Le Spectateur ou le Socrate moderne: LXV. Discours
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LXV. Discours
Zitat/Motto
— — Tentada via est,
quâ me quoque possim
Tollere humo, victôrque virûm volitare per ora.
Tollere humo, victôrque virûm volitare per ora.
Virg. Georg. III. 8.
Il faut que je cherche une nouvelle route pour m’élever au-dessus du commun, & me rendre célébre dans le monde.Metatextualität
Eloge de quelques
Génies extraordinaires.
Metatextualität
Eloge de quelques
Génies extraordinaires.
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Metatextualität
L’Essai qu’on va lire n’est pas de
ma façon, mais j’en suis redevable à l’ingénieux Auteur d’un
Poëme qui vient de paroître & qui est intitulé, Ode au
Créateur de l’Univers, à l’occasion des Fragmens d’Orpheé.
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Allgemeine Erzählung
« Je me souviens d’avoir lû,
dans un célébre Auteur François, qu’aucun Homme n’a
jamais poußé les talens naturels aussi loin qu’ils
auroient pû s’étendre. Je n’examinerai pas si cela est
vrai à toute rigueur. Il sufit de dire, que les Hommes
capables de la plus grande aplication, & qui ont le plus d’aquis peuvent trouver bien du
vuide & du tems perdu, dans leur vie passée, dont
ils auroient pû faire un meilleur usage. En effet, à
peine y a-t-il une seul personne au Monde capable de
réfléchir sur elle-même, qui ne pense, tôt ou tard, que
si elle recommençoit à vivre, elle n’emploïât beaucoup
mieux son tems. L’Esprit est le plus porté à se faire ce
reproche ingenu, lors qu’il voit des Hommes qui ont
surpassé de beaucoup la plûpart des autres, dans les
Sciences, les Arts, ou quelque autre Perfection digne de
notre estime. Un des plus vastes Génies & des mieux
cultivez qu’il y ait jamais eu parmi nous, ou chez les
Etrangers, étoit celui du Chevalier François Bacon, ou
Lord Verulam. Ce grand Homme par la force extraordinaire
& l’étendue de son Génie, & par une Etude
infatigable, avoit fait un si prodigieux amas de
Connoissances, qu’il nous est impossible de le regarder
sans admiration. Il semble qu’il eut embrassé tout ce
qui se trouvoit dans les Livres qui avoïent paru avant
lui ; & non content de cela, il ouvrit un si grand
nombre de nouvelles routes pour aprofondir les Sciences,
qu’un seul Homme, jouît-il de la vie la plus longue, ne
sauroit jamais les parcourir toutes. De là vient qu’il
n’en fit, pour ainsi dire, que tracer la superficie à
l’exemple des Voïageurs sur Mer, qui
ne donnent qu’un profil grossier des Côtes, ou des
Pointes de Terre qui leur sont inconnues, & dont ils
laissent une recherche plus exacte aux Siécles à venir,
qui voudront marcher sur leurs traces, ou bâtir sur
leurs conjectures. L’illustre Mr. Boyle semble avoir été
destiné par la Nature à succéder au travail & aux
recherches de ce Génie extraordinaire que je viens de
nommer. Par le nombre infini de ses Expériences, il a
rempli, en grande partie, ces Plans & ces Profils de
Science, que son Prédecesseur avoit craïonnez. Il a
passé toute sa vie à la poursuite des Ouvrages de la
Nature, à travers cette infinie variété de métamorphoses
& de changemens, aussi bien que dans la plus
raisonnable & la plus sincere adoration de son
Créateur. Il n’y a que très-peu d’Esprits de cet ordre
qui aient étendu leur connoissance, dans les Etudes
qu’ils ont poursuivies, aussi loin que ces deux-là ;
mais je ne doute pas qu’à cette occasion, ceux de mes
Lecteurs qui savent ce qui se passe dans la République
des Lettres ne s’en rapellent un troisiéme 1qui est en cote plein de vie & qui
fait la Gloire de notre Nation. Il a pénétré si avant
dans les secrets de la Nature & dans les
Mathématiques, que ses progrès, qui vont au
delà de tout ce que les autres avoient découvert, nous
fournissent un exemple étonnant de la vaste capacité de
l’Esprit Humain, & nous démontrent que le sujet de
ses recherches est un fonds inépuisable ; tant il est
vrai ce que dit l’Ecriture 2que l’Homme sage, qui
veut comprendre les Ouvreages de Dieu d’un bout à
l’autre, ne sauroit jamais y parvenir. Je ne puis me
dispenser d’ajouter ici un nouveau Caracter, qui est à
la vérité, d’une espece differente de ceux-là, mais qui
sert à prouver la force merveilleuse de la Nature &
de l’Aplication, & nous donne l’Exemple le plus
singulier d’un Génie universel que j’aie rencontré de ma
vie. Je veux parler de Leonardo da Vinci, Peintre
Italien, issu d’une Famille noble en Toscone, & qui
vivoit vers le commencement du seiziéme siécle. Il étoit
si habile dans les Piéces historiques, que sélon
quelques-uns, il surpassoit à cet égard tous ceux qui
l’avoient précédé. Il est certain qu’il exita l’envie de
Michel Ange, qui étoit son Contemporain, & que ce
fut, par l’étude de ses Ouvrages, que Raphael lui-même
aprit sa belle maniere de dessiner. Il étoit Expert dans
la Scultpure & l’Architecture ; il entendoit
l’Anatomie, les Mathématiques & la Méchanique. On
parle de l’Aqueduc, qui va depuis la Riviere d’Adda
jusques à Milan, comme d’un Ouvrage de son
invention. Il possedoit diverses Langues ; il avoit
étudie l’Histoire, la Philosophie, la Poësie & la
Musique. Je ne saurois m’empêcher d’observer ici, quoi
que cela soie inutile à mon but, que tous ceux qui ont
parlé de ce fameux Peintre ont aussi relevé la
perfection de son Corps. Les exemples qu’on allégue de
sa force sont presque incroïables. Il étoit bien fait de
sa personne, & d’une adresse surprenante dans tous
les Exercices d’un Gentilhomme. En un mot, on nous
assûre que les bonnes qualitez de son cœur répondoient
aux talens de son Esprit, qu’il étoit honête, généreux
& d’une humeur très-douce. Je n’en dirois plus rien,
si la curiosité de mes Lecteurs ne demandoit que je leur
aprisse une circonstance aussi remarquable de sa mort,
qu’il étoit lui-même d’un Caractére distingué. La
réputation de ses Ouvrages lui avoit aquis une estime si
générale, qu’il fut invité à la Cour de France, où il
tomba malade, quelque-tems après son arrivée. Sensible à
l’honeur que le Roi François I. lui fit de lui rendre
visite, il voulut se mettre sur son seant, & attaqué
presque aussitôt d’une défaillance, il expira entre les
bras de ce grand Monarque. Il est impossible de
refléchir sur des Expemples de cette nature, sans
admirer l’étendue merveilleuse de l’Esprit Humain, qui
peut faire de tels progrès dans les Sciences & avoir une si grande variété d’idées
sans aucun embarras & sans qu’elles se confondent.
N’est-il donc pas bien raisonnable d’inferer de-là que
cet Esprit tire son origine de Dieu ? Et puis que la
Matiere insensible est douée d’une capacité naturelle de
durer toûjours, à moins qu’elle ne soit anéantie par la
toute-puissance divine quelle absurdité n’y auroit-il
pas à s’imaginer qu’un Etre beaucoup plus parfait ne
jouït pas du même privilege ? D’un autre côté, si nous
tournons les yeux sur ces Nations barbares qui se
trouvent dans les Indes, & donc les Voïageurs nous
entretiennent, on y voit des Peuples entiers qui ont a
peine les premieres étincelles de la Raison, & donc
presque toutes les idées se bornent à celles des Sens
& des Apétits naturels. Il semble que ce sont de
vastes Déserts incultes de la Nature Humaine ; &
lors qu’on vient à comparer ces Individus avec ceux qui
excellent dans les Arts & dans les Sciences, il est
difficile de se persuader que ce soient des Créatures de
la même Espéce. Quelques-uns croient que les Ames des
Hommes sont naturellement toutes égales, & que la
grande disparité, qu’on y observe d’ordinaire, vient de
la diferente organisation ou structure des Corps
ausquels elles sont unies. Mais de quelque source que
vienne cette premiere disparité, la
seconde, ou celle qu’on voit entre leurs talens acquis,
doit son origine à la difference accidentelle de leur
Education, de leur Fortune, ou de leur train de vie.
L’Ame est une espece de Diamant brute, qui a besoin
d’art de travail & de tems pour le polir. Il y a
quantité de bons Génies qui se perdent, faute de tout
cela, ou qui demeurent incultes, comme un Joïau qui
reste dans la Mine. Un des plus forts motifs qui excite
les Hommes à se surpasser les uns les autres dans les
Arts & dans les Sciences, qu’ils estiment le plus,
est la passion naturelle qu’ils ont pour la Gloire,
& qu’on ne doit jamais décourager, quoique l’excès
en soit vicieux. Quelques Ecrivains de Morale sont
peut-être un peu trop rigides à décréditer ce Principe,
que la Nature semble avoir gravé dans l’Ame comme un
ressort capable de mettre en mouvement toutes les
facultez cachées, & qui se déploie toûjours avec le
plus de force dans les Ames les plus généreuses. Les
Hommes, dont les Caracteres ont brillé avec le plus
d’éclat chez les anciens Romains, paroissent avoir été
vivement animez de ce Principe. Ciceron, dont le savoir
& les services, qu’il rendit à sa Patrie, sont si
bien connus, en étoit enflammé jusques à la fureur ;
3Il presse chaudement Lucceius, qui
ècrivoit l’Histoire de ces tems-la, d’être fort exact à détailler toutes les particularitez de
son Consulat, & de s’en acquiter au- plutôt afin
qu’il eût le plaisir de goûter durant sa vie, un peu de
cet honneur, qu’il prévoïoit devoir être un jour rendu à
sa mémoire. C’étoit l’ambition d’un grand Génie, mais il
pêche dans le degré, puis qu’il sollicite son Ami de
relever les actions avec plus d’éloge que les loix de
l’Historien & de la Verité même ne le permettent.
Pline le jeune paroit avoir eu la même passion pour la
Renommée, quoi qu’elle fut plus chaste & plus
modeste. La maniere ingénue dont il l’avouë à son Ami
Capiton, qui lui conseilloit d’écrire l’Histoire, est
très-belle, & l’éleve à une certaine Grandeur qu’on
ne sauroit attribuer à la Vanité. 4Pour moi, dit-il,
rien ne me touché si fort, qu’une réputation à l’épreuve
des tems, rien ne me paroit plus digne d’un Homme, sur
tout de celui, qui n’ayant rien à se reprocher est
tranquille sur les jugemens de la posterité. Il me
semble que je ne dois pas finir ce Discours, sans
intéresser tous mes Lecteurs dans le Sujet dont il
traite. Ainsi je poserai pour Maxime, que, bien que tous
ne puissent pas briller dans les Sciences ou les beaux
Arts, chacun peut exceller en quelque chose. L’Ame
possede, à cet égard une certaine Faculté végétative,
s’il m’est permis de la nommer ainsi, qui
ne sauroit demeurer tout-à-fait inutile. Si la culture
n’en forme pas un Jardin magnifique & régulier, elle
poussera d’elle-même des Herbes sauvages ou des Fleurs
qui le seront encore plus. »