Le Spectateur ou le Socrate moderne: L. Discours
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Level 1
L. Discours
Citation/Motto
Singula quæque locum
teneant fortita decenter.
Hor. A. P. v. 92.
Il faut que chacun tienne le rang qui lui est échu en partage & qui lui convient.Metatextuality
Sur le rang qui
tiennent les Auteurs, & ceux qui ont quelque relation
avec le Monde savant.
Metatextuality
Sur le rang qui
tiennent les Auteurs, & ceux qui ont quelque relation
avec le Monde savant.
Level 2
A l’ouïe de plusieurs Disputes qu’il y
a euës en dernier lieu sur le rang & la préséance, je me
suis amusé à faire quelques observations sur ce qui se passe
dans le Monde savant à l’égard de ce Point capital. Par le Monde
savant, j’entens en général tous ceux qui se mêlent, en quelque
maniere que ce puisse être, des Ouvrages de Litterature, soit
qu’ils les écrivent eux-mêmes, qu’ils les impriment, ou qu’ils
les recitent. Pour commencer par les Ecrivains, j’ai observé
que, dans toutes les Societez & les Compagnies, l’Auteur
d’un in Folio se met au-dessus de l’Auteur d’un in Quarto ; que
l’Auteur d’un Quarto se place au-dessus de celui d’un Octavo :
& que les autres suivent par degré juques à l’Auteur d’un
Livre en vingt-quatre. Cette Distinction est si bien observée,
que, dans une Assemblée de Savans, j’ai vû l’Ecrivain d’un in
Folio se mettre dans un Fauteuil, pendant que l’Auteur d’un
in-Douze, par une juste déference à sa qualité supérieure,
n’osoit prendre qu’un Tabouret. En un mot, les
Auteurs se placent en Compagnie à peu près de la même maniere
qu’on range leurs Livres sur des Tablettes. Le plus petit Auteur
d’un Livre qui se met dans la poche a sous lui tous les
Ecrivains de Bleuets, ou de Brochures. A l’égard de ceux-ci, ils
n’ont le pas que sur les Auteurs de Feuilles volantes, & sur
toute la Confrerie de ceux qui publient leurs Ouvrages à
certains jours fixes, ou tous les jours de la semaine. Pour les
Auteurs de cette derniere Classe, je ne vois pas qu’ils aient
reglé jusques-ici le rang qu’ils doivent tenir entre eux. En mon
particulier, j’ai été si rigide à observer le Cérémoniel qui
prévaut dans le Monde savant, que je n’ai jamais eu l’audace de
prendre le pas sur un Auteur de Bleuets, jusqu’à ce que mes
Feuilles volantes eussent formé deux Volumes in Octavo. Alors je
devançai non seulement tous ces Ecrivains, mais tout Auteur de
la Grande Bretagne, qui n’avoit publié qu’un Octavo. J’ai apris
aussi de mon Libraire, que six Octavos ont toûjours été regardez
comme un juste équivalent d’un in Folio ; ce que je remarque à
dessein, parce que je ne voudrois pas que le Monde savant se
scandalisât, si, après la publication d’une demi-douzaine de
Volumes, j’occupe la place qui m’est dûe en pareil cas. Lors que
mes Forces dispersées seront ainsi réunies, & qu’elles
formeront ensemble des Corps réguliers, je me flate de faire
assez bonne figure à leur tête. Si ces Réglemens,
qui ont été reçus, de tems immémorial, dans la République des
Lettres, furent d’abord établis pour encourager notre
Manufacture de Papier, c’est ce que je laisse à la discussion
des autres. Je remarquerai seulement ici que tous nos Libraires
& Imprimeurs prennent le pas les uns sur les autres, suivant
la difference du Mérite specifié ci-dessus, qu’ont les Auteurs
ausquels ils apartiennent. Je viens à l’Article de la préséance,
que la sagesse de nos Loix a établie entre les trois savantes
Professions. Il seroit inutile de parler ici du rang qu’on
allouë, dans chacune de ces Facultez, aux Docteurs, qui ne
s’élèvent pas si haut que nos Chevaliers, mais qui sont un dégré
au-dessus de nos Ecuïers. Ceux-ci, qui forment un Corps
d’Ignorans & sans étude, sont aussi mis tous ensemble dans
la même Classe au-dessous des trois savantes Professions. Je
destine cette remarque à plusieurs de nos Ecuïers campagnards,
dont la lecture ne va pas jusques à celle de 1L’Etat présent de l’Angleterre, & qui usurpent
souvent une préséance qui ne leur ést pas dûe par les Loix de
leur Païs. Leur manque de savoir, qui les a mis dans ce Poste,
peut excuser en quelque maniere leur mauvaise conduite à cet
égard, & nos Professeurs dèvroient leur pardonner lors
qu’ils viennent à faillir sur cet Article, puis
qu’ils sont dans un état d’ignorance, ou qu’ils ne savent pas
distinguer comme on s’exprime d’ordinaire, leur main droite
d’avec leur main gauche. Il y a une autre Classe de Personnes
qui sont au service & aux gages du Monde savant, & qui
se régient en toute occasion par des Loix afectées à leur
Corps ; je veux dire les Acteurs & les Actrices. Par
exemple, c’est un Principe fixe & incontestable entre eux,
qu’un Acteur de Tragédie a toujoûrs le pas sur un Comédien ;
& tout le monde sait que le Jean Potage, qui nous fait rire,
est toujoûrs placé au bas-bout de la Table, & que, dans tout
régal, il cede sans répugnance à la dignité du Brodequin. C’est
aussi une Maxime du Théatre, Une fois Roi toûjours Roi. De-là
vient qu’on trouveroit fort absurde que Mr. Bullock, malgré sa
taille avantageuse & sa bonne mine, s’assît à la droite d’un
Héros, quand même celui-ci n’auroit que cinq piez de haut. La
même distinction est observée parmi les Actrices. Les Reines
& les Héroïnes conservent leur rang en particulier, pendant
que les Dames d’honeut & les Femmes de Chambre s’y tiennent
dans le respect. J’ajouterai seulement ici que par la même
raison, tous les Ecrivains de Tragédie comptent que c’est leui
droit d’être assis, servis, ou saluez avant les Poëtes Comiques.
Pour ceux qui s’exercent dans la Tragi-Comédie, ils prennent
d’ordinaire leur place entre les Auteurs de l’un ou de l’autre côté. Les Poëtes tragiques & de les
héroïques sont en dispute depuis long-tems sur la préséance.
Aristote donnoit le pas aux premiers ; mais Mr. Dryden &
plusieurs autres n’ont jamais voulu se soumettre à cette
décision. Les Ecrivains en stile burlesque ont la même déférence
pour les Auteurs Héroïques, que lés Poëtes Comiques rendent à
leurs mornes & graves Freres qui s’adonnent à la Tragédie.
Par ce petit Recueil de Loi, l’Ordre est conservé & la
Distinction maintenuë dans toute la République des Lettres.
1Ouvrage composé d’abord en Anglois par le Dr. Chamberlaine, & ensuite en Anglois, & en François par Gui Miege.