Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "IV. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\004 (1726), pp. 21-27, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1477 [consulté le: ].


Niveau 1►

IV. Discours

Citation/Devise► ————————————————————— Adsit Regula, peccatis quæ poenas irroget æquas : Ne scutica dignum, horribili sectere flagello.

Hor. L. I. Sat. III. 117.

Etablissez donc une Regle selon laquelle le Crime soit puni comme il le doit être; & ne mettez pas tout en sang un pauvre malheureux qui ne mérite que quelques coups de foüet. ◀Citation/Devise

Niveau 2► Metatextualité► Tous les Hommes sont un mélange de bien & de mal ; & l’on ne doit pas juger d’eux en gros. ◀Metatextualité

C’est le devoir d’un Philosophe de s’exercer tous les jours à vaincre ses Passions, & à se dépoüiller de ses Préjugez. Je tâche du moins de considerer tous les Hommes & leurs actions en Spectateur équitable, sans aucun égard à moi-même, & sans éplucher s’ils favorisent ou s’ils croisent mes interêts particuliers. Occupé à cet exercice, je ne puis qu’observer de quelle maniere ceux qui m’environnent se laissent aveugler par leurs préjugez ou leur inclination, avec quelle vivacité ils prononcent sur le Caractere les uns des autres, & décident, en deux mots, qu’un Homme n’est bon à rien, ou qu’il est propre à tout. Cependant, si l’on examine de près la Nature Humaine, on verra qu’il est très-difficile, pour ne pas dire impossible, de fixer la juste valeur de chacun, & que [22] les hommes ne doivent pas être caracterisez en gros ni en termes généraux. En effet, il n’y en a pas un seul qui soit bon ou mauvais à tous égards ; le Vice & la Vertu sont mêlez, plus ou moins, ensemble dans chaque Individu de notre espece ; & si vous trouvez quelquefois une éminente & belle Qualité dans une Personne, elle y est souvent obscurcie & presque eclipsée par un nombre infini d’irregularitez.

Niveau 3► Citation/Devise► Les Hommes n’ont point de Caractéres, dit un Auteur célébre,1 ou s’ils en ont, c’est celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, & où ils soient reconnoissables :

Il leur coûte moins de joindre les extremitez, que d’avoir une conduite dont une partie naisse de l’autre. ◀Citation/Devise ◀Niveau 3 Exemplum► On peut voir un Exemple fort remarquable de cette inconstance de l’Esprit Humain dans la Cyropedie de Xenophon. Cet Historien nous dit que Cyrus, après le gain d’une Bataille, trouva parmi les Prisonniers, Panthée, Dame d’une grande beauté & Femme d’Abradate, Roi de la Susiane, qu’il ne voulut pas la retenir lui-même, & qu’il la mit sous la garde d’Araspe, jeune Seigneur Méde, qui avoit soutenu, en sa présence, que la beauté d’une Femme ne pouvoit jamais con-[23]traindre un honnête Homme de manquer à son devoir, quand il avoit pris une bonne Résolution de s’en acquitter. Cependant le jeune Méde n’eut pas plûtôt cette belle Captive en sa garde, qu’il en devint amoureux, qu’il mit tout en œuvre pour la suborner, & qu’au desespoir de ce qu’il ne pouvoit en venir à bout, il se préparoit à quelque extremite fâcheuse, lors que Cyrus en eut la nouvelle. Ce Prince, qui l’aimoit dès l’enfance, le manda au plus vîte, lui représenta son crime avec beaucoup de douceur, & lui rapella ce qu’il avoit dit lui-même à cette occasion. Là-dessus Araspe, touché d’une vive douleur & penétré de honte, versa un torrent de larmes & lui répondit en ces termes : Niveau 3► Dialogue► 2 Voulez vous, Seigneur, que je vous dise la verité ; j’éprouve sensiblement que j’ai deux Ames : C’est une nouvelle Philosophie que l’Amour, ce grand Sophiste, m’a enseignée. En effet,si je n’avois qu’une Ame, elle ne pourroit pas être tout-à-la fois bonne & mauvaise, ni aimer en même temps le bien & le mal, ni vouloir tout ensemble faire une certaine chose & ne la pas faire. Cela prouve clairement que j’ai deux Ames ; quand la bonne est la plus forte, elle fait le bien ; quand [24] la mauvaise a l’avantage, elle entreprend les actions vicieuses. Maintenant que vous êtes venu à mon secours, ma bonne Ame est la plus puissante. ◀Dialogue ◀Niveau 3 ◀Exemplum

Metatextualité► Je ne sçai point si mes Lecteurs voudront admettre cette découverte en Philosophie ; mais s’ils ne l’admettent pas, il faut qu’ils avouent qu’il y a des passions aussi différentes dans une seule Ame, qu’il y en peut avoir en deux. A peine pouvons-nous lire la Vie de quelque grand Homme de l’Antiquité, ou nous entretenir avec quelqu’un de nos célébres Contemporains qui ne fournisse un Exemple de ce que j’avance. ◀Metatextualité

Je n’ai combattu jusques ici que la partialité & l’injustice avec laquelle nous prononçons en gros sur ce que tiennent les Hommes, quoiqu’ils soient un mélange de vertus & de vices, de bien & de mal ; mais je pourrois étendre ma Remarque plus loin, & l’appliquer à tout ce qui se dit de la plûpart de leurs actions. Si d’un côté nous pesions de bonne foi toutes les circonstances qui les accompagnent, nous trouverions souvent qu’ils ont été réduits à faire une certaine démarche, qui nous choque d’abord, pour en éviter une autre qui nous déplairoit davantage. Si d’un autre côté nous examinions à la rigueur cel-[25]les qui jettent le plus d’eclat & qui nous éblouissent, nous les trouverions presque toutes defectueuses, qu’elles clochent par quelque endroit, qu’elles doivent leur naissance à quelque desir ambitieux & criminel, ou qu’elles tendent à une mauvaise fin. La même action peut être quelquefois environnée de circonstances si bizarres, qu’il est difficile de déterminer si elle mérite récompense ou châtiment. Les Compilateurs de nos Loix en Angleterre ont si bien senti cet embarras, qu’ils ont posé pour une de leurs principales Maximes, Qu’il vaut mieux souffrir un inconvenient, que de permettre un grand Mal ; c’est-à-dire, en d’autres termes, Que, puis qu’aucune Loi ne peut embrasser tous les cas, ni pourvoir à tout, il vaut mieux que les Particuliers souffrent quelque injustice, que de ne pas remedier à un Grief public. C’est aussi ce qu’on allégue d’ordinaire pour excuser les troubles, où tombent quelques Membres de la Societé en certaines occasions, qu’il étoit impossible aux Législateurs de prévoir. De là vient que, pour remedier, autant qu’il se peut, à ce défaut, on a établi la Cour de la Chancelerie, qui mitige souvent & adoucit la rigueur du Droit Coûtumier, dans les Causes civiles ; de même que dans les crimi-[26]nelles, la Personne, qui est sur le Trône a toujours le pouvoir de pardonner.

Malgré tout cela, dans un Gouvernement fort étendu, il est presque impossible de distribuer les Peines & les Récompenses avec la derniere précision. Il faut avouer que la République de Lacedémone étoit d’une grande exactitude à cet égard ; & Metatextualité► je ne sçache pas avoir trouvé dans toutes mes Lectures un Exemple de Justice qui approche de celui que Plutarque nous en rapporte, & qui servira de clôture à ce Discours. ◀Metatextualité

Exemplum► La Ville de Lacedémone, attaquée à l’improviste par une puissante Armée de Thébains, couroit grand risque d’être la proye de ses Ennemis, lors que ses Habitans attroupez coururent aux armes, & se battirent avec toute la vigueur qu’on pouvoit attendre de la nécessité où ils se trouvoient ; mais il n’y en eut aucun qui se distinguât d’une maniere si éclatante, au grand étonnement de l’une & de l’autre Armée, qu’Isadas le Fils de Phoebidas, qui étoit alors dans la fleur de sa jeunesse, & très-remarquable pour la beauté de sa personne. Il sortoit du Bain lors que l’allarme fut donnée ; c’est-à-dire qu’il n’eut pas le temps de mettre ses Habits, ni d’aller chercher ses Armes : Cependant, plein [27] de zele pour servir sa Patrie dans une si rude extremité, il arrache une Lance à l’un & une Epée à l’autre, & court tête baissée au plus épais des Ennemis. Rien ne pût résister à son ardeur, & par tout où il tourna ses pas, il mit l’Ennemi en fuite, sans recevoir aucune blessure. Je ne déterminerai pas, ajoute3 Plutarque, si quelque Dieu, pour le recompenser de sa grande valeur, en eut un soin tout particulier dans cette journée & le couvrit de sa protection, ou si les Ennemis, frappez de la singularité de son équipage & de la beauté de sa personne, crurent qu’il y avoit en lui quelque chose au-dessus de l’Homme.

Les Ephores, ou les principaux Magistrats de la Ville, trouverent tant de noblesse & de bravoure dans cette action, qu’ils lui décernerent une Guirlande ; mais ils le condamnerent en même temps à une amende de mille Drachmes, pour avoir paru à la Bataille sans être armé de toutes pieces. ◀Exemplum ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1[La Bruyere, Jean de#H::La Bruyere], [Moeurs de ce Siécle::Moeurs de ce Siécle], Chap. De l’Homme p. 353. Ed. Amst. 1720

2Hist. de Cyrus, traduite du Grec de Xenophon par Mr. Charpentier, pag. 278. Edit. de Paris en 1661.

3Voyez la Traduction de Mr. Dacier, impr. à Amsterdam in 12. chez les Freres Wetstein. Tome V. p. 371