Le Spectateur ou le Socrate moderne: LVIII. Discours

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Niveau 1

LVIII. Disours <sic>

Citation/Devise

Et sibi præferri se gaudet.
Ovid. Metam. L. II. 430. Il se réjouit de voir qu’on le préfere à lui-même.

Metatextualité

Défense du Spectateur contre ses Critiques.

Niveau 2

Récit général

Lors que je me suis trouvai en Comgnie <sic>, où l’on a parlé de mes Feuilles volantes, j’ai goûté un plaisir extrême à voir que ceux qui cherchent à blâmer le Spectateur avouënt que certaines Lettres, qu’il a publiées, sont aussi bonnes, ou meilleures, qu’aucun de ses Piéces. Là-dessus on cite plusieurs de ces Lettres fort enjouées, que les uns attribuent au Spectateur lui-même, & d’autres à ses Correspondans.1Telles sont celles du Valetudinaire, de l’Inspecteur sur les Enseignes de Londres, du Maître pour l’exercice de l’Eventail, sur la Jupe de baleine, sur Nicolas Hart le Dormeur périodique, de Mr. le Chevalier Enville, & quantité d’autres de la même nature. Comme il n’y a rien que j’aime tant que de mortifier les Esprits envieux & malins, pour bien affener mon coup, je dois les avertir qu’ils m’ont souvent loué sans y prendre garde, & qu’ils ont aprouvé mes Ecrits lors qu’ils s’imaginoient d’y trouver à redire. J’ai entendu plusieurs de ces infortunez Genies démontrer d’une manière invincible, que j’étois incapable de composer une Lettre, que j’avois écrite le jour précedent. J’en ai même entendu quelques-uns lâcher des expressions ambiguës, & d’insinuer à la Compagnie qu’ils m’avoient fait l’honeur de m’écrire eux-mêmes telle ou telle Lettre en particulier, qui étoit alors sur le tapis & dont on plarloit avec éloge. Ces impitoïables Critiques apréhendent tant de m’attribuer ce qui ne m’apartient pas, qu’ils ne veulent pas décider si 2le Lion, le Sanglier & les Pots de Fleurs de la Comédie ne m’ont point écrit les Lettres qui me sont venues sous leur Noms. J’avertirai donc ces Messieurs que je me plais souvent à débiter mes pensées sous le Nom emprunté de quelqu’un de mes Corespondans, ou le Personnage feint de quelque Anonyme, & cela pour les raisons suivantes : En premier lieu, par un trait politique, semblables à celle de ceux qui ne veulent se dire les Auteurs d’une Raillerie qu’après l’avoir hasardée sous le nom d’un autre. En deuxiéme lieu, parce que je voudrois arracher quelques louanges de ceux qui n’aplaudissent jamais à quoi que ce soit, dont l’auteur est connu & certain. En troisiéme lieu, parce que cela m’a fourni l’occasion de varier les Caratéres infiniment plus, que si j’avois toûjours soutenu mon rôle de Spectateur. En quatriéme lieu, parce que ma Dignité en auroit soufert, si j’avois publié sous mon Nom toutes ces Pieces badines que j’ai attribuées à d’autres. En cinquiéme & dernier lieu, parce que ces Lettres aménent plus naturellement les Reflexions qui viennent ensuite, & qui leur servent de clôture. Il y a d’autres Envieux qui m’ont aussi fait un honeur tout particulier, quoi que sans dessein. Ceux-ci veulent à tout prix que j’aie traduit ou emprunté plusieurs de mes pensées de Livres qui sont écrits en d’autres Langues. J’ai ouï dire qu’un certain Gentilhomme, plus renommé pour sa belle Bibliothéque que pour son Savoir, l’a soutenu plus d’une fois en Compagnie. Mais quand il accuseroit juste, je suis persuadé qu’il n’en sait rien par lui-même ; & s’il avoit lû les Livres qu’il a ramassez, il trouveroit que son Accusation est très-mal fondée. Les véritables Savans me justifieront là-dessus, & j’ai été si éloigné de pécher à cet égard, que j’ai poussé peut-être le scrupule trop loin en citant les Auteurs de certaines pensées, que j’aurois pû m’arroger sans leur faire aucun tort. Dans le fonds ce reproche m’est honorable, & je dois plûtôt m’en glorifier, que tâcher de le combatre. Quelques-uns sont si acharnez à m’enlever le peu de reputation qui peut me revenir de ces Discours, qu’ils attribuent quelques-uns des meilleurs à ces3Manuscrits imaginaires, d’où j’ai prétendu les avoir tirez. D’autres attaquent là-dessus ma bonne foi plûtôt que mon Esprit, & de là vient que j’y suis plus sensible. Ils soutiennent qu’un Auteur est coupable de Mensonge ou Fausseté, lors qu’il cite au Public des Manuscrits qu’il n’a jamais vûs, ou qu’il lui dépeint des Scènes qui n’ont jamais subsisté dans son idée. Mais ces Messieurs dévroient considérer qu’il n’y a ni Fable ni Parabole qui ne soit exposée à cette objection, & qu’on ne dût bannir de tous les Livres, si tant est qu’on ne puisse avancer que des Faits réels. D’ailleurs il me semble que, par la manière dont je m’exprime dans ces endroits-là, tout Lecteurs peut aisément distinguer les réalitez des fictions. La Critique ne se borne pas ici. Les uns voudroient que mes Discours ne roulassent que sur des sujets divertissans, & les autres n’en peuvent soufrir aucun, à moins que leur but immédiat ne tende à l’avancement de la Religion & des Sciences. Qu’ils debatent la chose entre eux : Pour moi, je ne m’en mêlerai point, puis que ma conduite est aprouvée en partie de l’un & de l’autre côté. Si j’etois sérieux, ou badin, mal à propos, je mériterois la Censure de mes Lecteurs ; ou s’il y avoit quelque chose dans mes Ecrits qui ne fût pour le moins innocent, ou si le gros n’en étoit destiné de bonne foi à décourager le Vice & l’Ignorance, & à soutenir les interêts de la Vertu & du véritable Savoir, je serois plus rigide à me condamner moi-même que le Public n’est disposé à l’être. Quoi qu’il en soit, je prie mes Lecteurs de regarder chaque Discours comme un Traité à part, & indépendant de tout ce qui le précede ou qui le suit.

Metatextualité

Pour conclusion, je vais donner ici une Lettre, qui m’a été réellement envoïée, aussi bien que quelques-unes de celles que j’ai publiées, & dont je suis fort redevable à ceux qui me les ont écrites.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Monsieur, « J’ai été ce matin dans une Compagnie de Personnes qui vous honorent, & où nous avons lû, avec un plaisir incroïable, les remarques de Ciceron sur l’action de l’Orateur4accommodées au Théatre Anglois ; quoi que, pour vous le dire en passant, nous aïons senti un vériteble chagrin d’y voir qu’un autre de vos Membres vous abandonne. Le pauvre Mr. de Coverley est mort, & l’illustre Ecclesiastique se meurt. Le Capitaine Sentry s’est mis en possession d’un bel Héritage, Mr. Honeycomb s’est marié à la Fille d’un de ses Fermiers, & le Jurisconsulte du Temple se retire pour s’appliquer à ce qui regarde sa Profession. Quelle sera enfin l’issue de tout ceci ? Nous craignons fort que cela ne présage rien de bon au Public. Si vous ne fixez au plûtôt un jour pour choisir de nouveaux Membres, vous ne sauriez nous ôter de l’esprit que nous allons perdre le Spectateur de la Grande Bretagne. J’ai oui dire qu’un grand Parti de nos Dames a résolu de vous presenter une Requête là-dessus ; & je ne doute pas, si vous nous en donnez le tems, que vous n’en receviez de tous les Quartiers du Royaume, pour vous prier de vouloir continuer un Ouvrage si utile. Aïez la bonté de nous délivrer de cette inquiétude, & vous obligerez par-là tous vos Lecteurs ; mais d’une façon toute particuliere celui qui est, &c. » 5Philo-Spec.
O.

1Voïez Tome I. p. 119&138. Tome II. P. 69, & 159. & 343. Tome III. P. 327.

2Il en est parlé dans quelques Discours, que l’on n’a pas jugé à propos de traduire.

3Tels sont ceux, dont il est parlé Tome I. p. 236, & 389. & 432 Tome II. p. 33. &c.

4C’est à cause de cela même qu’on n’a pas traduit le Discours, où elles se trouvent, & où il y a divers passages citez de quelques Piéces Angloises.

5C’est-à dire, Celui qui aime le Spectateur.