Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "VI. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\006 (1726), S. 36-40, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1479 [aufgerufen am: ].


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VI. Discours

Zitat/Motto► Reges dicuntur multis urgere culullis,

Et torquere mero, quem perspexisse laborent,

An sit amicitiâ dignus.

Hor. A. P. v. 434.

On dit que certains Rois donnent une question plaisante & rare à ceux qu’ils veulent mettre au nombre de leurs favoris ; ils les font enivrer pour éprouver leur discretion, & jugent par là s’ils méritent leur confidence. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► De l’Yvrognerie & de ses effets. ◀Metatextualität

Ebene 2► Il n’y a point de Vices plus incurables que ceux dont les Hommes se glorifient. Qui ne s’étonneroit de voir qu’ils tirent vanité de l’Yvrognerie ? Anacharsis, prié à Corinthe de se trouver à une Partie de Buveurs, demanda fort plaisamment le prix, parce qu’il y fut saoûl le premier de tous ; Ebene 3► Dialog► « car, dit-il, lors qu’on court dans la Lice, celui qui arrive le premier au but a droit d’éxiger la Récompense. » ◀Dialog ◀Ebene 3 Il n’en est pas de même dans cette Generation alterée ; l’honneur tombe sur celui qui porte le plus de Boisson, & qui terrasse tous ses Camarades. Je vis l’autre jour l’honnête Monsieur de Lentonnoir ; un de nos Saxons Occidentaux, qui supputoit [37] la quantité de boisson qui lui avoit passé par le gosier depuis une vingtaine d’années, & qui revenoit, suivant son calcul, à vingt-trois Barriques de Biere forte brassée dans le mois d’Octobre, à quatre Tonneaux de Vin de Portugal, à demi Barril de petite Biere, à dix-neuf Barrils de Cidre, & à trois Verres de Vin de Champagne ; sans compter quatre cens grandes Jattes de Punch, dont il avoit bû sa bonne part, & une infinité de petits coups d’Eau de vie, ou de Liqueurs fortes, qu’il avoit pris en passant à toutes les heures du jour. Metatextualität► Je ne doute pas que mes Lecteurs ne se rapellent ici bon nombre de jeunes Gens de leur connoissance, qui sont aussi vains à cet égard que le peut être mon ami Lentonnoir, & qui peuvent se vanter d’aussi glorieux Exploits. ◀Metatextualität

Nos Philosophes modernes observent qu’il y a un défaut général d’Humidité dans le Globe terrestre, & ils l’attribuent sur tout à la production des Vegetaux, qui tournent en leur propre substance quantité de Corps fluides qui ne reviennent plus dans leur premier état. Mais, avec la permission de ces vénérables Docteurs, ils devroient mettre en ligne de compte ce nombre infini d’Etres raisonnables qui tirent leur principale nourriture des Liqueurs, [38] & qui, comparez avec les autres Créatures de ce Monde, boivent beaucoup au-delà de leur juste portion.

Cependant, quelque haute idée que ces Buveurs ayent d’eux-mêmes, un Homme Yvre est un Monstre plus affreux qu’aucun autre de tout l’Univers, & il n’y a point de Caractére plus digne de mépris ni plus difforme, aux yeux de toutes les Personnes raisonnables, que celui d’un Yvrogne. Environ l’an 280. de N. S.1 Bonose, Capitaine originaire d’Espagne, se fit proclamer Empereur dans les Gaules ; mais il y fut battu à plate couture, & pendu ensuite par ordre de Probus. Il étoit d’ailleurs si adonné à l’yvrognerie, qu’un de ses ennemis, qui le vit au Gibet, l’appella Bouteille penduë.

On peut dire que ce Vice est d’une influence maligne sur l’Esprit, sur le Corps & sur la Fortune ou les Biens de celui qui en est entaché.

A l’égard de l’Esprit, il découvre jusques au moindre défaut qu’il y a. Un Homme sobre & vertueux peut tenir en bride & surmonter tous les Vices & les [39] Désordres ausquels il a le plus de penchant ; mais le Vin fait éclorre & germer toute Semence qui est cachée dans le fond de l’Ame, il irrite les Passions, & donne de la force aux Objets capables de les produire. Sur ce qu’un jeune Homme se plaignoit à un vieux Philosophe que sa Femme n’étoit pas jolie ; Ebene 3► Dialog► Mon ami, lui répondit le Philosophe, mettez moins d’eau dans votre Vin, & vous la rendrez bientôt agréable. ◀Dialog ◀Ebene 3 En effet le Vin convertit l’Indifference en Amour, l’Amour en Jalousie, & la Jalousie en Fureur. Il change souvent l’Homme d’un bon naturel en un vrai Sot, & le colére en Assassin. Il donne de l’amertume au Ressentiment, il rend la Vanité insuportable, & fait paroître tous les foibles de l’Esprit dans leur plus grande laideur.

Il ne se borne pas là, il porte souvent un Homme à des excès, ausquels il n’étoit point sujet. Seneque a beau nous dire que « l’Yvrognerie ne produit pas, mais qu’elle découvre les Défauts », il est certain qu’il y a plus de beauté dans le tour de cette expression que de solidité dans la pensee, & que l’Experience nous enseigne le contraire. Le Vin fait sortir, pour ainsi dire, un Homme hors de lui-même, & infuse des qualitez à son Esprit, qu’il ne connoissoit pas lors qu’il étoit sobre. Celui [40] qui vous entretient agréablement n’est plus, après la troisiéme Bouteille, le même Homme qui s’étoit d’abord assis à table avec vous. C’est là-dessus qu’est fondée une des plus jolies Sentences que j’aye lû aucune part, & que l’on attribue à Publius Syrus.2 Ebene 3► Dialog► Celui, dit-il, qui se moque d’un Homme saoûl offense une Personne absente. ◀Dialog ◀Ebene 3

C’est ainsi que l’Yvrognerie agit d’une maniere directement opposée à la Raison, qui doit travailler à bannir de l’esprit tous les Vices qui s’en sont déja emparez, & le garantir contre les aproches de tous ceux qui voudroient s’y glisser. Mais outre ces mauvais effets que l’Yvrognerie produit dans la Personne qui en est dominée, elle a d’ailleurs une maligne influence sur l’Esprit lors même qu’il est sobre ; en ce qu’elle affoiblit peu à peu l’Entendement, qu’elle ruine la Memoire, & que par ses excès réiterez ; elle tourne tous les Défauts en Habitude.

Metatextualität► Je devrois passer ici aux suites funestes qu’elle a pour le Corps & la Fortune de ceux qui s’y abandonnent ; mais je les reserverai pour quelque autre de mes Discours. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Voyez Vopiscus in Probo & Bonoso. Il semble que mon Auteur Anglois s’est un peu trop fié ici à sa mémoire ; puis qu’il rapporte ce fait tout autrement.

2Qui ebrium ludificat ladit absentem.