans la même illusion. Du
moins l’idée contraire tend naturellement à décourager l’Esprit,
& à le plonger dans une bassesse fatale au noble desir qu’on
a de faire du bien. D’un autre côté elle autorise les Ingrats,
puis qu’elle sert à leur persuader que leurs Bienfaicteurs ont
plutôt en vûe leur Amour propre que l’avantage de ceux qu’ils
prétendent servir. D’ailleurs, celui qui bannit la
Reconnoissance du Monde bouche, autant qu’en lui est, la source
de toute Generosité. Car quoi qu’un Homme véritablement genereux
n’attende aucun retour pour ses bienfaits, avec tout cela il a
égard aux qualitez de la Personne qu’il oblige, & comme il
n’y a rien qui rende celle-ci plus indigne d’en recevoir que son
insensibilité, il ne s’empressera pas beaucoup à lui rendre de
nouveaux services.
Dialogue
« Que tout
Homme qui s’examine lui-même & qui considere ce qu’il
fait & sur quels fondemens il agit lors qu’il pense,
qu’il espere, qu’il craint, &c. verra par là quelles
sont les pensées & les passions de tout autre Homme qui
sera dans le même cas. »
1Sans doute Lucrece.