Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XI. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\011 (1726), pp. 73-80, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1486 [consultado el: ].


Nivel 1►

XI. Discours

Cita/Lema► Non possidentem multa vocaveris

Rectè beatum : rectiùs occupat

Nomen beati, qui Deorum

Muneribus sapienter uti,

Durámque callet pauperiem pati,

Pejùsque letho flagitium timet.

Hor. Lib. IV. Ode IX. 45.

Ce ne sont pas les grands biens qui rendent l’Homme heureux : celui-là l’est à plus juste titre, qui sçait user avec sagesse des présens que lui font les Dieux ; qui a le don de souffrir avec patience la pauvreté ; & qui redoute le crime plus que la mort. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► Sur le grand Oeuvre, ou le Contentement de l’Esprit. ◀Metatextualidad

Nivel 2► Je liai un jour conversation avec un Frere de la Rose-Croix, qui m’entretint du grand Oeuvre. Comme ces sortes de Tome VI. [74] Gens, ceux du moins qui ne sont pas de véritables Fripons, ne respirent que l’Enthousiasme & la Philosophie, je pris beaucoup de plaisir à entendre raisonner ce pieux Adepte sur les merveilles de son prétendu Secret. Il me parla d’un Esprit renfermé dans une Emeraude, qui élevoit tout ce qui en approchoit au plus haut degré de perfection, où il pût atteindre. Nivel 3► Diálogo► Il donne, dit-il, de l’éclat au Soleil, & du brillant au Diamant. Il communique ses rayons à tous les Métaux, & il enrichit le Plomb de toutes les qualitez de l’Or. Il change la Fumée en Flamme, la Flamme en Lumiere, & la Lumiere en Gloire. Un seul de ses rayons, ajouta-t-il, dissipe les inquiétudes, les chagrins & la mélancholie de toute Personne sur laquelle il tombe. En un mot, sa présence fait de tous les Lieux une espece de Paradis. ◀Diálogo ◀Nivel 3 Après qu’il m’eut étourdi quelque temps de son Jargon inintelligible, je m’apperçus qu’il mêloit ensemble les idées de la Physique & de la Morale, & que son grand Oeuvre n’étoit autre chose que le contentement de l’Esprit.

Il faut avouer que cette heureuse Disposition produit, à quelques égards, tous les effets que les Chimistes attribuent à leur Pierre Philosophale, & que, si elle n’améne pas les Richesses, elle en bannit [75] le désir ; ce qui revient à la même chose. Si elle ne peut éloigner toutes les inquiétudes qui naissent du mauvais état de sa fortune, ou de son corps, elle fait du moins qu’on les suporte avec un grand calme. Elle a une douce influence sur l’Ame à l’égard de tous les Etres ausquels on a quelque relation. Elle exclut toute sorte de murmure & d’ingratitude envers le souverain Monarque de l’Univers, qui nous a mis chacun dans le Poste que nous devons remplir. Elle détruit tous les desseins ambitieux & criminels, & tout penchant à nous laisser corrompre au préjudice de la Societé où il nous a placez. Elle rend la Conversation douce & agréable, & donne une entiere serenité à l’Esprit.

Entre les differens moyens qu’on peut mettre en usage pour acquerir cette Habitude, je n’en rapporterai que deux. L’un est de considerer ce que nous avons au-delà de ce qu’il nous faudroit pour subvenir à nos besoins reels, & l’autre de penser que nous pourrions être beaucoup plus malheureux que nous ne sommes.

i. Le premier de ces Articles me rappelle la réponse d’Aristippe à un de ses Amis, qui le plaignoit d’avoir perdu une Maison de Campagne. Vous avez tort, lui dit-il, de vous affliger pour moi, & je devrois plutôt vous [76] plaindre vous-même, puis qu’il me reste encore trois Maisons de Campagne, & que vous n’en avez qu’une. Tout au contraire, la plûpart des Hommes font plus d’attention à ce qu’ils ont perdu qu’à ce qu’ils possedent, & ils fixent plutôt la vûë sur ceux qui sont plus riches que sur ceux qui se trouvent dans un plus triste état qu’eux-mêmes. Tous les solides plaisirs & toutes les commoditez de la vie se renferment dans des bornes assez étroites ; mais c’est le foible de tous les Hommes de chercher toujours à les étendre plus loin, & à s’élever au plus haut degré d’honneur & de richesses auquel ils puissent atteindre. De là vient que, comme on ne peut appeller proprement riches que ceux qui ont au-delà de ce qu’il leur faut, il n’y en a guere de tels, dans les Nations les plus polies, qu’entre les Personnes d’un rang mediocre, qui bornent leurs desirs à leur fortune, & qui ont plus de bien, qu’ils ne sçauroient en dépenser. Ceux d’un rang plus distingué vivent dans une brillante misere & sont toujours dans le besoin, parce qu’au lieu de se fixer aux plaisirs réels de la vie, ils tâchent de se surpasser les uns les autres dans les chimeriques & les apparens. De tous temps les Hommes les plus sages se sont divertis à voir jouer cette Comedie, [77] pendant qu’ils resserrent eux-mêmes leurs desirs, & qu’ils jouïssent de toute la satisfaction interieure après laquelle les autres courent, sans pouvoir jamais la trouver. Il est certain qu’on ne sçauroit trop se mocquer du ridicule qu’il y a dans la poursuite des plaisirs imaginaires, puis qu’elle est la source de tous les maux qui causent la ruine d’un Peuple. Qu’un Homme ait d’aussi grands Biens qu’il vous plaira, il est pauvre s’il dépense au-delà de son revenu, & il se met, pour ainsi dire, en vente, prêt à se livrer à tout autre, qui le voudra payer sa juste, ou sa prétenduë valeur. Lors que le Roy de offrit à Pittacus une grosse Somme d’argent, celui-ci, qui avoit herité d’un beau Domaine par la mort de son Frere, le remercia de son offre, & lui dit qu’il avoit déja la moitié plus de bien qu’il ne lui en falloit. En un mot, le Contentement tient lieu de richesse, & le Luxe conduit à la Pauvreté ; ou, pour m’exprimer en d’autres termes, je dirai, avec Socrate, que le Contentement est une Richesse naturelle, & j’ajouterai moi-même que le Luxe est une pauvreté artificielle. Que ceux-là donc qui aspirent toujours à de nouveaux plaisirs, & qui ne veulent pas se borner à cet égard, se souviennent de cet excellent Mot du Philosophe Bion, Qu’il n’y a point [78] d’Homme qui s’expose à tant de chagrin, que celui qui donne le plus d’étenduë à son Bonheur.

ii. Le second Article que j’ai resolu de toucher regarde ceux qui se trouvent dans quelque état d’affliction ou de misere. Ceux-ci peuvent bien se consoler s’ils pensent qu’il y en a d’autres beaucoup plus malheureux, & qu’ils auroient pû tomber eux-mêmes dans un plus grand malheur. J’admire le sentiment de ce bon Matelot Hollandois, qui, après s’être laissé tomber du haut du grand Mât d’un Vaisseau, & s’être cassé une jambe, dit à ses Camarades qui le releverent, qu’il étoit fort heureux de ne s’être pas cassé le cou. Ceci me rapelle une autre avanture moins tragique d’un ancien Philosophe : Il donnoit un jour à dîner à quelques-uns de ses Amis, lors que sa Femme vint en furie dans la Chambre où ils mangeoient, le gronda en leur présence, & renversa la Table avec tout ce qu’il y avoit dessus. Maître de ses Passions, le Philosophe dit, sans s’émouvoir, chacun a son écharde dans ce Monde, & celui-là est heureux qui n’en a pas une plus rude. La Vie du Docteur Hammond, écrite par l’Evêque Fell, nous fournit un bel exemple de sa patience Chrétienne. Cet illustre Théologien, sujet à une complication de maux, lors qu’il avoit la Gou-[79]te, remercioit Dieu de ce que ce n’étoit pas la Gravelle, & lors qu’il avoit une attaque de celle-ci, il lui rendoit graces de ce qu’il ne les avoit pas toutes deux à la fois.

Je ne sçaurois finir ce Discours sans observer, qu’il n’y a jamais eu aucun Systême de Philosophie qui fût aussi capable de produire le contentement de l’Esprit que le Christianisme. Pour nous rendre satisfaits de notre état present, plusieurs des anciens Philosophes nous disent que le chagrin ne sert qu’à nous tourmenter nous-mêmes sans remedier à nos maux ; d’autres soutiennent que, quelque malheur qui nous arrive, nous y étions prédestinez par une fatale necessité, à laquelle les Dieux eux-mêmes sont assujettis ; pendant que d’autres avancent d’un air fort grave que, si quelqu’un est malheureux, il le doit être necessairement pour entretenir l’harmonie de l’Univers, & que, si cela n’étoit pas, le Plan de la Providence seroit interrompu & bouleversé. Toutes ces raisons & autres pareilles peuvent bien reduire un Homme au silence ; mais elles ne le satisferont jamais. Elles peuvent le convaincre que ses plaintes sont inutiles & mal fondées ; mais elles ne sçauroient le soulager dans ses maux. Elles servent plutôt à le mettre au desespoir qu’à le conso-[80]ler. En un mot, il pourroit repliquer à ces Philosophes ce qu’Auguste dit à un de ses Amis, qui l’exhortoit à ne pas s’affliger de la mort d’une Personne qu’il cherissoit, puis que sa douleur ne la feroit pas revivre ; C’est pour cela même que je m’afflige.

Tout au contraire, la Religion Chrétienne a des égards plus tendres pour la foiblesse de la Nature Humaine. Elle prescit les moyens à tout Homme malheureux de rendre son état plus suportable, & lui fait voir que, s’il reçoit ses afflictions avec toute la patience requise, il en sera tôt ou tard delivré : Elle ne peut que le tranquiliser ici bas, puis qu’elle lui promet un Bonheur éternel dans le Siecle à venir.

Enfin le Contentement de l’Esprit est la plus grande Benediction, dont un Homme puisse jouïr dans ce Monde ; & si son Bonheur ici bas vient des bornes qu’il prescrit à ses desirs, on peut dire qu’il consistera dans le Ciel à les satisfaire dans toute leur étenduë. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1