Le Spectateur ou le Socrate moderne: LXII. Discours

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Livello 1

LXII. Discours

Citazione/Motto

Quamvis digressu veteris confusus amici,
Laudo tamen . . . . .

Juv. Sat. III. I.

Quoi que je sois sensiblement touché du départ de mon ancien Ami, je ne puis cependant desaprouver son dessein.

Metatestualità

La plupart des Hommes cherchent le repos sans le trouver.

Livello 2

Je croi que la plûpart des gens commencent à s’établir dans le Monde avec la résolution de s’éloigner du tumulte des affaires, & de mener une vie tranquille, d’abord qu’ils seront à leur aise. Le malheur est que nous cherchons toûjours quelque prétexte pour retarder l’exécution de ce dessein jusqu’à ce que la Mort nous enleve & le fait évanouir. Entre tous les Hommes qui forment ce beau projet, il n’y en a point qui aient tant de peine à le détacher du Monde, que ceux qui ont vieilli dans le rude travail d’accumuler des richesses. Ils sont si atentifs au Gain, & si occupez de cet unique desir, qu’il leur est très-difficile de donner une autre pente à leur Ame, & de la tourner vers ces Objets, qui, malgré leur convenance avec tous les périodes de la Vie, quadrent sur tout avec le dernier.

Esempio

1Horace nous décrit un vieux Usurier si charmé des plaisirs de la vie champêtre, qu’il ramassa tout son argent pour acquérir un Bien de Campagne ; mais quelle en fut l’issue ? Peu de jours après il remit son argent à l’intêret.
Je suis tombé dans cette enchainure de pensées à l’occasion d’un Entretien que j’eus la semaine derniere avec mon illustre Ami le Chevalier Freeport, qui a tant d’éloquence naturelle, de bon sens & de probité, que je me fais toujours un vrai plaisir de l’entendre raisonner. Comme nous étions tous deux ensemble, aujourd’hui les seuls Membres qui restent de notre Coterie, il me dépeignit plusieurs Scènes de la vie active & laborieuse, avec quantité de ces heureux tours, qu’il auroit appelle un autre fois des Coups de bonne fortune, & qu’il nomma dans la situation où il se trouvoit alors, des graces, des faveurs du Ciel, & des benedictions que Dieu se plaît à répandre sur l’honête industrie des Hommes.

Livello 3

« Il faut que vous sachiez, ajouta-t-il, mon bon Ami que je suis si accoutumé à m’envisager sous l’idée d’un Créancier & d’un Débiteur, que je regle souvent mes Comptes, à l’égard du Ciel & de mon Ame, sur le même pié. En ce cas, lors que je tourne les yeux sur le Debet, j’y trouve un si grand nombre d’Articles, que mon Arithmetique est à bout, & qu’il m’est impossible de les supputer ; mais lors que j’examine le Crédit, je n’y vois presque pas un seul Article. Cependant, quoi que très-persuadé que mon Créateur ne me doit rien & je lui dois tout, je suis résolu d’emploïer tous mes éforts à régler mes Comptes avec lui. Ne soïez donc pas surpris, mon cher Ami, si vous entendez dire à l’avenir que je méne une vie y plus retirée, & si vous ne me voyez plus paroïtre à ce Rendez-vous. »
Je ne pûs qu’aprouver une si bonne résolution, malgré la perte qui m’en reviendra.

Metatestualità

Cet honnête Chevalier s’est expliqué depuis d’une maniere plus étendue dans la Lettre suivante, que je viens de recevoir.

Metatestualità

Lettre du Chev. Freeport sur sa retraite à la Champagne.

Livello 3

Lettera/Lettera al direttore

Mon cher Spectateur, « Vous savez que nos Amis de la Coterie ne cessoient de me railler, toutes les fois que je parlois de ma retraite, & qu’ils m’apliquoient un de nos Proverbes qui dit, Qu’un Marchand n’est jamais satisfait, s’il ne gagne encore quelque chose de plus, avec tout cela je puis vous aprendre aujourd’hui qu’il y en a un au Monde qui croit avoir assez gagné, & qui est bien résolu à passer le reste de sa vie dans la jouïssance de ce qu’il possede. Vous avez une idée si favorable de mon cœur qu’il est presque inutile de vous dire que j’apelle jouir de mon Bien, l’emploïer au service & à l’avantage du Public. La plus grande partie de ce Bien a été jusques ici d’une nature inconstante & volatile, exposée aux flots de la Mer ou aux révolutions des Fonds public ; mais je l’ai fixée en quelque maniere par l’achat de bonnes Fermes & de Terres solides. Je l’ai mise à l abri de l’incertitude des Fonds Nationaux, des Vents & des Orages, & j’en ai acquis un beau Domaine. C’est ce qui me fournira l’occasion d’être charitable à ma mode, je veux dire de faire travailler mes pauvres Voisins, & de les mettre en état de vivre à leur aise par leur industrie. Mes Jardins, mes Viviers, mes Terres labourables & mes Pâturages feront mes divers Hôpitaux, ou plûtôt mes Ateliers, où j’ai résolu d’entretenir quantité de Personnes indigentes, qui meurent aujourd’hui de faim dans mon voisinage. J’ai une grande étendue de terres en friche qui se peuvent cultiver, dont les unes sont déja destinées dans mon Esprit au labourage, les autres à des Enolos, à des Bois, ou à être dessechées. En un mot, puis que j’ai ma bonne portion de la surface de cette Isle, je veux la rendre aussi belle qu’aucune autre que se voie dans tout le Royaume ; du moins il n’y aura pas un seul pouce de terre qui ne soit cultivé de la maniere qui tournera le plus au profit de son Maître. Si lors que je faisois mon Négoce par Mer, je l’avois disposé en sorte qu’il n’y avoit pas un Vent de la Boussole qui n’amenât quelqu’un de mes Vaisseaux dans nos Ports ; je me flate que devenu Campagnard, je réglerai si bien toutes choses, qu’une Ondée de Pluie, ou que les raïons du Soleil ne tomberont jamais sur mes terres, sans en ameliorer quelqune, & l’aider à produire les fruits de la Saison. D’ailleurs vous n’ignorez pas que j‘ai toûjours cru que la Vie est mal emploïée, si elle n’est utile aux autres à quelque égard. Mais lors que je vais me promener tout seul à Cheval, & prendre l’air dans la Bruiere, qui est voisine de ma Maison, plusieurs autres pensées me viennent occuper l’Esprit. Il me semble qu’un Homme de mon âge peut trouver assez à faire chez lui, soie qu’il veuille mettre son Esprit dans une bonne assiete, ou se préparer pour un autre Monde, ou, se familiariser avec la Mort. Je vous dirai donc qu’outre le moïen de me rendre utile au Public, dont je vous ai parle ci-dessus, je cherche actuellement un endroit commode pour y bâtir une Maison à laquelle j’attacherai de bons revenus annuels, pour servir à l’entretien d’une douzaine de vieux Laboureurs qui ne seront plus en état de travailler. Quel plaisir ne sera-ce pas pour moi d’aller prier Dieu, deux fois par jour, avec des Hommes de mon âge, qui penseront plûtôt, aussi bien que moi à se disposer à la Mort, qu’à s’occuper des soins & des embarras de la vie ? Je me souviens d’avoir apris, au Collége, un bon mot, qui dit que la fin couronne l’œuvre. Vous savez mieux que moi s’il est de Virgile ou d’Horace ; mais je ne cherche qu’à me répliquer. Si vos affaires vous permettent de venir prendre quelquefois l’air de la Campagne avec moi, vous y trouverez un Apartement que je vous destine, & vous y manderez tous les jours du Bœuf ou du Mouton de mes Pâturages, du Poisson de mes Viviers, & du Fruit de mes Jardins. Vous pourrez sortir de ma Maison & y rentrer quand il vous plaira, sans que personne s’en formalise ; en un mot, vous y serez aussi bien venu que vous pouvez 1’atendre de, &c. André Freeport.
Au reste, puis que les Membres de ma Coterie sont presque tous dispersez, je consulterai, au premier jour, mes Lecteurs sur un Projet qui m’est venu dans l’Esprit pour en établir une autre. O.

1Epod. II. 67.