Il me sembla
qu’éveillé d’un profond sommeil, sans pouvoir bien
me rapeller le tems auquel je m’étois endormi,
j’entrios dans une vaste Plaine, où il y avoit une
infinité de Gens qui couraient çà & là à
travers plusieurs sentiers batus, dont
quelques-uns alloienten droite ligne ; mais dont
la plupart formoient une espece de Labyrinthe ;
quoi qu’il me parût ensuite que tous ceux-ci
aboutissoient au même endroit : en sorte que
plusieurs de ces Voïageurs qui sembloient tenir
des routes opposées se rencontroient à la fin vis-
à-vis les uns des autres, au grand étonnement de
la plûpart d’entre eux. Au milieu de la Plaine il
y avoit une grande Source, qu’on nommoit la
Fontaine de l’Amour propre : Il en sortoit deux
petits Ruisseaux, dont l’un couloit vers l’Est
& l’autre à l’Ouest : Les eaux du premier,
qu’on apelloit le Ruisseau de la Sagesse céleste, étoient d’une clarté
surprenante, & d’un effet encore plus
étonnant ; celles de l’autre, qui se nommoit le
Ruisseau de la Sageße mondaine, étoient sales
& bourbeuses, quoi que dans une agitation
violente & continuelle ; ce qui empechoit les
Voïageurs, dont je parlerai bientôt, de prendre
garde au limon qu’elles charrioient ; elles
avoient aussi la vertu d’étourdir ceux qui en
bûvoient d’une telle maniere, qu’ils se
méprenoient à l’égard de tous les Objets qui
frapoient leurs yeux. Du reste ces deux petits
Ruisseaux se partageoient, tout auprès de leur
source, en autant d’autres, qu’il y avoit de
Sentiers droits & tortus, a côté desquels ils
couroient jusques au bout de leurs diférentes
issues. Je vis plusieurs Pesonnes qui sortoient de
tems en tems de ces Sentiers, pour se refraichir
& boire de l’eau de ces rigoles, qui leur
donnoit de la force & du courage, & les
disposoit à se bien aquiter de ce qu’ils
entreprenoient. A l’extrémité des Sentiers droits,
qui aboutissoient tous à un seul point, j’aperçus
une grande Colomne, toute de Diamant, aussi
brillante que le Soleil, & dont les raïons
avoient une certaine vertu atractive, qui
engageoit tous ceux qui s’en aprochoient, &
qui avoient déja fait une bonne partie de leur
voïage, à tourner leur vûe de ce côté-là, à
marcher d’un pas ferme & constant dans le bon
chemin, & à s’en former une habitude, qui leur tenoit lieu de récompense &
de gratification. Au bout des Sentiers tortus il y
avoit une grande Tour noire, du milieu de laquelle
on voïoit sortir une longue traînée de flammes,
qui s’elevoient au-dessus des Nues, & qui
éclairoient toute la Plaine : Cette lumiere étoit
même quelquefois si puissante, qu’elle
obscurcissoit les raïons de l’autre Colomne : Ce
n’est pas que celle-ci eut rien perdu de son éclat
naturel ; mais les Voïageurs qui abandonnoient par
hasard les Sentiers droits ne la voïoient plus que
de côté, & se trouvoient envelopez dans les
fumées de la noire, dont la chaleur un peu
brûlante les engageoit à s’en retourner au-plûtôt
dans leur propre Climat. La Tour noire me parut
environnée d’une infinité de grands Monstres
hideux, qui jettoient sans cesse des Filets vers
les Sentiers tortus, où ils atrapoient
quelque-fois ceux des Voïageurs qui s’y
trouvoient ; & lors qu’ils les avoient pris,
ils les faisoient voler par dessus les murailles
dans la Tour enflamée, d’où il n’y avoir plus
moïen de revenir. Ces Monstres jettoient aussi
quelque-fois leurs Filets vers les Sentiers droits
pour tâcher de surprendre ceux qui s’en écartoint,
dont la vue s’asoiblissoit lors qu’ils négligoient
de boire souvent de l’eau pure de leurs rigoles,
& qui par-là venoient à s’égarer. Quoi
qu’alors ils n’évitassent le piege
qu’on leur tendoit : qu’avec beaucoup de peine, il
me fut impossible d’être informé sin quelqu’un de
ceux qui avoient témoigné du zèle à marcher dans
les bons Sentiers avoit jamais eu ce malheur.
Atentif à examiner un si étrange spectacle, j’en
fus interrompu par une troupe de Voïageurs qui
couroient dans les Chemins tortus. A leur aproche,
ils m’exhorterent à les suivre, ils se mitent
d’abord à chanter & à danser, ils me prirent
par la main, & m’entraînerent malgré moi.
Après les avoir suivis long tems, je fus bien
étonné de ne voir plus la Tour noire &
embrasée ; je regardai de tous les côtez sans rien
découvrir ; ce qui me fit soupçonner que tout ce
que j’avois vû n’étoit qu’un Rêve, & qu’il n’y
avoit aucune réalité ; mais il me vint alors dans
l’esprit que, si j’avois cru voir ce qui n’étoit
pas, je pouvois aussi bien me faire illusion à
présent & ne voir pas ce qui existoit au pié
de la lettre. Je me confirmai dans cette pensée
par l’effet que l’eau de la Sagesse mondaine eut
sur moi ; car je n’en eus pas plûtôt avalé tant
soit peu pour la seconde fois, que ma tête en fût
toute bouleversée ; ce qui m’obligea de m’arrêter
tout d’un coup, dans la crainte qu’il n’y eut
quelque charme, ou quelque sorcelerie. Occupé à
réflechir sur ce que je devois faire, & à qui
je pourrois m’adresser dans cet état, j’aperçus, à
quelque distance de moi, un Homme,
qui me faisoit signe de la tête & des mains
d’aller vers lui. Je lui criai que je ne savois
pas le chemin. Là-dessus il me dit à haute voix de
sortir au plûtôt du sentier où j’étois ; puis que,
si j’y demeurois un moment de plus, je risquois
d’être pris dans un Filet qui pendoit sur ma tête
& qui étoit prêt à m’enlacer ; que d’ailleurs
il s’étonnoit que je fusse assez aveuglé, ou assez
étourdi, pour ne voir pas le danger qui me
menaçoit, & qu’aussitôt que je serois hors du
mauvias chemin, il viendroit me joindre por me
conduire en lieu de sûreté. Je lui obéïs sans
replique, & alors il m’aporta, lans le creux
de sa main, un peu d’eau de la Sagesse céleste,
qui me fut très-salutarie & qui me décilla si
bien les yeux, que je revis distincement la grand
Tour brûlante ; mais la vûe du Filet, que
j’aperçus si près de moi, me remplit d’une telle
fraïeur, que je m’enfuis aussi loin qu’il me fut
possible tout d’une haleine, sans regarder en
arriere. Ensuite mon Libérateur m’adressa le
discours en ces mots :
Nivel 5
Cita/Lema
Vous êtes échapé
par le plus grand miracle du monde ; l’eau que
vous buviez a la vertu d’enforceler tous eut qui
en goûtent ; & de là vient que vous n’avez pas
été faits d’horreur à la vûe de toutes les
disgraces & la la misere de ce Lieu ; puis
qu’outre cette bande d’Aveugles & des Fous,
avec qui vous étiez, vous en pouvez remarquer
plusieurs autres, qui sont
enforcelez d’une diférente manière ; mais qui
n’est pas moins dangereuse. Regardez un peu de ce
côté-là ; voyez cette foule de Passagers ; ils ne
boiront pas de cette eau traîtresse ; ils n’ont
pas encore perdu de vûe la Tour enflamée ; ils la
voient lors qu’ils y portent les yeux ; mais
voyez-les marcher de côté, avec les yeux ficez
vers la terre, vous diriez qu’ils sont fous, &
qu’ils vons se jetter la tête baißée dans le
Filet, sans craindre le péril qui les menace. Leur
Volonté est si dépravée, & leur cœur si charmé
des plaisirs de ce maudit Lieu, que, plûtôt que de
s’en priver, ils hasardent tout, & s’exposent
à toutes les miseres qui les environnent. Voyez
cette autre Bande ; quand ils ne boiroient pas de
l’Eau empoisonnée, ils prennent une route qui ne
peut que les égarer : Voyez comment ils
choisisssent les Sentiers les plus intriguez ; De
là vient qu’ils ont souvent la Tour noire à leur
dos, & qu’ils n’aperçoivent quelquefois la
Colomne lumineuse que de côté, qui ne leur darde
alors que de soibles raïsons. Ces Fous se
contentent de ce Crépuscule, sans se mettre en
peine s’il y en a d’autres qui tirent plus
d’avantage qu’eux de son influence & de sa
lumiere. Le Chemin où ils courent est celui qu’on
nomme de la Superstition ou des Inventions
Humaines : Ils n’ont aucun égard aux Loix ni aux
Régles que le Pays où ils sont leur prescrit,
& ils s’en forgent d’autres à leur guise,
qu’ils se flatent leur pouvoir être du même
secours.
Il me fit voir plusieurs autres sortes de
Fous, dont la seule vûe me dégoûta de ce Lieu. Enfin il me conduisit aux Sentiers
droits, où je trouvai un véritable & solide
plaisir, qui dura pendant toute la route, jusqu’à
ce que nous arrivames vis-à vis de la Colomne
brillante. Alors ma joie s’accrût à un tel point,
qu’incapable de la soutenir je m’éveillai en
surfaut, bien mortifié de voir éclipser tout d’un
coup une si agréable Apparition. »