Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "I. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\001 (1726), pp. 1-9, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1474 [consulté le: ].


Niveau 1►

I. Discours

Citation/Devise► Paulatim abolere Sicheum Incipit, & vivo tentat prӕvertere amore
Jampridem resides animos desuetáque corda.

Virg. Ӕneid. I. 1724.

Il commence à éfacer peu à peu dans son esprit le souvenir de Siché’e, & il tâche d’enflamer son cœur tranquile d’un amour violent, dont elle ne connoissoit presque plus les atteintes. ◀Citation/Devise

Metatextualité► Lettre sur une Coterie de Veuves. ◀Metatextualité

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

Hétéroportrait► « J’ai la taille avantageuse, les épaules larges, assez d’éfronterie, le teint noir, & toutes les qualitez requises, à ce qu’il me sembloit, pour obtenir une riche Veuve : Mais, après avoir busqué fortune durant plus de trois années consécutives, je n’ai pû gagner ni l’esprit ni le cœur d’une seule de ces Dames. J’ai presque toujours réüssi dans mes premieres attaques ; mais d’abord que je voulois m’assûrer une partie de leur bien, il falloit [2] rompre & se retirer. Si mon état n’en est pas devenu meilleur par toutes ces recherches, j’ai acquis du moins de l’experience, & j’ai appris divers secrets, qui peuvent être utiles à ces malheureux Avanturiers, qu’on appelle d’ordinaire Quêteurs de Veuves, & qui ne sçavent pas que ces sortes de Femmes sont aussi bien aux aguets pour tendre des piéges, qu’ils le sont eux-mêmes. ◀Hétéroportrait Metatextualité► Je vais vous communiquer ici les mysteres d’une de ces Cabales féminines, qui se nomme la Coterie des Veuves. Elle est composée de neuf Matrones experimentées, qui s’assemblent une fois la semaine, & qui se rangent autour d’une grande Table ovale. ◀Metatextualité

Niveau 4► i. Madame la Présidente est une personne d’un mérite tout extraordinaire, qui a déja disposé de six maris, & qui en veut prendre un septiéme, persuadée qu’il y a autant de vertu dans l’atouchement d’un septiéme Epoux, que dans celui d’un septiéme Fils. Voici les Noms & les qualitez de ses fideles compagnes.

ii. Mademoiselle Finemouche, qui jouït de quatre Doüaires, par quatre différens Epoux, de quatre différentes Provinces. Elle est sur le point de se marier avec un homme de Middlesex, & l’on dit qu’elle a une grande passion d’éten-[3]dre ses domaines dans tous les Comtez d’Angleterre, en deçà de la Trent.

iii. Mlle de la Nefle, qui, après avoir usé deux Maris & un Galant, vient d’épouser un Gentilhomme sexagenaire. Sur le rapport qu’elle a fait à la Coterie de ce qui s’est passé entre eux durant le cours d’une semaine, on lui a permis de s’y trouver en qualité de Veuve, &, selon cet ordre, elle continue à y tenir sa place.

iv. La Veuve Feu-Ardent, qui s’est remariée quinze jours après la mort de son dernier Epoux. Ses habits de deüil, qui lui ont déja servi trois fois, sont encore aussi bons que s’ils étoient tout neufs.

v. Madame Catherine du Goufre, qui étoit Veuve à l’âge de dix-huit ans, & qui a depuis enterré un second Mari avec deux Cochers.

vi. Madame de Marioles, qui à l’âge de quinze ans épousa Mr le Chevalier Simon de Marioles, qui en avoit alors soixante-douze, & dont elle eut deux jumeaux neuf mois après son décès. A l’âge de cinquante-cinq ans elle se maria à Mr. Jaques Fuseaux, Ecuyer, qui n’en avoit que vingt & un, & qui ne survêcut pas au premier mois de son Mariage. [4]

vii. Madame Debora Conquet, Veuve du Chevalier Samson Conquet, nommé quelquefois pour être un des Juges aux Assises. Ce Chevalier étoit un homme vigoureux, qui avoit six pieds de hauteur, & deux pieds de large du bout d’une épaule à l’autre. Il avoit eu trois Femmes, qui moururent toutes dans leurs couches. Ceci causa une telle frayeur à tout le beau Sexe, qu’aucune n’osoit jetter les yeux sur lui. Enfin Mlle Debora l’entreprit, & en rendit si bon compte, qu’après trois années de mariage, elle eut le plaisir de l’étendre sur le carreau & de le mesurer dans toute sa longueur. Par cet exploit, elle s’est acquise tant de réputation, que les Dames de la Coterie ont joint à son triomphe les trois Victoires du Chevalier Samson, & qu’elles lui donnent le mérite d’un quatriéme Veuvage, de sorte qu’elle y occupe aujourd’hui une place proportionnée à sa dignité.

viii. Madame de S. Leger, Veuve de M. Jean de S. Leger, qui aimoit jusqu’à la fureur la Chasse du Renard, & qui se cassa le cou en sautant à cheval par dessus une porte de six barreaux. Elle fut si touchée de cet accident, qu’elle en seroit morte de douleur, si un Gentilhom-[5]me du voisinage n’eût diverti son chagrin, & ne lui eût fait la cour dès le second mois de son deüil. Quinze jours après, ce Gentilhomme se vit renvoyé pour l’amour d’un jeune Avocat, qui ne fut le bien–venu que l’espace de six semaines, & qui fut obligé d’abandonner son poste à un Officier cassé, réduit en peu de temps à ceder la place à un Homme de Cour. La faveur de celui-ci fut d’aussi courte durée que celle des autres ; mais il eut le plaisir de se voir succedé par une longue suite d’Amans, qui en conterent à la Veuve jusqu’à la trente-septiéme année de son âge. Il y eut alors une cessation de dix années consécutives, au bout desquelles M. Jean Lalane, Maître Chapelier se mit en tête de l’aimer, & l’on croit même qu’il la possedera bientôt.

ix. La derniere est la jolie Mlle Courant, qui n’avoit pas seize ans complets lors qu’elle fit mourir son premier Epoux de chagrin, & qu’on l’admit dans cette coterie. Elle en sortit bientôt après, sur ce qu’elle voulut tâter d’un second, qu’elle expedia si vîte, qu’en moins d’une année, elle y rentra de nouveau. Cette jeune Matrone est un des plus dignes membres de la Societé, en état de s’y [6] avancer plus qu’aucune des autres, & il y a grande apparence qu’elle y occupera le siege de la Présidente, avant que de finir ses jours. ◀Niveau 4

Récit général► Dès l’établissement de leur Coterie, ces Dames résolurent de donner les Portraits de leur defunts Maris, pour servir d’ornement à la Chambre où elles tiennent leurs Assemblées ; mais sur ce qu’il y en eu deux qui les firent tirer au naturel dans toute leur étenduë, & que ces deux Pieces couvroient toute la muraille d’un côté, elles en vinrent à une seconde résolution, qui fut, que chaque Matrone donneroit son propre portrait au naturel, & que ses maris y seroient placez tout autour en miniature.

Comme elles ont le malheur d’être presque toutes sujettes à la Colique ; elles ont une excellente Cave, pleine de Cordiaux & de Liqueurs fortes. Lorsque la boisson commence à les assoupir, elles ne manquent presque jamais de parler de leurs défunts Epoux avec tendresse, & de les honorer de quelques larmes. Mais demandez-leur, lequel de tous elles regrettent le plus, elle n’en sçavent rien, & font voir par là qu’elles ne pleurent pas tant la perte, que la privation actuelle d’un Mari. [7]

Leur Maxime favorite, qui doit servir de Régle à toute la Societé, est de faire, en toute occasion, l’éloge du Célibat, pour détourner les autres du Mariage, & s’attirer à elles seules la bienveillance de tous les Hommes.

Si quelqu’une d’elles a un Amant, elle est obligée de communiquer son Nom à la Societé, où l’on examine en pleine Assemblée, sa Reputation, sa Personne, son Bien & son Humeur ; & s’il est jugé digne d’avoir un de leurs Membres, alors elles mettent de concert tout en œuvre pour l’attirer dans ses filets. De cette maniere elles connoissent tous les Quêteurs de Veuves qu’il y a dans la Ville, & qui leur donnent souvent occasion de se divertir. Un bon Gentilhomme Irlandois, qui ne sçait rien, à ce qu’il paroît, de leur Societé, est de ce nombre, puisqu’il en a conté en différens temps à toutes celles qui la composent.

Leur conversation roule d’ordinaire sur leurs défunts Maris, & c’est la chose du monde la plus divertissante de leur entendre rapporter les artifices & les stratagémes, qu’elles ont mis en usage pour amuser le jaloux, calmer le violent, ou duper celui d’un bon naturel, & les réduire enfin les uns & les autres à sortir de [8] la Maison les talons devant, comme elles s’expriment elles-mêmes.

La politique de ces Machiavelistes Fémelles, qui la cultivent beaucoup, regardent sur tout deux Points, la maniere dont il faut traiter un Amant, & l’art de gouverner un Epoux. Le premier de ces deux Articles est d’une trop longue discussion pour servir de clôture à une de vos feüilles volantes ; ainsi je le garderai pour une seconde Lettre.

Pour l’Art de gouverner un Epoux, il est bâti sur des Maximes, que toute la Coterie admet en général, & qui se réduisent à celle-ci : Qu’une Femme doit éviter d’abord de suivre les caprices de son Epoux : Quelle ne doit pas lui accorder trop de liberté ni de trop grandes familiaritez : Qu’elle ne doit pas se laisser traiter en Novice, mais en Femme qui connoît le monde : Qu’elle ne doit rien diminuer de son premier état, ni de la dépense qu’elle faisoit avant son Mariage : Qu’elle doit loüer la générosité de son Mari défunt, ou toute autre vertu, qu’elle veut recommander à son Successeur : Qu’elle doit chasser tous les anciens Amis & tous les Domestiques de son Epoux, afin de joüir toute seule de sa chere personne : Qu’elle doit l’enga-[9]ger à deshériter les Enfans de tout autre Lit que le sien : Qu’elle ne doit jamais être pleinement convaincuë de son amitié, jusqu’à ce qu’il lui ait donné tous ses Biens, meubles & immeubles, présens & à venir. Je suis, &c. » ◀Récit général ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1