Le Spectateur ou le Socrate moderne: IV. Discours
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Ebene 1
IV. Discours
Zitat/Motto
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Adsit Regula, peccatis quæ poenas irroget æquas : Ne scutica
dignum, horribili sectere flagello.
Hor. L. I. Sat. III. 117.
Etablissez donc une Regle selon laquelle le Crime soit puni comme il le doit être; & ne mettez pas tout en sang un pauvre malheureux qui ne mérite que quelques coups de foüet.
Ebene 2
Metatextualität
Tous les Hommes sont un
mélange de bien & de mal ; & l’on ne doit pas
juger d’eux en gros. C’est le devoir d’un
Philosophe de s’exercer tous les jours à vaincre ses Passions,
& à se dépoüiller de ses Préjugez. Je tâche du moins de
considerer tous les Hommes & leurs actions en Spectateur
équitable, sans aucun égard à moi-même, & sans éplucher
s’ils favorisent ou s’ils croisent mes interêts particuliers.
Occupé à cet exercice, je ne puis qu’observer de quelle maniere
ceux qui m’environnent se laissent aveugler par leurs préjugez
ou leur inclination, avec quelle vivacité ils prononcent sur le
Caractere les uns des autres, & décident, en deux mots,
qu’un Homme n’est bon à rien, ou qu’il est propre à tout.
Cependant, si l’on examine de près la Nature Humaine, on verra
qu’il est très-difficile, pour ne pas dire impossible, de fixer
la juste valeur de chacun, & que les hommes ne
doivent pas être caracterisez en gros ni en termes généraux. En
effet, il n’y en a pas un seul qui soit bon ou mauvais à tous
égards ; le Vice & la Vertu sont mêlez, plus ou moins,
ensemble dans chaque Individu de notre espece ; & si vous
trouvez quelquefois une éminente & belle Qualité dans une
Personne, elle y est souvent obscurcie & presque eclipsée
par un nombre infini d’irregularitez. Ebene 3
Zitat/Motto
Les Hommes n’ont point de
Caractéres, dit un Auteur célébre,1ou s’ils en ont, c’est
celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se
démente point, & où ils soient reconnoissables : Il
leur coûte moins de joindre les extremitez, que d’avoir
une conduite dont une partie naisse de l’autre.
Exemplum
On peut voir un Exemple fort
remarquable de cette inconstance de l’Esprit Humain dans la
Cyropedie de Xenophon. Cet Historien nous dit que Cyrus,
après le gain d’une Bataille, trouva parmi les Prisonniers,
Panthée, Dame d’une grande beauté & Femme d’Abradate,
Roi de la Susiane, qu’il ne voulut pas la retenir lui-même,
& qu’il la mit sous la garde d’Araspe, jeune Seigneur
Méde, qui avoit soutenu, en sa présence, que la beauté d’une
Femme ne pouvoit jamais contraindre un honnête
Homme de manquer à son devoir, quand il avoit pris une bonne
Résolution de s’en acquitter. Cependant le jeune Méde n’eut
pas plûtôt cette belle Captive en sa garde, qu’il en devint
amoureux, qu’il mit tout en œuvre pour la suborner, &
qu’au desespoir de ce qu’il ne pouvoit en venir à bout, il
se préparoit à quelque extremite fâcheuse, lors que Cyrus en
eut la nouvelle. Ce Prince, qui l’aimoit dès l’enfance, le
manda au plus vîte, lui représenta son crime avec beaucoup
de douceur, & lui rapella ce qu’il avoit dit lui-même à
cette occasion. Là-dessus Araspe, touché d’une vive douleur
& penétré de honte, versa un torrent de larmes & lui
répondit en ces termes : Ebene 3
Dialog
2Voulez vous, Seigneur, que je
vous dise la verité ; j’éprouve sensiblement que
j’ai deux Ames : C’est une nouvelle Philosophie que
l’Amour, ce grand Sophiste, m’a enseignée. En
effet,si je n’avois qu’une Ame, elle ne pourroit pas
être tout-à-la fois bonne & mauvaise, ni aimer
en même temps le bien & le mal, ni vouloir tout
ensemble faire une certaine chose & ne la pas
faire. Cela prouve clairement que j’ai deux Ames ;
quand la bonne est la plus forte, elle fait le
bien ; quand la mauvaise a l’avantage,
elle entreprend les actions vicieuses. Maintenant
que vous êtes venu à mon secours, ma bonne Ame est
la plus puissante.
Metatextualität
Je ne sçai point si mes Lecteurs
voudront admettre cette découverte en Philosophie ; mais
s’ils ne l’admettent pas, il faut qu’ils avouent qu’il y a
des passions aussi différentes dans une seule Ame, qu’il y
en peut avoir en deux. A peine pouvons-nous lire la Vie de
quelque grand Homme de l’Antiquité, ou nous entretenir avec
quelqu’un de nos célébres Contemporains qui ne fournisse un
Exemple de ce que j’avance. Je n’ai combattu jusques
ici que la partialité & l’injustice avec laquelle nous
prononçons en gros sur ce que tiennent les Hommes, quoiqu’ils
soient un mélange de vertus & de vices, de bien & de
mal ; mais je pourrois étendre ma Remarque plus loin, &
l’appliquer à tout ce qui se dit de la plûpart de leurs actions.
Si d’un côté nous pesions de bonne foi toutes les circonstances
qui les accompagnent, nous trouverions souvent qu’ils ont été
réduits à faire une certaine démarche, qui nous choque d’abord,
pour en éviter une autre qui nous déplairoit davantage. Si d’un
autre côté nous examinions à la rigueur celles qui
jettent le plus d’eclat & qui nous éblouissent, nous les
trouverions presque toutes defectueuses, qu’elles clochent par
quelque endroit, qu’elles doivent leur naissance à quelque desir
ambitieux & criminel, ou qu’elles tendent à une mauvaise
fin. La même action peut être quelquefois environnée de
circonstances si bizarres, qu’il est difficile de déterminer si
elle mérite récompense ou châtiment. Les Compilateurs de nos
Loix en Angleterre ont si bien senti cet embarras, qu’ils ont
posé pour une de leurs principales Maximes, Qu’il vaut mieux
souffrir un inconvenient, que de permettre un grand Mal ;
c’est-à-dire, en d’autres termes, Que, puis qu’aucune Loi ne
peut embrasser tous les cas, ni pourvoir à tout, il vaut mieux
que les Particuliers souffrent quelque injustice, que de ne pas
remedier à un Grief public. C’est aussi ce qu’on allégue
d’ordinaire pour excuser les troubles, où tombent quelques
Membres de la Societé en certaines occasions, qu’il étoit
impossible aux Législateurs de prévoir. De là vient que, pour
remedier, autant qu’il se peut, à ce défaut, on a établi la Cour
de la Chancelerie, qui mitige souvent & adoucit la rigueur
du Droit Coûtumier, dans les Causes civiles ; de même que dans
les criminelles, la Personne, qui est sur le Trône
a toujours le pouvoir de pardonner. Malgré tout cela, dans un
Gouvernement fort étendu, il est presque impossible de
distribuer les Peines & les Récompenses avec la derniere
précision. Il faut avouer que la République de Lacedémone étoit
d’une grande exactitude à cet égard ; & Metatextualität
je ne sçache pas avoir trouvé dans toutes mes
Lectures un Exemple de Justice qui approche de celui que
Plutarque nous en rapporte, & qui servira de clôture à
ce Discours.
Exemplum
La Ville de Lacedémone, attaquée
à l’improviste par une puissante Armée de Thébains, couroit
grand risque d’être la proye de ses Ennemis, lors que ses
Habitans attroupez coururent aux armes, & se battirent
avec toute la vigueur qu’on pouvoit attendre de la nécessité
où ils se trouvoient ; mais il n’y en eut aucun qui se
distinguât d’une maniere si éclatante, au grand étonnement
de l’une & de l’autre Armée, qu’Isadas le Fils de
Phoebidas, qui étoit alors dans la fleur de sa jeunesse,
& très-remarquable pour la beauté de sa personne. Il
sortoit du Bain lors que l’allarme fut donnée ; c’est-à-dire
qu’il n’eut pas le temps de mettre ses Habits, ni d’aller
chercher ses Armes : Cependant, plein de zele
pour servir sa Patrie dans une si rude extremité, il arrache
une Lance à l’un & une Epée à l’autre, & court tête
baissée au plus épais des Ennemis. Rien ne pût résister à
son ardeur, & par tout où il tourna ses pas, il mit
l’Ennemi en fuite, sans recevoir aucune blessure. Je ne
déterminerai pas, ajoute3Plutarque, si quelque
Dieu, pour le recompenser de sa grande valeur, en eut un
soin tout particulier dans cette journée & le couvrit de
sa protection, ou si les Ennemis, frappez de la singularité
de son équipage & de la beauté de sa personne, crurent
qu’il y avoit en lui quelque chose au-dessus de l’Homme. Les
Ephores, ou les principaux Magistrats de la Ville,
trouverent tant de noblesse & de bravoure dans cette
action, qu’ils lui décernerent une Guirlande ; mais ils le
condamnerent en même temps à une amende de mille Drachmes,
pour avoir paru à la Bataille sans être armé de toutes
pieces.
Ebene 2
Metatextualität
Tous les Hommes sont un
mélange de bien & de mal ; & l’on ne doit pas
juger d’eux en gros.
Ebene 3
Zitat/Motto
Les Hommes n’ont point de
Caractéres, dit un Auteur célébre,1ou s’ils en ont, c’est
celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se
démente point, & où ils soient reconnoissables : Il
leur coûte moins de joindre les extremitez, que d’avoir
une conduite dont une partie naisse de l’autre.
Exemplum
On peut voir un Exemple fort
remarquable de cette inconstance de l’Esprit Humain dans la
Cyropedie de Xenophon. Cet Historien nous dit que Cyrus,
après le gain d’une Bataille, trouva parmi les Prisonniers,
Panthée, Dame d’une grande beauté & Femme d’Abradate,
Roi de la Susiane, qu’il ne voulut pas la retenir lui-même,
& qu’il la mit sous la garde d’Araspe, jeune Seigneur
Méde, qui avoit soutenu, en sa présence, que la beauté d’une
Femme ne pouvoit jamais contraindre un honnête
Homme de manquer à son devoir, quand il avoit pris une bonne
Résolution de s’en acquitter. Cependant le jeune Méde n’eut
pas plûtôt cette belle Captive en sa garde, qu’il en devint
amoureux, qu’il mit tout en œuvre pour la suborner, &
qu’au desespoir de ce qu’il ne pouvoit en venir à bout, il
se préparoit à quelque extremite fâcheuse, lors que Cyrus en
eut la nouvelle. Ce Prince, qui l’aimoit dès l’enfance, le
manda au plus vîte, lui représenta son crime avec beaucoup
de douceur, & lui rapella ce qu’il avoit dit lui-même à
cette occasion. Là-dessus Araspe, touché d’une vive douleur
& penétré de honte, versa un torrent de larmes & lui
répondit en ces termes :
Ebene 3
Dialog
2Voulez vous, Seigneur, que je
vous dise la verité ; j’éprouve sensiblement que
j’ai deux Ames : C’est une nouvelle Philosophie que
l’Amour, ce grand Sophiste, m’a enseignée. En
effet,si je n’avois qu’une Ame, elle ne pourroit pas
être tout-à-la fois bonne & mauvaise, ni aimer
en même temps le bien & le mal, ni vouloir tout
ensemble faire une certaine chose & ne la pas
faire. Cela prouve clairement que j’ai deux Ames ;
quand la bonne est la plus forte, elle fait le
bien ; quand la mauvaise a l’avantage,
elle entreprend les actions vicieuses. Maintenant
que vous êtes venu à mon secours, ma bonne Ame est
la plus puissante.
Metatextualität
Je ne sçai point si mes Lecteurs
voudront admettre cette découverte en Philosophie ; mais
s’ils ne l’admettent pas, il faut qu’ils avouent qu’il y a
des passions aussi différentes dans une seule Ame, qu’il y
en peut avoir en deux. A peine pouvons-nous lire la Vie de
quelque grand Homme de l’Antiquité, ou nous entretenir avec
quelqu’un de nos célébres Contemporains qui ne fournisse un
Exemple de ce que j’avance.
Metatextualität
je ne sçache pas avoir trouvé dans toutes mes
Lectures un Exemple de Justice qui approche de celui que
Plutarque nous en rapporte, & qui servira de clôture à
ce Discours.
Exemplum
La Ville de Lacedémone, attaquée
à l’improviste par une puissante Armée de Thébains, couroit
grand risque d’être la proye de ses Ennemis, lors que ses
Habitans attroupez coururent aux armes, & se battirent
avec toute la vigueur qu’on pouvoit attendre de la nécessité
où ils se trouvoient ; mais il n’y en eut aucun qui se
distinguât d’une maniere si éclatante, au grand étonnement
de l’une & de l’autre Armée, qu’Isadas le Fils de
Phoebidas, qui étoit alors dans la fleur de sa jeunesse,
& très-remarquable pour la beauté de sa personne. Il
sortoit du Bain lors que l’allarme fut donnée ; c’est-à-dire
qu’il n’eut pas le temps de mettre ses Habits, ni d’aller
chercher ses Armes : Cependant, plein de zele
pour servir sa Patrie dans une si rude extremité, il arrache
une Lance à l’un & une Epée à l’autre, & court tête
baissée au plus épais des Ennemis. Rien ne pût résister à
son ardeur, & par tout où il tourna ses pas, il mit
l’Ennemi en fuite, sans recevoir aucune blessure. Je ne
déterminerai pas, ajoute3Plutarque, si quelque
Dieu, pour le recompenser de sa grande valeur, en eut un
soin tout particulier dans cette journée & le couvrit de
sa protection, ou si les Ennemis, frappez de la singularité
de son équipage & de la beauté de sa personne, crurent
qu’il y avoit en lui quelque chose au-dessus de l’Homme. Les
Ephores, ou les principaux Magistrats de la Ville,
trouverent tant de noblesse & de bravoure dans cette
action, qu’ils lui décernerent une Guirlande ; mais ils le
condamnerent en même temps à une amende de mille Drachmes,
pour avoir paru à la Bataille sans être armé de toutes
pieces.
1[La Bruyere, Jean de#H::La Bruyere], [Moeurs de ce Siécle::Moeurs de ce Siécle], Chap. De l’Homme p. 353. Ed. Amst. 1720
2Hist. de Cyrus, traduite du Grec de Xenophon par Mr. Charpentier, pag. 278. Edit. de Paris en 1661.
3Voyez la Traduction de Mr. Dacier, impr. à Amsterdam in 12. chez les Freres Wetstein. Tome V. p. 371