XLV. Discours Anonym Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Barbara Müllner Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 29.01.2014 info:fedora/o:mws.2462 Anonym: Le Spectateur français ou le Socrate moderne. Tome V. Paris: Etienne Papillon 1723, 276-282, Le Spectateur ou le Socrate moderne 5 045 1723 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Familie Family Familia Famille France 2.0,46.0

XLV. Discours

Quis desiderio sit pudor, aut modus Tam cari capitis ? —— —— ——

Hor. L. I. Ode XXIV. I.

Ah ! pourquoi rougirois-je de pleurer la mort d’une Personne qui m’étoit si chere ?

Lettre d’un bon Mari sur la mort de sa Femme.

Mr. le Spectateur,

« Vous avez témoigné une si juste estime sur l’état du Mariage, que c’est ce qui me fait hasarder à vous écrire cette Lettre, sans craindre de passer pour ridicule, & à vous avouer ingénûment que, quoi qu’il y ait déja trois Mois que j’ai perdu une Epouse très-agréable, ma douleur est aussi fraîche que le premier jour. Au milieu même de la compagnie, lors qu’il y a quelque circonstance qui me rapelle son souvenir, & que je me represente ce qu’elle aurait dit ou fait en telle ou telle occasion, qu’il vous est plus aisé d’imaginer, qu’à moi de vous dépeindre, je m’atendris à un tel point, que je suis obligé de me retirer & de donner un libre cours à mes soupirs & à mes larmes, avant que de pouvoir me tranquiliser. Je vous prie donc, mon cher Monsieur, de vouloir considérer le Veuvage des Hommes, & leur départir vos bons avis là-dessus le plûtôt qu’il vous sera possible. Je ne doute pas que ceux qui en ont mal usé avec leurs Femmes, pendant qu’elles étoient en vie, ne traitent un pareil Discours d’insipide & de ridicule ; mais ceux qui ont eu des sentimens dignes de cet état, dont le nombre n’est pas si petit qu’on le croit, ne manqueront pas, à la lecture de chaque endroit qui touchera leur plaie, de verser quelque larme de pitié ou de consolation. Il arrive du moins, par un effet de la Providence & de la Bonté divine, que l’Afliction diminue à mesure qu’elle s’évente & qu’elle se décharge, & qu’il y a quelque chose qui nous console au milieu de nos pleurs ; ce qui peut venir, si je ne me trompe, du sentiment intérieur où l’on est que notre Afliction est légitime & qu’elle est fondée sur la Vertu. Ma douleur n’est pas à la vérité si violente qu’elle l’étoit d’abord, & mon Esprit en est devenu plus calme & plus tranquille. On pourroit donner des Régles pour servir à la conduite des Hommes en pareil cas, & les amener à l’état où je me trouve, sans chagrin & sans inquiétude, rempli de douceur, de bonté & de complaisance. Mais lors qu’abandonné tout seul à la réflexion, je me rapelle le triste souvenir de ma chere Femme, que je me represente son air consterné lors que j’étois en colere, son humeur afable lors que je lui paroissois joïeux, & la maniere tendre dont elle compatissoit à mes maux ; je vous avoue que je suis inconsolable, de que mes yeux fondent en larmes, comme si je venois de la voir expirer. Dans ce cruel état, je fuis interrompu par une jeune & charmante Créature, qui est ma Fille, le vrai Portrait de ce que sa Mere étoit le jour de ses Nôces. La pauvre Enfant tâche de me consoler ; mais oserai-je vous dire que toute la consolation qu’elle me donne ne sert qu’à faire couler mes larmes plus aisément ? Elle sait bien que sa presence redouble ma douleur, quoi qu’elle me réjouisse d’un autre côté. Oh ! vous autres Savans, dites-moi quel mot il y a pour exprimer un Mouvement de l’Ame, qui n’a point eu de nom jusques-ici. Lors qu’elle se met à genoux, & qu’elle me suplie de renoncer à mes cris, elle est mon Enfant ; lors que je la prens entre mes bras, & que je l’exhorte à n’insister point là-dessus, elle est mon Epouse, & la Consolatrice même dont je regrete la perte. Je l’oblige à sortir de la Chambre, je pleure à chaudes larmes, & je crie à haute voix que j’ai perdu sa Mere & que je la possede en sa Personne.

Je souhaiterois, mon cher Monsieur, qu’il vous fût possible de sentir ces agréables agitations, & de convaincre les Débauchez de ce Monde qu’ils sont incapables de goûter le bonheur, dont les Personnes vertueuses jouissent au milieu même de leurs disgraces.

Soufrez d’ailleurs que je vous interrompe quelques momens de plus, & que je vous parle de la maniere dont ma Femme mourut. Elle prit congé de toute sa Famille, & endura la vaine aplication de tous les Remedes qu’on lui fit avec la plus grande patience du monde. Lors que le Medecin lui eut anoncé qu’elle ne devoit plus compter sur la Vie, elle pria du mieux qu’elle pût, tous ceux qui étoient dans la Chambre de se retirer, à la réserve de moi seul. Ensuite elle me dit, qu’elle étoit résignée à la volonté de Dieu, & que je savois aussi bien qu’elle tout ce qui regardoit nos affaires temporelles ; mais qu’elle avoit souhaité d’être seule avec moi, pour me rendre, sans aucune interruption, ses derniers devoirs, en presence de Dieu, & me remercier de toutes mes bontez à son égard. Elle ajouta qu’elle esperoit qu’à l’article de ma Mort je sentirois la même consolation pour ma bienveillance envers elle, qu’elle goûtoit pour s’être aquitée de son devoir envers moi avec tout l’honneur, & toute la fidélité possibles.

Je me retiens ici & je ne veux pas vous dire que cette générosité me déchira le cœur. Au lieu des reproches que j’en devois atendre, pour m’être emporté quelquefois contre elle, elle me remercie de toutes mes bontez : Quelle grandeur d’Ame ! Quel ménagement ! Et pouvoit-on jamais avoir trop de bonté pour une Femme de ce mérite ? Ce fut alors que tout ce que je lui avois dit en ma vie, que toutes les occasions de chagrin & de joie qu’il y avoit eu entre nous, vinrent en foule s’emparer de mon Esprit ; & lors que bientôt après je vis les symptomes de la Mort se manifester sur ce cher Corps que j’avois embrassé tant de fois avec ardeur ; lors que je vis ces aimables yeux se couvrir du nuages épais, & se fixer sur moi dans leur dernier éfort, je ne me possedai plus & je perdis toute patience. Elle expira entre mes bras ; &, dans le trouble qui m’agitoit, il me sembla que je voïois son sein s’élever encore. Il y avoit sans doute quelque petit reste de vie ; Je lui criai qu’elle venoit de me par1er : Mais hélas ! un Vertige me faisit, tout me parut en mouvement autour de moi, & la meilleure des Femmes ne subsistoit plus.

L’Instruction qu’on peut tirer de ce recit, & que je vous prie de faire valoir, est, Que, dans tous les Gens de bien, il y a une certaine égalité d’Ame, qui éclate au milieu même de leurs aflictions, & qui en diminue la violence. Quoi qu’ils soient exposez aux mêmes revers que les autres Hommes, le sentiment qu’ils ont de leur Vertu en afoiblit le coup, & l’utilité qu’ils reçoivent alors de celle- ci ne sert qu’à lui donner plus de vigueur. Je voulois vous engager à nous fournir des Régles pour vaincre ces aflictions ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux nous enseigner la pratique de la Vertu, qui seule nous rend capables de les soutenir.

Vous autres, Gens de Lettres, avez ce qu’on apelle un goût fin & délicat pour bien juger de tout ce qui est dit ou fait à propos : Il y a quelque chose de cette nature profondement gravé dans l’Ame de tout honnête-Homme, qui a de la candeur & de l’intégrité. Il a un souverain mépris pour tout ce qui est faux, vicieux, ou indigne, quand tout le monde l’aprouveroit. D’ailleurs il est très-sensible aux plaisirs & aux soufrances qui lui conviennent, lors que son devoir l’y engage. Ne paroître point afligé lors que la Bienséance & l’Amitié le demandent, est plûtôt, selon moi, la marque d’un Stupide, que de ne sentir pas la beau-té de quelque endroit de Virgile, Vous n’avez pas observé jusques-ici, Mr. le Spectateur, que les Hommes bien-faits, & polis d’aujourd’hui se piquent d’être insensibles, & de n’avoir presque aucune Humanité. Celui qui est toûjours prêt à tuer son Ennemi, passe pour un brave ; mais celui qui regrette la Femme qu’il a perdue & qu’il chérissoit, n’est pas dans le même degré de réputation. Quel nombre infini de bonnes & de solides pensées ne nous debiteriez-vous pas, si vous réflechissiez sur les Personnes qui sont les plus capables de la tristesse, dont je viens de vous parler ? J’ose même avancer qu’après en avoir fait un sérieux examen, vous trouverez que ce sont les plus braves & les plus sages qu’il y ait au Monde. Je suis, &c. »

F.I.

T.

XLV. Discours Quis desiderio sit pudor, aut modus Tam cari capitis ? —— —— —— Hor. L. I. Ode XXIV. I. Ah ! pourquoi rougirois-je de pleurer la mort d’une Personne qui m’étoit si chere ? Lettre d’un bon Mari sur la mort de sa Femme. Mr. le Spectateur, « Vous avez témoigné une si juste estime sur l’état du Mariage, que c’est ce qui me fait hasarder à vous écrire cette Lettre, sans craindre de passer pour ridicule, & à vous avouer ingénûment que, quoi qu’il y ait déja trois Mois que j’ai perdu une Epouse très-agréable, ma douleur est aussi fraîche que le premier jour. Au milieu même de la compagnie, lors qu’il y a quelque circonstance qui me rapelle son souvenir, & que je me represente ce qu’elle aurait dit ou fait en telle ou telle occasion, qu’il vous est plus aisé d’imaginer, qu’à moi de vous dépeindre, je m’atendris à un tel point, que je suis obligé de me retirer & de donner un libre cours à mes soupirs & à mes larmes, avant que de pouvoir me tranquiliser. Je vous prie donc, mon cher Monsieur, de vouloir considérer le Veuvage des Hommes, & leur départir vos bons avis là-dessus le plûtôt qu’il vous sera possible. Je ne doute pas que ceux qui en ont mal usé avec leurs Femmes, pendant qu’elles étoient en vie, ne traitent un pareil Discours d’insipide & de ridicule ; mais ceux qui ont eu des sentimens dignes de cet état, dont le nombre n’est pas si petit qu’on le croit, ne manqueront pas, à la lecture de chaque endroit qui touchera leur plaie, de verser quelque larme de pitié ou de consolation. Il arrive du moins, par un effet de la Providence & de la Bonté divine, que l’Afliction diminue à mesure qu’elle s’évente & qu’elle se décharge, & qu’il y a quelque chose qui nous console au milieu de nos pleurs ; ce qui peut venir, si je ne me trompe, du sentiment intérieur où l’on est que notre Afliction est légitime & qu’elle est fondée sur la Vertu. Ma douleur n’est pas à la vérité si violente qu’elle l’étoit d’abord, & mon Esprit en est devenu plus calme & plus tranquille. On pourroit donner des Régles pour servir à la conduite des Hommes en pareil cas, & les amener à l’état où je me trouve, sans chagrin & sans inquiétude, rempli de douceur, de bonté & de complaisance. Mais lors qu’abandonné tout seul à la réflexion, je me rapelle le triste souvenir de ma chere Femme, que je me represente son air consterné lors que j’étois en colere, son humeur afable lors que je lui paroissois joïeux, & la maniere tendre dont elle compatissoit à mes maux ; je vous avoue que je suis inconsolable, de que mes yeux fondent en larmes, comme si je venois de la voir expirer. Dans ce cruel état, je fuis interrompu par une jeune & charmante Créature, qui est ma Fille, le vrai Portrait de ce que sa Mere étoit le jour de ses Nôces. La pauvre Enfant tâche de me consoler ; mais oserai-je vous dire que toute la consolation qu’elle me donne ne sert qu’à faire couler mes larmes plus aisément ? Elle sait bien que sa presence redouble ma douleur, quoi qu’elle me réjouisse d’un autre côté. Oh ! vous autres Savans, dites-moi quel mot il y a pour exprimer un Mouvement de l’Ame, qui n’a point eu de nom jusques-ici. Lors qu’elle se met à genoux, & qu’elle me suplie de renoncer à mes cris, elle est mon Enfant ; lors que je la prens entre mes bras, & que je l’exhorte à n’insister point là-dessus, elle est mon Epouse, & la Consolatrice même dont je regrete la perte. Je l’oblige à sortir de la Chambre, je pleure à chaudes larmes, & je crie à haute voix que j’ai perdu sa Mere & que je la possede en sa Personne. Je souhaiterois, mon cher Monsieur, qu’il vous fût possible de sentir ces agréables agitations, & de convaincre les Débauchez de ce Monde qu’ils sont incapables de goûter le bonheur, dont les Personnes vertueuses jouissent au milieu même de leurs disgraces. Soufrez d’ailleurs que je vous interrompe quelques momens de plus, & que je vous parle de la maniere dont ma Femme mourut. Elle prit congé de toute sa Famille, & endura la vaine aplication de tous les Remedes qu’on lui fit avec la plus grande patience du monde. Lors que le Medecin lui eut anoncé qu’elle ne devoit plus compter sur la Vie, elle pria du mieux qu’elle pût, tous ceux qui étoient dans la Chambre de se retirer, à la réserve de moi seul. Ensuite elle me dit, qu’elle étoit résignée à la volonté de Dieu, & que je savois aussi bien qu’elle tout ce qui regardoit nos affaires temporelles ; mais qu’elle avoit souhaité d’être seule avec moi, pour me rendre, sans aucune interruption, ses derniers devoirs, en presence de Dieu, & me remercier de toutes mes bontez à son égard. Elle ajouta qu’elle esperoit qu’à l’article de ma Mort je sentirois la même consolation pour ma bienveillance envers elle, qu’elle goûtoit pour s’être aquitée de son devoir envers moi avec tout l’honneur, & toute la fidélité possibles. Je me retiens ici & je ne veux pas vous dire que cette générosité me déchira le cœur. Au lieu des reproches que j’en devois atendre, pour m’être emporté quelquefois contre elle, elle me remercie de toutes mes bontez : Quelle grandeur d’Ame ! Quel ménagement ! Et pouvoit-on jamais avoir trop de bonté pour une Femme de ce mérite ? Ce fut alors que tout ce que je lui avois dit en ma vie, que toutes les occasions de chagrin & de joie qu’il y avoit eu entre nous, vinrent en foule s’emparer de mon Esprit ; & lors que bientôt après je vis les symptomes de la Mort se manifester sur ce cher Corps que j’avois embrassé tant de fois avec ardeur ; lors que je vis ces aimables yeux se couvrir du nuages épais, & se fixer sur moi dans leur dernier éfort, je ne me possedai plus & je perdis toute patience. Elle expira entre mes bras ; &, dans le trouble qui m’agitoit, il me sembla que je voïois son sein s’élever encore. Il y avoit sans doute quelque petit reste de vie ; Je lui criai qu’elle venoit de me par1er : Mais hélas ! un Vertige me faisit, tout me parut en mouvement autour de moi, & la meilleure des Femmes ne subsistoit plus. L’Instruction qu’on peut tirer de ce recit, & que je vous prie de faire valoir, est, Que, dans tous les Gens de bien, il y a une certaine égalité d’Ame, qui éclate au milieu même de leurs aflictions, & qui en diminue la violence. Quoi qu’ils soient exposez aux mêmes revers que les autres Hommes, le sentiment qu’ils ont de leur Vertu en afoiblit le coup, & l’utilité qu’ils reçoivent alors de celle- ci ne sert qu’à lui donner plus de vigueur. Je voulois vous engager à nous fournir des Régles pour vaincre ces aflictions ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux nous enseigner la pratique de la Vertu, qui seule nous rend capables de les soutenir. Vous autres, Gens de Lettres, avez ce qu’on apelle un goût fin & délicat pour bien juger de tout ce qui est dit ou fait à propos : Il y a quelque chose de cette nature profondement gravé dans l’Ame de tout honnête-Homme, qui a de la candeur & de l’intégrité. Il a un souverain mépris pour tout ce qui est faux, vicieux, ou indigne, quand tout le monde l’aprouveroit. D’ailleurs il est très-sensible aux plaisirs & aux soufrances qui lui conviennent, lors que son devoir l’y engage. Ne paroître point afligé lors que la Bienséance & l’Amitié le demandent, est plûtôt, selon moi, la marque d’un Stupide, que de ne sentir pas la beau-té de quelque endroit de Virgile, Vous n’avez pas observé jusques-ici, Mr. le Spectateur, que les Hommes bien-faits, & polis d’aujourd’hui se piquent d’être insensibles, & de n’avoir presque aucune Humanité. Celui qui est toûjours prêt à tuer son Ennemi, passe pour un brave ; mais celui qui regrette la Femme qu’il a perdue & qu’il chérissoit, n’est pas dans le même degré de réputation. Quel nombre infini de bonnes & de solides pensées ne nous debiteriez-vous pas, si vous réflechissiez sur les Personnes qui sont les plus capables de la tristesse, dont je viens de vous parler ? J’ose même avancer qu’après en avoir fait un sérieux examen, vous trouverez que ce sont les plus braves & les plus sages qu’il y ait au Monde. Je suis, &c. » F.I. T.