Le Spectateur ou le Socrate moderne: LVI. Discours
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Livello 1
LVI. Discours
Citazione/Motto
O verè Phrygiæ, neque
enim Phryges!
Virg. Æneid. IX. 617.
O vous, qui êtes plûtôt de véritables Phrygiennes, que de Phrygiens !
Livello 2
Racconto generale
J’étois l’autre jour dans la
Boutique de mon Libraire, lors qu’une jolie Demoiselle ; qui
paroissoit avoir environ dix-huit ans, y descendit de son
Carosse, passa tout auprès de moi, & lui fit signe de
s’avancer jusques au bout de son Comptoir, où elle lui dit
quelque chose à l’oreille d’un air fort atentif, & lui
donna en même tems une Lettre : Ensuite elle appuïa le bout
de son Eventail sur la main du Libraire, echeva de lui dire
ce qu’elle vouloit, & se retira. J’observai qu’elle
rougissoit au milieu de son discours, & qu’informée que
j’étois l’homme du visage court, dont elle avoit lû si souvent les Speculations, elle tourna la tête
pour me regarder de coin de l’œuil. Ce n’est pas tout, lors
qu’elle repassa devant moi, elle me sourit d’un air gracieux
& m’honora d’une réverance. Mais elle sortit de la
Boutique, & remonta en Carosse d’une manière si leste,
après avoir ordonné au Valet de la faire conduire où il
savoit, qu’à peine eus-je le tems de lui rendre le salut.
Dès qu’elle fut partie, mon Libraire me remit une Lettre
adressée A l’ingénieux Spectateur, que cette jeune Dame
l’avoit prié de me donner en mains propres, & de me
dire, que si je la publiois incessamment, je ne l’obligerois
pas elle seule, mais une troupe de mes Amies, qui lisent ma
Feuille volante autour de la Table à Thé. Je l’ouvris donc,
résolu de la publier quoi qu’elle pût contenir ; & si
quelsques-uns de mes Lecteurs étoient assez critiques pour
la desaprouver, je ne doute pas qu’ils n’en fussent charmez
aussi bien que moi, s’ils avoient vû l’aimable personne qui
l’a écrite.
Metatestualità
Lettre sur les
Damoiseaux qui devroient s’emploïer à nouer des Franges.
Metatestualità
Lettre sur les
Damoiseaux qui devroient s’emploïer à nouer des Franges.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Mr. le Spectateur, « Vous êtes
toûjours prêt à recevoir tout ce qu’on peut vous
insinuer ou vous proposer d’utile au Public ; & je
me flate que vous jugerez tel un Expédient qui vous
fournira les moïens d’employer la Race la plus fainéante
de tout le Roïaume, je veux dire ces Hommes qu’on
distingue par les Noms de Damoiseaux, de Petits Maîtres, &c. Vous savez que ces beaux
Messieurs ne sont pas faits pour les Emplois mâles,
& que, faute d’ocupation, ils se voient souvent
exposez aux Vapeurs aussi bien que les Dames. D’un autre
côté, vous n’ignorez pas que les Franges à nœuds sont
revenues à la mode, & que c’est un assez joli
amusement. Je souhaiterois donc qu’il vous plaît de le
recommander à ces Messieurs, puis que par-là ils peuvent
se rendre utiles aux Dames qu’ils admirent. C’est
d’ailleurs un Exercice, qui ne détourne point d’aucune
sorte de Jeu, ni de tout autre Divertissement ; qu’on
peut faire à la Comédie, en Carosse, auprès de la Table
de Thé ; en un mot, dans tous les Lieux où ils se
rendent pour l’amour des Dames, si vous en exceptez
l’Eglise, où je vous prie, s’il vous plaît, de le
défendre, pour éviter toute équivoque ; Ainsi je compte
qu’ils s’y adonneront volontiers. Outre cela, c’est une
Ocupation qui admet bien des graces, comme on peut le
voir dans le beau Sexe, & qui doit encourager
d’autant plus les Damoiseaux à l’embrasser ; Par
exemple, elle fait paroître, avec tout l’avantage
possible, une Main blanche & un Brillant
magnifique ; & laisse les yeux, les Pensées & la
Langue en pleine liberté de s’emploïer comme à
l’ordinaire. Enfin, elle me paroit si convenable à tous
égards, qu’il est inutile d’en relever le prix par la
satisfaction que ces Maîtres Noueurs auront de voir leur Ouvrage mêlé dans une Frange avec
celui d’une belle Dame, pour laquelle & avec
laquelle ils l’auront fait. En verité, Mr. le
Spectateur, je suîs ravie d’avoir trouvé quelque chose à
la portée de ces Messieurs ; puis qu’il seroit fort
triste qu’une si grande Partie du Royaume demeurât en
friche & les bras croisez. Je ne vous retiendrai pas
plus long-tems, & je me borne à vous dire que je
suis toûjours du nombre de celles qui lisent vos
Feuilles volantes, & qui vous admirent le plus. C.B.
P.S. Le plutôt qu’on mettra ces beaux Messieurs en œuvre
ne sera que le mieux ; puis qu’il y a quantité de belles
Franges commencées qui n’atendent qu’un nouveau renfort
de mains. »
Metatestualità
L’autre Piéce dont je regalerai
mes Lecteurs contient la Description d’une espéce d’Hommes,
que je ne sache pas d’avoir envisagez, quoi qu’assez communs
dans le Monde, par le même endroit que la Lettre suivante
les caratérise.
Metatestualità
Lettre sur les
Hommes que servent de Chausse-pié aux Dames.
Metatestualità
Lettre sur les
Hommes que servent de Chausse-pié aux Dames.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Mr. le Spectateur, « Vous
avez si bien raisonné en dernier lieu sur l’Amour
conjugal, qu’il n’y a nul doute que vous ne découragiez,
dans les démarches que précedent cette Union, toute pratique qui a plûtôt en vûe
l’interêt sordide que le véritable Bonheur. D’un autre
côté, il ne se peut que vous n’aïez observé que la
plûpart de nos jeunes & jolies Demoiselles se
piquent de suivre l’exemple des Dames les plus graves,
& de retenir à leur service, par quelque petit
encouragement, un aussi grand nombre qu’elles peuvent
d’Adorateurs inutiles & surnuméraires, qu’elles
emploient comme des Appeaux, & qu’elles nomment
d’ordinaire des chausse-pieds. Ceux-ci ne doivent jamais
savoir à quel point elles se chaussent ; mais lors
qu’elles trouvent Chaussure propre à leur pied, &
qu’il s’offre un Bon Parti, ils servent à l’animer &
à le piquer au Jeu, jusqu’à ce qu’il soit arrivé au
point qu’il faut. Ce n’est pas tout, Madame
Desmarizieres, cette grave Matrone, croit qu’il est
très-convenable que toute Famille sage & prudente
ait plusieurs de ces Outils autour de la Maison, pour
s’en servir au besoin, & que tout Galant doit
produire un Certificat de sa qualité de Chausse-pied,
avant que d’être admis pour Chaussure. Une certaine
Dame, que je pourrois nommer s’il le faloit, a
presentement à son service plus de Chausse-pieds de
toutes les tailles, de tous les Païs, & de toutes
les couleurs, qu’elle n’a jamais eu de Souliers neufs en
sa Vie. J’ai connu une Femme, qui, après s’être servi
d’un Chausse-pied bien des années de suite, & avoir
vû qu’il ne réussissoit dans cet emploi, le
convertit enfin en Soulier. Je serois fort trompé, ou
votre bon Ami Mr. Honeycomb étoit un vieux Chausse-pied
de rebut, avant qu’il se mariât en dernier lieu. Pour
moi, je vous déclare ingénûment que j’ai été un
véritable Chausse-pied depuis plus de vingt années, dont
j’ai passé plus de cinq à servir à ma premiere
Maitresse, avant qu’elle trouvât Chaussure qui lui
convint. J’avoue d’ailleurs que, malgré la foule de ses
Courtisans, je me crus toûjours le meilleur Soulier de
sa Boutique, & que je ne découvris ma destinée qu’un
Mois avant son Mariage. Ce revers, qui faillit à me
causer la mort, me rendit si soupçonneux, que, sur
quelques manieres un peu desobligeantes de ma seconde
Maitresse, je lui dis qu’elle me prenoit sans doute pour
son Chausse-pied. Là-dessus, ma chere Climène, qui
étoient <sic> une franche Coquette de son naturel,
me répondit que j’étois un Hypocondriaque, & que je
pourrois aussi bien m’imaginer être un Œuf ou un Pot de
terre. Mais fort peu de tems après elle me fit connaître
que je n’étois pas trompé à cet égard. Je vous
ennuïerois, mon cher Monsieur, si je vous racontois la
Vie d’un malheureux Chausse-pied, & si je vous
donnois le triste & long recit de mes propres
soufrances. J’aime donc mieux vous exhorter à une
entreprise qui me paroît digne de votre Poste, je veux
dire à décider en quels Cas il peut être
permis à une Dame de se servir, avec honneur, d’un
Chausse-pied, & si une Fille qui est au-dessous de
vingt-cinq ans, ou une Veuve qui n’a pas été trois
années dans cet état, peut avoir un tel privilege ;
comme aussi resoudre toutes les autres dificultez qui
vous viendront naturellement dans l’Esprit sur un
Article de cette importance. Je suis, &c. »